Août, les derniers rayons de soleil de la journée. La jeune Isabelle (Ely Galleani/ Justine Gall), déambule sur la plage de l’île. Elle rentre à la villa de ses parents. A l’intérieur, son père George Stark (Teodoro Corra) reçoit quelques invités. L’alcool coule à flots sur les rythmes d’une musique pop. George propose un jeu à ses convives : le sacrifice d’une jeune vierge au Dieu du Graal. Mary (Edwige Fenech) se prête de bon cœur à la mascarade. Elle est attachée à une grosse racine décorative tandis que l’on distribue des couteaux aux convives. La lumière s’éteint. Un cri, Mary a été poignardée…
Mario Bava avait tort ! Il considérait L’île de l’épouvante comme son plus mauvais film. Jugement expéditif et définitif dû certainement à ses rapports avec la production et des difficultés auxquelles il a dû faire face pendant le tournage. L’île de l’épouvante n’est pas un projet développé par Mario Bava, mais une commande de la dernière minute. Bava remplacé au pied levé, Guido Malatesta, le réalisateur initialement prévu, à quelques jours du début du tournage. Bava n’est pas au meilleur de sa forme commerciale, ses derniers n’ont pas rencontré le succès quand Pietro et Mario Bregni, les producteurs, lui proposent le film. Producteurs malins, il s’engouffre dans le giallo, genre qui rencontre un grand succès. Qui mieux que l’inventeur du genre pour leur film. Ils connaissaient la faculté de Mario Bava à s’adapter à un tournage rapide, après avoir produit Roy Colt e Winchester Jack (1969) western bouclé en à peine trois semaines.
Mario Bava accepte le challenge. Le casting et l’équipe technique sont déjà engagés. Il a peu de temps pour revoir le scénario de Mario di Nardo, un spécialiste du western et du film de guerre. Le script est un démarquage des Dix petits nègres d’Agatha Christie. Bava apporte quelques modifications, ajoute les cadavres suspendus dans la chambre froide et modifie totalement la fin. Le scénario qui en d’autres mains aurait donné un polar conventionnel et quelconque, devient sous la direction de Bava un giallo, visuellement remarquable, à la lisière de la critique de classe. L’Île de l’épouvante est une œuvre noire sur la décrépitude d’une société.
Mario Bava s’investit totalement. Il assure la mise en scène, la direction de la photographie, le cadre, les effets spéciaux, la conception de la maison (en matte-painting) et le montage. Il va au-delà du simple travail d’artisan, pour livrer un véritable film d’auteur. Il se concentre sur les personnages, les observent à distance, car aucun ne trouve grâce à ses yeux. Dans ce paysage d’été paradisiaque, il met en scène un groupe de bourgeois, riche et oisif, dont le Graal ultime est l’argent, toujours plus d’argent. Rien ne les arrête. Il n’y a plus aucune valeur morale. Sur un scénario assez rudimentaire, Mario Bava laisse libre cours à sa vision d’un monde qui se termine les années 60, dans l’image idéalisée, de roman-photo (une référence dans le genre), perce la désillusion. La surconsommation, les plaisirs sans fin, l’égoïsme, rien ne va plus.
Dans ce monde où chacun cherche à tromper l’autre et à encaisser les bénéfices de leurs ignominies, tout le dégoûte. L’accumulation de richesse est le phantasme ultime de cette classe dominante. La circulation d’un chèque d’un million de dollars, entre les invités dans la maison n’est que la concrétisation de leur petitesse. Un fluide invisible circule entre les invités, une sexualité toxique ou comme pour l’argent, la tromperie est la base d’une domination de l’autre. On n’hésite pas à utiliser sa propre femme, comme escort-girl, afin de parvenir à ses fins. Chacun est parfaitement conscient et responsable de ses actes.
Bava transcende le scénario par ses idées de mise en scène. Il ne montre jamais les meurtres, mais l’après, le corps sans vie. Eliminé les uns après les autres, toute ambition dépassée, il ne reste que des corps morts, aussi vide que des mannequins, des cadavres suspendus dans la chambre froide au milieu de la barbaque. L’Île de l’épouvante est un constat très sombre sur l’époque qui se termine et annonce un futur épouvantable. Mario Bava passe en contrebande toute cette noirceur.
Le titre italien (ainsi que le premier titre français) 5 filles dans une nuit chaude d’été, vend aux spectateurs une simple comédie policière sexy. Bava doit composer avec une équipe et des acteurs choisis par Guido Malatesta et la production. L’aspect érotique du film est assuré par cinq poupées absolument charmantes : Ira Von Fürstenberg, Edwige Fenech, Ely Galleani, Helena Ronee et Edith Meloni. Evidemment, la mise en scène de Mario Bava s’éloigne rapidement de l’érotisme bon enfant pour laisser place à une perversité trouble.
