Une chambre, l’été, l’air de la nuit entre par la fenêtre ouverte. Une commode à l’intérieur du premier tiroir, un fusil à lunette. Après, un rapide coup d’œil à l’extérieur, Eddie Miller (Arthur Franz) entreprend un méticuleux nettoyage de son arme. Il est anxieux, du bruit à l’extérieur attire son attention. De sa fenêtre, il vise un couple dans sa ligne de mire la femme… Eddie est un détraqué sexuel qui ne peut résister à ses penchants…
A partir de l’étude d’un cas, Edward Dmytryk signe avec L’homme à l’affût un chef-d’œuvre, et, comme tout grand film, on peut l’aborder de différentes manières révélant à chaque fois une nouvelle facette.
L’homme à l’affût est le portrait d’un malade mental. Edward Dmytryk adopte, pour partie, le point de vue d’Eddie afin de révéler sa nature profonde et les mécanismes psychologiques qui le poussent à commettre ses meurtres. A partir de scènes anodines de la vie quotidienne, une discussion entre deux femmes, des gosses qui jouent au Baseball, une gifle, un mouvement de la main sur sa joue, s’est tout un passé obsessionnel qui resurgit, son enfance, sa relation traumatisante avec sa mère, les brimades et les refoulements. Eddie voue une haine totale aux femmes. Il est clairement impuissant, son fusil se substitue à son sexe et tuer une femme équivaut à une libération, à un orgasme. Après chaque meurtre, Eddie ressent comme un apaisement, il sourit, avant que ses démons ne remontent très vite à la surface, et c’est à nouveau la plongée dans l’hystérie de l’angoisse, dans la spirale de la violence, la quête d’une nouvelle victime coupable d’être une femme, repérée sur un simple mot, un geste, une attitude… Eddie ne tue pas au hasard, il a besoin d’un stimulus, il lui faut un moteur, comme un homme amoureux qui attend fébrilement un rendez-vous avec sa bien-aimée. Eddie fonctionne sur le même principe mais perverti, l’acte d’amour prend la forme d’un acte de mort.
Eddie Miller est un homme en souffrance, livré à lui-même, ses appels au secours restent lettre morte. Il se sait malade, se brûle volontairement la main, mais aux urgences, où les médecins identifient son mal-être on n’a pas de temps à lui accorder. Et c’est à nouveau l’errance à travers la nuit pour Eddie en proie à une lutte intérieure, incessante et obsessionnelle. Cette observation d’un cas pathologique crée une proximité et rend Eddie touchant, mais Dmytryk ne minimise en rien ses meurtres, il explique le processus qui le conduit à les commettre. Il ne fait pas des victimes de simples silhouettes destinées à un funeste destin mais de vraies femmes de chair et de sang avec leurs petites et grandes joies, leur vie tout simplement. Ainsi l’assassinat de Jean (Marie Windsor), pianiste de bar, surprend le spectateur par la violence inouïe de l’exécution. Chaque meurtre fait mal.
La mise en scène d’Edward Dmytryk est d’une grande intelligence, d’une précision diabolique. Il décrit patiemment tout le cheminement d’Eddie, psychologique et physique, qui va aboutir au premier meurtre. Il effectue ensuite une sorte de gradation dans les meurtres en réduisant ceux-ci jusqu’à un simple corps étendu mort. Cette accumulation de morts ciblées accentue le sentiment de peur paranoïaque qui s’empare de la population. Une menace invisible plane au-dessus de la ville. Il faut mettre au crédit du film sa formidable utilisation de San Francisco: des rues en pente, des ruelles, des toits, des petits appartements. Burnett Guffey, à la photo, réussit une fois de plus à saisir sur le vif l’atmosphère d’une ville et prolonge dans les décors naturels le sentiment de solitude qui empoigne les êtres dans les grandes villes.
A cette lecture psychanalytique du film, nous pouvons bifurquer vers une autre renvoyant au Maccarthysme. L’homme à l’affût est le premier film d’Edward Dmytryk réalisé aux Etats-Unis après ses déboires avec la commission des activités antiaméricaines. Dmytryk fait partie des dix d’Hollywood. Il refusera de balancer des noms, effectuera de la prison, s’exilera en Angleterre (où il réalise) avant de revenir et de donner des noms. Des noms déjà connus, mais le mal est fait, la « tache » restera indélébile pour Dmytryk. Eddie peut avoir symboliquement un autre rôle, un paranoïaque dans l’Amérique, un agent de l’Etat, c’est un sniper (le titre original), on l’imagine facilement formé par l’armée tant il s’agit d’un remarquable tueur d’élite. On sent de la part de Dmytryk une empathie pour les victimes. Il n’est peut-être pas un hasard que Jean soit dans le show-business. Elle meurt au pied de l’affiche de son spectateur comme si son métier la condamnait à être une victime expiatoire. Elle est, comme les autres, victime des préjugés d’Eddie, tout comme ceux qui furent accusés d’activité antiaméricaine. C’est aussi la scène de l’interrogatoire des suspects arrêtés sur de simples suppositions et exhibés devant la presse par la police. Chaque prévenu doit alors se présenter et raconter ses délits devant une salle rigolarde. Les allusions au maccarthysme ne manquent pas. Et quelle ironie de prendre dans le rôle du policier Adolphe Menjou, viscéralement anticommuniste, l’un des plus fervents soutiens à la chasse aux sorcières du sénateur Joseph McCarthy.
