Installé à Rome avec sa petite amie Julia, Sam Dalmas, écrivain américain, assiste impuissant à l’agression d’une femme dans une galerie d’Art par un individu mystérieux en imperméable noir. Suspecté par la police, il devient la cible du tueur, ce qui l’incite à mener lui-même l’enquête. Hanté par ce qu’il a vu cette nuit-là, persuadé que quelque chose d’important lui échappe, il ne peut s’empêcher de partir à la recherche de l’agresseur. Il s’improvise alors détective.
L’Oiseau au plumage de cristal est le premier film du jeune cinéaste Dario Argento. Même si le réalisateur aime à dire que l’idée du film lui est venue sur une plage lors de vacances en Tunisie, il reste très inspiré du roman de Fredric Brown, The Screaming Mimi (La Belle et le Bête), que lui avait apporté Bernardo Bertolucci pensant qu’on pouvait en faire un bon film. Les droits étant trop cher pour l’un comme pour l’autre, Argento décide donc d’en « emprunter » l’idée en l’adaptant sous une forme radicalement différente. Le scénario écrit, Argento essuie de nombreux refus de la part des producteurs qui craignent de lui donner sa chance comme réalisateur. C’est pourquoi Salvatore Argento, le père de Dario, en assurera finalement la production avec son fils. L’Oiseau plumage de cristal marque également le premier opus de la « trilogie animale » du cinéaste qui réalisera Le Chat à neuf queues (Il Gatto a nove code, 1970) et Quatre mouches de velours gris (Quatre Mosche di Velluto Grigio, 1971) dans la foulée. Ces derniers connaîtront également le succès.
De peur d’être influencé, et donc détourné de ses propres idées, Dario Argento a refusé d’écouter les conseils de son père qui lui suggérait de s’entourer de personnes expérimentés sur le tournage. A l’exception du compositeur de génie Ennio Morricone qui signera la douce musique originale du film, beaucoup ont donc débuté sur le tournage de L’Oiseau… qui a fonctionné comme un véritable laboratoire expérimental. Avec ses propres nouvelles idées, chacun a contribué à apporter à ce film la nouveauté et l’audace qui le caractérise. Il marque par exemple les débuts du directeur de la photographie Vittorio Storaro qui deviendra par la suite l’immense chef opérateur que l’on sait en travaillant sur les plus grands films d’autres cinéastes comme Bernardo Bertolucci pour Le Conformiste (1970), La Stratégie de l’araignée (1970) Le Dernier Tango à Paris (1972), 1900 (1976), La Luna (1979), Le Dernier Empereur (1987) Un Thé au Sahara (1990), Little Buddha (1993), Francis Ford Coppola pour Apocalypse Now (1979), Coup de Cœur (1982), Tucker (1988), avec Warren Beatty pour Reds (1981), Dick Tracy (1990), Bulworth (1998), mais aussi Richard Donner, Carlos Saura et dernièrement Woody Allen pour Café Society (2016). Storaro recevra trois fois l’Oscar de la meilleure photographie, pour Apocalypse Now en 1980, Reds en 1982 et Le Dernier Empereur en 1988.
Autre nouveauté pour l’époque en Italie, n’improvisant pas sur le tournage, Dario Argento a entièrement story-boardé son film à la surprise de beaucoup, y compris sur le plateau. Le cinéaste tourne ainsi le film qu’il a en tête sans gâcher de pellicule et verrouille par la même occasion le futur montage du film qui ne devient alors possible que dans la vision qu’il a voulu.
Le film était si différent de ce qui se faisait à l’époque que, lorsque les distributeurs et les personnes qui l’ont financé ont vu, après seulement quelques jours de tournage, les rushes de ce qui avaient été tourné, ils ont demandé à Argento, Goffredo Lombardo (l’un des plus gros producteurs-distributeurs d’Italie) en tête, de laisser sa place à quelqu’un d’autre à la mise en scène, en l’occurrence Ferdinando Baldi, pour terminer le film. Le film n’étant pas dans « la norme », ils le trouvaient compliqué, obscur, mauvais et stupide. Mais pour le réalisateur débutant, c’était cette « norme » qui était ridicule. Il n’existe pas de règle pour faire un polar. Étant également le scénariste et le co-producteur du film avec son père, ce dernier, désespéré et persuadé que l’aventure allait s’arrêter là, s’est donc défendu pour pouvoir terminer son travail. Il s’est rappelé d’une clause dans son contrat qui stipulait que lui seul pouvait tourner un film dont il était le scénariste. Il terminera donc le tournage ou le film ne se fera pas. Furieux, Lombardo n’a pas d’autre choix que d’accepter.