La princesse Ira Von Fürstenberg est la fille d’un prince et d’une héritière du groupe Agnelli (Fiat). Eprise de cinéma, elle débute sous la direction de Robert Hossein dans J’ai tué Raspoutine en 1967. Elle participe au financement de L’Île de l’épouvante. En 1971, Ira est à l’affiche d’un autre giallo, l’excellent Journée noire pour un bélier (Giornata nera per l’ariete) de Luigi Bazzoni. Une petite carrière honorable qui s’étale sur une dizaine d’années.
Ely Galleani, actrice italienne d’origine ukrainienne, fait ses vrais débuts au cinéma dans le film de Mario Bava. Elle va poursuivre une carrière quasi entièrement au cinéma populaire italien, du giallo, de l’érotique, du polar urbain, de la comédie sexy : Le venin de la peur (Una lucertola con la pelle di donna, 1971) de Lucio Fulci, Baba Yaga (1973) de Corrado Farina, Le témoin à abattre (La polizia incrimina la legge assolve, 1973), Black Emanuelle en Orient (Emanuelle nera : Orient reportage, 1976) et Emanuelle et les filles de Madame Claude (La via della protituzione, 1978) de Joe D’Amato, Opération K (Operation Kappa : sparate a viste, 1977) de Luigi Petrini. Une bonne dizaine d’années, là aussi, à faire rêver les spectateurs sur son impeccable plastique.
Helena Ronee venait d’atteindre à une petite notoriété en jouant dans Au service secret de Sa Majesté (On Her Majesty’s Secret Service, 1969), de Peter Hunt, l’unique et bon James Bond avec George Lazenby. Elle disparaît des radars en 70 pour ne réapparaître que dans les années 80, dans un petit rôle dans La Terrasse (La Terrazza) d’Ettore Scola. Edith Meloni, sa carrière débute avec Quella piccola Differenza de Duccio Tessari et se termine avec L’Île de l’épouvante, en 1969.
Enfin, Edwige Fenech, éclate de beauté dans L’Île de l’épouvante. Elle n’était pas novice en cinéma. Fenech tourne depuis quelques années dans des sexy productions d’Allemagne de l’Ouest et Italienne. Elle va devenir une habituée du giallo et des films gothique, L’Etrange vice de Madame Wardh (1971), Toutes les couleurs du vice (Tutti i colori del buio, 1972) de Sergio Martino, Les rendez-vous de Satan (Perché quelle strane gocce di sangue sul corpo di Jennifer ?, 1972) de Giuliano Carnimeo, Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé (Il tuo vizio è una stanza chiusa e solo io ne ho la chiave, 1972) de Sergio Martino, Nue pour l’assassin (Nude per l’assassino, 1975) d’Andrea Bianchi. Edwige Fenech, n’a aucun problème à se dénuder à la grande satisfaction des spectateurs. Elle est non seulement belle à se damner, mais aussi une actrice moins limitée qu’il n’y paraît avec une indéniable présence à l’écran.
Edwige Fenech explose dans les sexy-comédies, elle participe d’une révolution sexuelle en faisant tourner les têtes des adolescents (et peut-être des adolescentes) en personnifiant, toubib, prof et flic ultra désirable. La Toubib du régiment (La Dottoressa del distretto militare, 1976) de Nando Cicero est un énorme succès en Europe. Elle enchaîne les films produits par son mari, Luciano Martino, qui la dirige dans Lâche-moi les Jarretelles (La Vergine, il toro e il capricorno, 1977), frère de Sergio Martino qui va aussi diriger à plusieurs reprises. Parmi cette accumulation de nanars, La toubib aux grandes manœuvres (La Soldatesse alla visita militare, 1977), La prof et les cancres (L’Insegnante va in collegio, 1978) quelques pépites : On a demandé la main de ma sœur (La Pretora, 1976) sexy-comédie en forme de dénonciation politique de Lucio Fulci ou Le Larron (Il Ladrone, 1979) de Pasquale Festa Campanile.
D’origine Française, née à Bône (en Algérie française), elle passe son enfance à Nice. Miss Mannequin Côte d’Azur à 16 ans, elle débute dans Toute folle de lui (1967) de Norbert Carbonnaux, véhicule pour Robert Hirsch. Mais c’est en Italie qu’elle trouve immédiatement des premiers rôles dès son second film Samoa, fille sauvage (Samoa, regina della giungla, 1968) que réalise Guido Malatesta (qui devait réaliser L’Île de l’épouvante). Elle fait un petit passage par l’Allemagne de l’Ouest où Franz Antel, la dirige dans Oui à l’amour, non à la guerre (Frau Wirtin hat auch einen Grafen, 1968) et L’Auberge des plaisirs (Frau Wirtin hat eine Nichte, 1969). Edwige Fenech est déjà en tête d’affiche.