Adolphe Menjou, contrairement à ce que l’on croit, n’est pas Français. Il est né à Pittsburgh en Pennsylvanie en 1890 d’un père immigré français et d’une mère irlandaise, lointaine cousine de James Joyce. La confusion vient du fait qu’il allait tenir dans des productions hollywoodiennes le rôle du charmeur français en jouant un accent très travaillé apprécié du public américain. Menjou débute sa carrière d’acteur, contre l’avis de son père, propriétaire de restaurants à New York, au début du cinématographe. Il fait de petites apparitions dans des productions de la Vitagraph ou de la Biograph, entre autres, avant que la Première Guerre mondiale ne l’envoie en Europe où il est ambulancier. De retour aux Etats-Unis, il délaisse New York pour Hollywood où l’industrie c’est entre-temps installée. Il décroche un boulot de directeur de production tout en courant les castings. En 1921, la Paramount le prend sous contrat. Il tourne aux côtés de Mary Pickford, Douglas Fairbanks, Rudolph Valentino, de gros succès qui rendent son personnage familier des spectateurs. Menjou, avec sa fine moustache, est l’image du play-boy raffiné du cinéma muet. Récupéré par la MGM, il affine son personnage jusqu’à l’absurde. Stanley Kubrick l’utilise à merveille dans Les Sentiers de la Gloire dans le rôle du général français George Boulard, personnage peut-être pas si éloigné de la véritable personnalité de Menjou.
Le scénario de L’Homme à l’affût est d’Harry Brown, un modèle de construction et de progression dramatique. A partir d’une histoire d’Edna et Edward Anhalt certainement des plus documentées, Brown bâtit un drame humain d’une grande force. Toute la solitude, la misère d’Eddie est palpable dès le premier plan dans la chambre: pas le moindre objet personnel, à l’exception de son fusil. Il bannit de son histoire tout flash-back explicatif. L’histoire se termine par un retour dans la chambre d’Eddie. Le début et fin se rejoignent comme une boucle sans fin où nous nous sommes aventurés dans la psyché d’un détraqué – sublime mouvement d’appareil final qui se termine sur Eddie en gros plan serrant entre ses mains son fusil avec une larme sur sa joue. L’homme à l’affût n’a pas de héros, c’est un kaléidoscope de personnages, c’est d’une incroyable modernité. Harry Brown avait reçu un Oscar pour sa splendide adaptation d’Une place au soleil, un chef-d’œuvre, mais il considérait L’homme à l’affût comme son meilleur scénario. Quant à Edward Anhalt, il n’en avait pas fini avec les tueurs en série puisqu’il signe à la fin des années 60 l’admirable L’étrangleur de Boston, un classique du genre dirigé de main de maître par Richard Fleischer et interprété par un impressionnant Tony Curtis.
L’Homme à l’affût, diamant brut, splendeur du film noir, brûle encore d’un feu incandescent…
Fernand Garcia
L’homme à l’affût est édité dans la formidable collection Film Noir de Sidonis – Calysta. L’image est superbe (très belle copie HD). Pas moins de quatre présentations pour faire le tour de ce film exceptionnel. Bertrand Tavernier qui aime énormément le film: « l’un des meilleurs films de la décennie, pas encore reconnu à sa juste valeur et ce malgré les efforts de multiples admirateurs dont Martin Scorsese ». Il revient longuement sur l’importance du scénariste Harry Brown et sur la mise en scène de Dmytryk (24 minutes). Olivier Père évoque la carrière d’Edward Dmytryk après la période trouble de la chasse aux sorcières, l’importance du producteur de Stanley Kramer et de Brown dans la création de L’Homme à l’affût et le resitue dans la tradition du film criminel à l’écran de M le maudit de Fritz Lang et dans la lignée de celui de Joseph Losey en passant par L’Inspecteur Harry (30 minutes). François Guérif analyse la mise en scène d’Edward Dmytryk et sa gradation dans les scènes de meurtre (8 minutes). Patrick Brion s’exprime sur Edward Dmytryk (8 minutes). Pour terminer cette passionnante section, la bande-annonce américaine de L’homme à l’affût dont le plan final avait tant impressionné le jeune cinéphile Bertrand Tavernier (2 minutes).
L’homme à l’affût (The Sniper) un film d’Edward Dmytryk avec Adolphe Menjou, Arthur Franz, Gerald Mohr, Marie Windsor, Frank Faylen, Richard Kiley, Mabel Paige, Marlo Dwyer, Geraldine Carr… Scénario : Harry Brown d’après une histoire d’Edna et Edward Anhalt. Directeur de la photographie : Burnett Guffey. Décors : Rudolph Sternad. Montage : Aaron Stell. Musique : George Antheil. Producteurs associés : Edna et Edward Anhalt. Producteur : Stanley Kramer. Production : The Stanley Kramer Company, Inc. – Columbia Pictures. Etats-Unis. 1952. 84 minutes. Noir et blanc. Format image : 1.37 :1. 16/9e compatible 4/3. Son Dolby Digital mono. 2.0. VF et VOSTF. Tous Publics.