Tony Musante, l’acteur principal incarnant le personnage de Sam Dalmas, est la seule personne avec qui Argento, de la première scène de tournage à la dernière, a connu des problèmes sur le plateau. Nerveux en permanence, ce dernier, comme les distributeurs du film, avait sa propre idée du film et ne comprenait pas le travail et les choix, ni même la vision du réalisateur. Il le prenait pour un « fou » et trouvait le film trop étrange. Cela a été un véritable cauchemar pour le jeune cinéaste de devoir travailler avec lui. Il discutait systématiquement chaque décision et choix du réalisateur. Tout au long du tournage, ils n’ont cessé de se disputer. Pourtant, après la sortie du film, le succès aidant, ce dernier n’hésitait pas à déclarer partout qu’il était très ami avec Dario. Mais le cinéaste n’hésite pas un instant à rétablir la vérité : « Et puis quand le film est sorti et a eu du succès, il a oublié cela ! Il disait partout que nous étions de grands amis. Mais ce n’est pas vrai. Nous n’étions pas de grands amis. Nous sommes de grands ennemis ».
Le film d’Argento est une œuvre à la fois transgressive et agressive. En avance sur son temps, sa modernité est indiscutable et en accord avec l’attente du public de l’époque. Il sublime l’alliance entre le cinéma de genre classique dit « populaire » avec les codes et les schémas que le spectateur connait et est heureux de retrouver, et la modernité que l’auteur, affranchi des règles et des codes, apporte à l’œuvre en envoyant voler en éclat nos habitudes de spectateurs. Le cinéma d’Argento fait table rase de ce qui était acquis en mettant à mal les certitudes du spectateur. Il déstabilise et crée la surprise en proposant autre chose au public.
La séquence d’ouverture du film est à la fois représentative et emblématique du genre que va définitivement installer le réalisateur. Sam Dalmas, le héros, prisonnier dans un sas de verre, assiste à un meurtre sans pouvoir agir. Il voit les évènements trop vite et ne peut intervenir. Il est impuissant face aux évènements dont il est spectateur. Il va alors se les remémorer en boucle tout au long du film pour comprendre et analyser ce qu’il a vu. Nos sens peuvent nous induire en erreur, nous tromper, nous mentir. Ne pouvant plus nous fier à nos sens, le monde nous échappe, nous déstabilise. Notre simple présence ne suffit pas à comprendre le monde dans lequel nous vivons car ce dernier n’est plus dans l’évidence ou la simplicité. Chacun doit le réfléchir, l’analyser et l’interpréter pour le connaître et le comprendre. Tout un chacun devient ainsi enquêteur de sa propre vie dans le monde. C’est d’ailleurs pourquoi les personnes qui enquêtent dans les films d’Argento ne sont jamais des policiers mais monsieur ou madame tout le monde. Ces derniers doivent toujours remettre en question ce qu’ils ont, ou croient avoir vu en enquêtant sur tout, non seulement les personnages mais aussi les décors et les moindres détails,… Ils doivent, regarder derrière les façades, creuser, gratter, agrandir des détails etc. afin de pouvoir voir derrière les apparences. Les réponses à nos questions sont en nous. C’est en nous qu’il faut chercher pour parvenir à trouver des solutions et comprendre le monde extérieur qui nous entoure tout en combattant les obstacles que notre propre inconscient s’amuse à placer sur le chemin de notre réflexion. Il faut bien voir en soi pour voir la vérité. Notre héros va donc devoir enquêter en lui-même pour découvrir la réalité, la vérité des évènements. Dans le cinéma de Dario Argento, les énigmes sont psychologiques. Les solutions et les réponses se trouvent toujours à l’intérieur des personnages. L’enquête devient donc comme une analyse psychologique aux accents métaphysiques. Le réalisateur illustrera également cette idée dans Trauma (1993) en faisant dire au personnage du Docteur Judd (interprété par Frederic Forrest) à sa jeune patiente Aura Petrescu (interprété par Asia Argento) : « Tout dépend de toi. Pour cela il faut que tu sois prête à chercher au fond de ta mémoire et à revivre le passé. Je veux que tu guérisses. C’est tout ce que je veux. Mais la clef de ta guérison est là-dedans. N’aie pas peur ! Chaque être humain possède une âme et lorsqu’on fouille cette âme en profondeur, on comprend l’univers. Fouiller à l’intérieur des têtes, débloquer les mémoires permet de lire dans l’univers aussi facilement que sur une carte ».
