Triangle des Bermudes. Des touristes s’adonnent à la pêche en haute mer. La nuit, ils jettent l’ancre aux abords d’une des îles qui forment l’archipel. Le calme règne… une barque faussement à la dérive, à son bord un enfant, c’est un piège, une attaque de pirates… équipage et bateau disparaissent des radars. La nouvelle n’est qu’un entrefilet en pages intérieures des journaux new-yorkais, pourtant elle intéresse au plus haut point un journaliste d’investigation Blair Maynard (Michael Caine). Il persuade son rédacteur en chef de le laisser mener une enquête sur place. Le jour même, il part, avec son jeune fils Justin (Jeffrey Frank) dont il a la garde, pour la Floride. Sur place, ils embarquent pour l’île de Navidad perdue au milieu de cette zone maudite…
L’Île sanglante, film oublié et échec public du début des années 80, mérite largement le détour. Il avait pourtant tous les atouts pour connaître le succès, une histoire forte et originale, de l’action, de l’horreur, de l’épique et de l’exotisme. Ce ne fut pas le cas. Il est temps de réévaluer ce film passionnant. L’Île sanglante est l’adaptation du roman éponyme écrit par Peter Benchley. Il venait de connaître deux gros succès issus de son imagination maritime : Les dents de la mer (Jaws, 1975) et Les Grands fonds (The Deep, 1977). On retrouve des éléments communs à ses trois films: la mer en tant qu’espace inconnu, d’angoisse et de peur liée à des forces non maîtrisables, le requin des Dents de la mer ou la murène des Grands fonds. Dans L’Île sanglante, Benchley déplace le curseur, le monstre n’est plus issu des abysses, mais c’est l’Homme lui-même. En ce sens, L’Île sanglante est une œuvre plus complexe qui se rattache à des réflexions plus philosophiques sur la nature humaine et confronte l’organisation d’une société primitive à la civilisation moderne. Thèmes et personnages qui inscrivent le sujet dans la filiation de Joseph Conrad.
Le scénario confronte deux mondes, celui de la flibusterie et la société moderne, séparés par 300 ans d’histoire. Des mondes plus proches qu’il n’y paraît au premier abord. La barbarie des pirates n’est qu’une version archaïque et sauvage de celle des hommes d’aujourd’hui. A l’attaque des touristes du début avec des armes d’un autre temps, répond la déambulation du journaliste et de son fils dans une armurerie. Sous le vernis de villes civilisées, sommeille la violence. L’enfant pirate et Justin, l’enfant du journaliste, sont la même face d’une pièce. Justin, adolescent d’à peine 12 ans, connaît parfaitement les armes et leur maniement, ce qui ne l’empêche pas de rêver d’une journée à Disney World. Blair et Justin sont deux spécimens normés de la société du spectacle.
Maynard et Justin vont effectuer un voyage régressif. Les pirates vivent depuis des générations en autarcie sur une île avec leurs propres lois, développant leur propre modèle de civilisation. A leur tête, John David Nau (David Warner) fait respecter l’ordre avec un mixte de rites païens et de superstitions. Tenu en captivité par les pirates, Blair Maynard devient l’esclave sexuel d’une veuve. Il doit lui faire un enfant cassant ainsi la consanguinité qui règne dans le village. Acculé, humilié, rabaissé, la vraie nature de Maynard va resurgir. L’instinct de survie n’est pas suffisant face à des pirates aguerries, Maynard est un ancien de la guerre de Corée, c’est-à-dire qu’il connaît les techniques de combat. Quant à son fils Justin, il est soumis à un lavage de cerveau destiné à lui faire oublier son passé. Sa rééducation doit s’achever par l’élimination de son père (biologique) pour un nouveau père (le chef des pirates). Conditionné pendant des jours, Justin devient un membre à part entière de la communauté. Dans ce contexte anxiogène, il est dommage que le retournement final de Justin soit si rapidement expédié. Cette réserve mise à part, le film développe parfaitement son sujet réservant surprises et scènes à haute tension.
