L’Opéra de quat’sous est un classique, un monument de l’histoire du cinéma, une œuvre époustouflante, qui à chaque vision, nous laisse un peu plus pantois d’admiration. Pourtant le film est rarement cité et à chaque fois on rappelle le conflit qui opposa Pabst, Bertolt Brecht et Kurt Weill, comme si le différent qui les opposa discrédite définitivement le film au profit de la pièce. C’est une erreur dans laquelle se sont engouffrés bon nombre de critiques expédiant, en quelques lignes, le film de Pabst aux oubliettes de la « préhistoire » du cinéma. Quel aveuglement ! Il est temps de revenir sur cette œuvre majeure.
A l’origine de L’Opéra de Quat’sous se trouve une pièce du poète anglais John Gay, The Beggar’s Opera (L’Opéra du gueux) de 1728. Œuvre picaresque qui narre les aventures d’un ex-capitaine de l’armée des Indes devenu bandit de grand chemin et trousseur de jupons. La pièce avec ses moments chantés et dansés prend ouvertement la cause du peuple, la notion d’opéra étant évidemment ironique. Brecht eut connaissance de la pièce de John Gay en 1926 lors de sa publication en allemand. Il s’enthousiasma pour cette pièce populaire et décida d’en faire une version sous l’influence de l’expressionnisme avec un message ouvertement révolutionnaire.
L’Opera de quat’sous est jouée pour la première fois à Berlin en 1928 et connaît immédiatement un grand succès. Mais Brecht, insatisfait du résultat, décide de la revoir de fond en comble. C’est alors qu’entre en scène le producteur Seymour Nebenzahl (M, le maudit et son remake aux Etats-Unis, M, entre autres). Brecht y voit l’occasion de reprendre la pièce dans une nouvelle orientation. Il travaille le scénario avec Leo Lania et Pabst. Mais le résultat ne satisfait pas Pabst. Brecht était-il content du résultat? Rien n’est mois sûr puisqu’en 1934, il publiera une nouvelle monture sous le titre Dreigroschenroman (Le roman de quat’sous). C’est pour une raison d’euphonie que Die 3-Groschen-Oper (littéralement l’Opéra de trois sous) est traduit en L’Opéra de quat’sous.
Construction dramatique d’une puissance cinématographique qui force l’admiration. Le scénario est une merveille signé par trois hommes aux fortes convictions de gauche: Leo Lania et les Hongrois Laszlo Vajda et Béla Balázs. Ils sont tout à la fois écrivains, poètes et théoriciens. Béla Balázs est un des plus grands théoriciens marxistes du cinéma avec des textes de première importance comme Le cinéma nature et évolution d’un art nouveau ou L’esprit du cinéma. Ce script admirable va être transcendé par la mise en scène de Pabst.
L’introduction de Mackie est un modèle du genre qui associe tout ce que le cinéma peut mettre à disposition d’un cinéaste inspiré. Mackie sort d’un lupanar, nous comprenons immédiatement qu’il y a ses habitudes – Jenny, une fille de joie s’accroche à son bras, mais Mackie une fois dehors est un homme libre. Une autre fille de petite vertu, par la fenêtre du rez-de-chaussée, lui tend la canne-épée, qu’il a oubliée dans la chambre. Quelques mètres plus loin, il remarque deux filles qu’il suit. Elles arrivent sur une place, où un chanteur des rues chante la « complainte de Mackie ». Une baguette à la main, il commente des planches de dessins naïfs. Les deux jeunes femmes reprennent leur chemin et s’arrêtent devant une devanture, où trône une robe de mariée. Mackie les aborde et les entraîne dans un pub.
Pabst prend L’Opéra de quat’sous à bras le corps pour en faire une fête sauvage pétrie dans l’anarchisme. C’est à un véritable travail de sape des fondements de la société que se livre le cinéaste de Loulou. Sa sympathie va clairement au petit peuple des bas-fonds, aux sans-grades, aux putes. L’opéra de quat’sous est sous bien des aspects le frère cadet de L’Age d’or de Luis Buñuel (1930) – même violence critique envers le pouvoir, la police, l’église, les banquiers, les institutions. Le monde des nantis n’est qu’un univers de voleurs qui appauvrissent, jour après jour, les plus vulnérables les enfonçant toujours plus dans la misère. La rencontre entre des damnés de la terre et de la Reine d’Angleterre est un moment sidérant. L’échange de regards entre la vieille peau couronnée et le peuple en dit long sur le mépris des élites pour les « sans-dents ». Pourquoi se gêner dans ce monde de corruption qu’est la haute bourgeoisie, toujours plus avide de richesse et de pouvoir?! Mackie et Polly entre dans le capitalisme moderne par la grande porte. Et avec l’argent acquis en volant les riches, ils prennent le contrôle d’une banque de la City, « qui de nos jours serait encore assez stupide pour se faire cambrioleur alors que nous avons la loi ! ».