Cette idée scénaristique, appuyée par la savante mise en scène du réalisateur prend à contre-pied le cinéma classique et permet ainsi de surprendre le spectateur habitué aux personnages qui voient et agissent en conséquence. En effet, dans le cinéma classique, l’action des personnages est toujours en relation, en réaction à leurs sens, alors qu’ici, ce n’est pas parce que le personnage voit qu’il comprend forcément ce qui arrive ni qu’il peut agir en conséquence. Dans cette scène, plus encore que le décor, c’est surtout l’intelligence de toute la mise en scène qui représente parfaitement cette idée et le personnage de Sam Dalmas en est l’incarnation la plus évidente.
« La Vérité a plusieurs visages. C’est ce que je cherche à démontrer. La Vérité n’est pas une vérité. Il y a plusieurs vérités. Chaque point de vue a sa vérité. Pour chaque personne il y a une vérité différente ».
Le film abondant de références cinéphiles, cette scène d’introduction renvoie par exemple évidemment à Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954) d’Alfred Hitchcock dans lequel James Stewart lui aussi est impuissant face aux évènements dont il est témoin. L’obsessionnel souci du détail et le soin méticuleux apporté à la forme autant qu’à l’image chez Argento, ou encore ce plaisir de manipulation du spectateur, participent de cette filiation assumée et revendiquée du cinéaste avec Alfred Hitchcock. Notons également que cette même scène introduit aussi parfaitement l’œuvre et le travail de Brian De Palma.
Par son décor, au sens large du terme, cette scène met aussi en avant le milieu de l’Art – nous sommes ici dans une galerie d’Art – qui sera l’un des éléments centraux de l’œuvre d’Argento. Dans ses films, l’Art en général est non seulement souvent présent mais en plus, comme le serait un personnage, il participe directement et ingénieusement à l’avancée du récit. Sa présence à toujours une importance scénaristique.
Cinéphile avant tout, ancien critique de cinéma puis scénariste, Argento nourri son œuvre à la fois du travail d’Alfred Hitchcock, de Michelangelo Antonioni ou de Federico Fellini que de celui de Mario Bava, qui a posé les bases des codes du giallo dès 1963 avec La Fille qui en savait trop (La ragazza che sapeva troppo) et Six femmes pour l’assassin (Sei donne per l’assassino) en 1964, ou encore de Sergio Leone qui, par son travail sur l’espace, le temps, la violence, la musique ou encore la déconnection des personnages par rapport à l’intrigue, va profondément inspirer la vision et le travail du cinéaste. Pour exemple, l’immense distorsion des séquences de meurtres chez Argento renvoie immanquablement à celle des séquences de duels chez Leone. Au travers de ses films, on ne peut que remarquer l’importante filiation qui existe avec ces cinéastes. Argento dira d’ailleurs lui-même qu’il a appris le sens du rythme et du temps au cinéma avec Leone.
C’est d’ailleurs lorsqu’il est critique de cinéma qu’Argento rencontre les cinéastes qu’il admire. Lorsque le jeune réalisateur signe son premier film, il vient à peine de terminer, avec Bernardo Bertolucci, l’écriture du scénario d’Il était une fois dans l’Ouest, un des chefs d’œuvres que réalisera Sergio Leone.
Lors de sa sortie dans quelques villes d’Italie, le film n’a pas fonctionné immédiatement et a quitté les salles après seulement quelques jours d’exploitation. C’est le père du cinéaste qui demandera au distributeur du film de faire quelques essais dans d’autres grandes villes du pays. Ils ont accepté et ça a payé. Bénéficiant d’une actualité aussi inattendue que macabre, un tueur en série sévit dans la région de Florence et terrorise l’Italie, le film s’est mis à fonctionner de mieux en mieux pour finalement ressortir avec succès dans les villes où il n’avait pas fonctionné au début, comme à Turin, Milan ou encore Rome. Son succès dépassera allègrement les frontières du pays puisqu’il se classera en tête du Box-Office lors de sa première semaine d’exploitation aux États-Unis, ce qui n’était pas arrivé depuis des années pour un film italien. Un vrai miracle pour ce film qui a bien failli ne jamais voir le jour.