Passé la grande époque du cinéma Bis italien, Edwige se consacre à la télévision comme intervenante dans des émissions puis, en tant que productrice de téléfilms et de séries. Elle coproduit avec Luciano Martino (pour le cinéma) Le marchand de Venise (The Merchand of Venise, 2004) de Michael Radford avec Al Pacino, Jeremy Irons et Joseph Finnes. Les films avec Edwige Fenech en star, même les plus nanardesques, ont toujours bénéficié de superbes affiches dessinées gentiment sexy.
A côté de ses beautés, des acteurs du cinéma bis italien : William Berger, Howard Ross, Teodoro Corra, Mauro Bosco et Maurice Poli. Mario Bava apprécié Maurice Poli qu’il reprend pour une petite apparition dans Baron Vampire (1972) et surtout pour le formidable Les Chiens enragés (Cani arrabbiati, 1974). L’Île de l’épouvante à gagner en réputation au fil des ans, plus qu’un simple brouillon de son chef-d’œuvre La Baie sanglante, pour devenir l’une des œuvres les plus passionnantes et intéressantes de Mario Bava. Une réévaluation qui contredit le Maestro de l’horreur.
Fernand Garcia
L’île de l’épouvante une coédition Sidonis – Calysta – Samsaraprod, en digibook (DVD et Blu-ray), dans la collection Mario Bava. Le master restauré en HD est impeccable. Un travail éditorial remarquable où perce l’amour pour le maître italien. En compléments : une présentation par Alice Laguarda, auteure de L’Ultima Maniera, le giallo, un cinéma des passions (Editions Rouge Profond, 2021). « C’est un giallo tendance parodique », une analyse fine et pénétrante du film où les personnages « se retrouvent face à leurs solitudes et à leurs pulsions » (31 minutes). Une conversation entre Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele, auteurs de Mario Bava, le magicien des couleurs (Lobster, 2019). « Un film de vivacité assez folle qui passe des années 60 aux années 70 ». Balayage de différents aspects et thèmes du film, parfois de manière assez chaotique : le dialogue entre Fellini et Bava par films interposés, pourquoi pas. Le parallèle politique avec Elio Petri. Les cadavres dans les sacs plastiques, ont-ils eu une influence sur Alien ? La ritournelle, renvoie-t-elle à M, le maudit ? Rien n’est moins sûr. Avec au passage une petite condamnation de l’érotisme, expédié vers le porno, où la notion de libération du corps de la femme, dans l’après 68, n’est qu’une réappropriation par une masculinité toxique du corps de la femme comme morceau de viande, on tombe dans l’excès avec une seule référence l’autobiographie de Linda Lovelace (alors que trône à l’arrière-plan les couvertures sexy de Lui (magazine pour l’homme moderne, tout à fait honorable), dispensable (23 minutes). Par contre, la présentation claire et fouillée du film par Jean-François Rauger, est passionnante. « L’idée de Bava est de faire des personnages sympathiques les véritables coupables » dans un film de la sensation pur où « la corruption du monde passe par la corruption de l’image » (33 minutes). Enfin, la bande-annonce de l’époque, clos ce remarquable ensemble. Les éditeurs ajoutent un livre : L’Île de l’épouvante : petits meurtres entre amis par Marc Tollec pour un tour complet de l’île (24 pages).
L’île de l’épouvante / 5 filles dans une nuit chaude d’été (5 Bambole per la luna d’Agosto), un film de Mario Bava avec Ira Von Fürstenberg, William Berger, Edwige Fenech, Maurice Poli, Howard Ross, Ely Galleani, Helena Ronee, Teodoro Corra, Guistine Gall, Edith Meloni, Mauro Bosco… Scénario : Mario Di Nardo. Directeur de la photographie : Mario Bava et Antonio Rinaldi. Décors et costumes : Giuliana Mafai. Effets spéciaux optiques : Mario Bava. Montage : Mario Bava. Musique : Piero Umiliani. Production : P.A.C. Produzioni Atlas Consorziate. Italie. 1970. 81 minutes. Eastmancolor. Format image : 1,85 :1. Son : Version originale avec ou non sous-titres en français et Version française. DTS-HD mono 2.0. Interdit aux moins de 12 ans.