Et quelle image moderne des rapports hommes femmes, débarrassée du poids écrasant des conventions et de la morale des biens pensants. Polly accepte comme un fait entendu que Mackie puisse avoir des aventures. Leur union est basée sur la liberté de vivre et de s’aimer. Mackie a ses habitudes dans les bordels et n’hésite pas, alors qu’il fuit la police, à joindre l’utile à l’agréable, en trouvant refuge dans les bras d’une fille de la rue.
Avec ce film, Pabst est alors au sommet de son Art. Chaque plan atteint la perfection. Sa mise en scène est imparable, et les mouvements de caméra qui l’accompagne d’une grande fluidité. La photographie en noir et blanc est d’une incroyable richesse, elle est certes l’héritière de l’expressionnisme, son chef opérateur Fritz Arno Wagner n’est pas pour rien, l’homme des Fritz Lang (Les trois lumières, Les Espions, M, le maudit) et de Murnau (Nosferatu), mais s’en éloigne ouvrant une brèche vers un réalisme fantastique. Il faut aussi louer les magnifiques décors d’Andrej Andrejew. Ils oscillent entre théâtralités, la séquence du mariage, et le réalisme, le pub, le bordel, etc. L’ensemble est de toute beauté.
Et que dire des interprètes ? Ils sont tous, du plus petit aux premiers rôles, magnifiques. Rodolf Forster donne une interprétation si parfaite et impériale de Mackie, ce dandy décadent, que le personnage et l’acteur en deviennent indissociables. Son élégance, sa tenue, sa manière de regarder les femmes, ses gants blancs aux coutures noires sur les phalanges en font un personnage inoubliable.
Carola Neher est une sublime Polly. Son « Sens-tu battre mon cœur ?» vous prend aux tripes. Son destin sera tragique. Magnifique actrice, membre du parti communiste allemand, elle doit fuir avec son mari, Anatol Becker, et leur bébé l’Allemagne pro-nazi. Après un passage à Prague, en 1936, ils passent la frontière de l’Union Soviétique. Elle joue dans des cabarets théâtre à Moscou. Son mari disparaît du jour au lendemain. Il est arrêté pour « activités terroristes ». Carola Neher part à sa recherche et va de prison en prison. A son tour, elle est arrêtée et séparée de son jeune fils. Elle ne reverra jamais son petit garçon qui est placé par les autorités soviétiques dans un orphelinat. Interrogée et torturée à longueur de journée, Carola est physiquement et psychologiquement à bout. Elle tente de se suicider en se tranchant les veines. Elle survit. La sentence tombe, Carola est condamnée à dix ans de goulag. Son mari est exécuté. Brecht de son côté tente, en vain, de l’aider. Seule et malmenée, Carola est incarcérée à la prison pour dissidents politiques d’Orel. En octobre 1941, les troupes allemandes de la Wehrmacht entrent dans la ville et prennent le contrôle de la prison. Les citoyens allemands sont remis à la Gestapo. Carola Neher est accusée de haute trahison. Elle est alors internée par les allemands dans une prison au Kazakhstan. Elle y meurt, du typhus et des violences qu’elle y subit. Carola Neher a 41 ans. Son corps est jeté dans un charnier. Son fils survivra et ne découvrira ses origines et la vérité sur ses parents qu’à la fin des années 70.
Plus puissante que toutes les barbaries et les systèmes d’oppressions, la poésie sauvage du couple Mackie-Polly brille encore dans la nuit surplombant le port de L’Opéra de quat’sous. Un moment de bonheur qui passe…
Fernand Garcia
L’opera de Quat’sous est édité pour la première fois en DVD dans une somptueuse copie en noir et blanc par Rimini Editions. Cette version a été entièrement restaurée en Haute Définition par le German Film Archive en 2009. En complément de programme Un Opéra du peuple retour par Christine Roger, maître de conférences à l’Université de Picardie, spécialiste de la littérature allemande (XVIIIe-XXe siècles), sur la genèse et la carrière de la pièce de Bertolt Bretch et Kurt Weill (20 mn). Un cinéaste nommé Pabst évocation de la carrière de G.W. Pabst par Christine Roger et l’historien du cinéma Christophe Champclaux (14 mn).
L’Opera de Quat’sous (Die 3 Groschen-Oper) un film de Georg Wilhelm Pabst avec Rudolf Forster, Carola Neher, Reinhold Schünzel, Fritz Rasp, Valeska Gert, Lotte Lenja, Hermann Thimig, Ernst Busch, Wladimir Sokolow. Scénario : Leo Lania, Laszlo Vajda, Béla Balázs d’après la pièce de Bertolt Brecht sur une musique de Kurt Weill. Directeur de la photographie : Fritz Arno Wagner. Décors : Andrej Andrejew. Montage : Hans Oser. Producteur : Seymour Nebenzahl. Production : Tobis Klang-Film – Nero-Film. Sortie à Berlin le 19 février 1931. Allemagne. 1931. 117 mn. Noir et blanc. Son : Mono. Format image : 1,33 :1. 16/9 compatible 4/3. VOSTF.