Après Steven Spielberg pour Les Dents de la mer et Peter Yates pour Les Grands fonds, c’est à Michael Ritchie qu’incombe la tâche de mettre en œuvre la partition. Cinéaste plus que fréquentable, Ritchie, après une décennie de réalisations de séries et de téléfilms, débute au cinéma en dirigeant Robert Redford (et Gene Hackman) dans La descente infernale en 1969. Il enchaîne avec Carnage (Prime Cut, 1972), polar musclé avec Lee Marvin et Gene Hackman avant de retrouver Redford pour Votez MacKay (The Candidate, 1972). D’excellents films où l’aspect spectaculaire n’évacue nullement une réflexion de fond. Le choix de Michael Ritchie est plutôt judicieux de la part des producteurs, Richard D. Zanuck et David Brown. Sa mise en scène est enlevée avec de superbes moments graphiques comme l’apparition de l’épave d’un navire français en pleine mer. La violence est parfaitement en situation et la direction d’acteurs sans failles. Le casting est excellent, Michael Caine, très bon, correspond parfaitement à l’idée que l’on se fait d’un antihéros nonchalant (re)plongeant dans l’horreur. Il se retrouve aux prises avec un autre acteur anglais, David Warner, chef pirate, au jeu tout aussi excellent. Le reste du casting est un festival de tronches qui renvoient à l’idée que l’on se fait des pirates.
La mise en scène de Michael Ritchie est soutenue par une superbe musique d’Ennio Morricone, dont certains accords anticipent sur celle de Mission. La photographie du français Henri Decae est somptueuse, des extérieurs de nuit au plein jour en mer combinés avec une superbe utilisation de l’écran large. L’échec commercial de L’Île sanglante a entraîné Michael Ritchie vers un cinéma plus commercial. Les films Fletch (1985), Golden Child – l’enfant sacré du Tibet (1986), sans être déshonorants, ne retrouveront pas l’ambition et la verve violente et cynique de ses premiers films. L’Île sanglante, film peu diffusé, que l’on peut considérer comme une sorte de matrice pour Mad Max 2 (1981) et Waterworld (1995), est devenu une œuvre culte, à juste titre.
Fernand Garcia
L’Île sanglante est édité par Éléphant Films en version restaurée HD (combo DVD-Blu-ray). En supplément : L’Inévitable catastrophe, retour sur différents aspects du film mais aussi petit inventaire des films de pirates qui du milieu des années 70 au milieu des années 90 ont tous été des naufrages au niveau du box-office, une évocation documentée de Julien Comelli (réalisation : Erwan Le Gac, 13 minutes). Le générique français, début et fin de L’Île sanglante, sa bande-annonce originale et enfin celles de la collection de films fantastiques de l’éditeur : Massacre dans le train fantôme, La Féline, Les 13 cauchemars de la Hammer, La Sentinelle des maudits et La Nurse.
L’Île sanglante (The Island) un film de Michael Ritchie avec Michael Caine, David Warner, Angela Punch McGregor, Frank Middlemass, Jeffrey Frank, Don Henderson, Dudley Sutton, Colin Jeavons, Zakes Mokae, Brad Sullivan, John O’Leary… Scénario : Peter Benchley d’après son roman. Directeur de la photographie : Henri Decae. Décors : Dale Hennesy. Costumes : Ann Roth. Effets spéciaux : Albert Whitlock. Montage : Richard A. Harris. Musique : Ennio Morricone. Producteurs : Richard D. Zanuck et David Brown. Production : Zanuck/Brown – Universal Pictures. Etats-Unis. 1980. 114 minutes. Panavision. Technicolor. Format image : 2,35 :1. Son : VF – VOSTF. DTS HD Stéréo et mono 2.0 / DTS HD 5.1. Interdit aux moins de 12 ans.