Contrairement à Mario Bava qui travaillait avec de petits distributeurs régionaux indépendants qui n’avaient pas les épaules pour soutenir ses films à leurs justes valeurs, avec L’Oiseau au plumage de cristal, Argento a eu « la chance » de travailler avec la Titanus, le groupe appartenant à Goffredo Lombardo, qui était l’une des trois plus grandes sociétés de distributions italiennes. Programmé dans les meilleures salles, le film a ainsi pu toucher le plus grand nombre et devenir un succès. Succès que confirmera celui de son film suivant, Le Chat à neuf queues. Il n’y a pas de mystère, il faut donner une chance aux films en leur donnant une visibilité.
La veine de son cinéma, marquée par une tendance « érotique », une esthétique à la fois graphique et érotisée de la violence, un retournement de situation finale ou encore par une figure de l’assassin mystérieux sous forme de mythe avec ses codes comme les gants en cuir, l’utilisation des gros plans et de la caméra subjective, transforme radicalement le récit criminel au cinéma.
L’extrême violence graphique de son « giallo », perverse et sadique, ouvre une voix dans laquelle tous vont vouloir s’aventurer pour profiter du filon. Les films de Dario Argento, par leurs qualités autant que par leurs succès, ont tellement contribué à populariser le genre que, poussés par des producteurs et des distributeurs en manque d’idée et sans scrupule, de nombreux imitateurs (imposteurs) venus du cinéma dit « bis », vont s’empresser de surfer sur cette vague avec plus ou moins (plutôt moins) de talent et de succès. Ces films vont reprendre les côtés « thriller » et érotique des œuvres d’Argento en allant malheureusement dans la surenchère à tout prix (plus de sang, plus de nudité) pour accrocher les spectateurs. Mais à trop faire dans le racoleur, beaucoup sombrent inévitablement dans le ridicule.
Avec les indéniables partis pris formels de L’Oiseau au plumage de cristal, tout aussi bien novateurs que référentiels, Dario Argento a créé un « giallo » différent. Un « giallo » plus violent et plus sophistiqué. Le suspense « Hitchcockien » sollicite l’attention et l’intelligence du spectateur. Les scènes baroques de violence surprennent et séduisent. La stylisation à l’excès des meurtres choc autant qu’elle réjouit. En plus de la mise en scène à proprement parler, de nombreux fétiches comme les gants, le chapeau, le cuir, l’imperméable ou les armes blanches vont venir de manière singulière et parfaitement maîtrisée, codifier le genre. Tout en réinventant le genre, son film pose et sublime dans le même temps, les bases du nouveau thriller à l’italienne et va faire de son auteur le Maître du genre. Le Maître du « giallo » et de l’épouvante.
Steve Le Nedelec
L’Oiseau au plumage de cristal a été Restauré numériquement par Wild Side Film en 2010 à partir de l’interpositif Techniscope et du son magnétique, déposés à la Cineteca di Bologna. L’étalonnage et le transfert haute définition du négatif original ont été supervisés par le directeur de la photographie Luciano Tovoli à Technicolor Rome et approuvés par Dario Argento. Les couleurs ont été désaturées et le son restauré dans sa version mono d’origine.
L’Oiseau au plumage de cristal (L’Uccello dalle piume di cristallo) un film de Dario Argento avec Tony Musante, Enrico Maria Salerno, Suzy Kendall, Eva Renzi, Umberto Raho, Renato Romano, Reggie Nalder, Omar Bonaro, Mario Adorf. Scénario : Dario Argento. Directeur de la photographie : Vittorio Storaro. Décors et costumes : Dario Micheli. Montage : Franco Fraticelli. Musique : Ennio Morricone direction d’orchestre Bruno Nicolai. Producteur : Salvatore Argento. Production : Seda Spettacoli SPA (Rome) – Central Cinema Company Film G.M.B.H. (Berlin). Italie-Allemagne. 1969. Couleurs (Eastmancolor). CromoScope 2,35 :1. 98 mn. Interdit aux moins de 12 ans. Présentation du film dans le cadre de l’hommage à Dario Argento en sa présence, Toute la mémoire du monde – 4ème édition – Festival International – Du 03 au 07 février 2016 à la Cinémathèque Française et « Hors les murs ». Hommage à Vittorio Storaro, Cinémathèque Française, Février/Mars 2018