François Rollin (Claude Brasseur), scénariste pour la télévision, déambule un matin frisquet sur la plage lorsqu’il croise une femme magnifique et élégante (Mireille Darc). Elle semble tout droit sortie des premières lignes du script qu’il est en train d’écrire. Saisi d’enthousiasme, il l’aborde, mais elle reste distante. Elle s’amuse de son approche, lui révèle son nom, Peggy, et lui donne son numéro de téléphone. Ils finissent par se revoir. Cependant, François remarque que des individus semblent surveiller Peggy en permanence. Son avocat, Maître Marc Rilson (Alain Delon), prend alors contact avec lui : Peggy a tué son mari mais a été déclarée irresponsable au moment des faits. Elle vient tout juste de sortir de l’hôpital psychiatrique, mais sa fragilité persiste. François refuse de croire cette version. Pourtant, l’attitude de Peggy devient de plus en plus étrange. Aveuglé par son amour, François se laisse peu à peu entraîner dans son monde…
Les Seins de glace est un film particulier dans la carrière de Georges Lautner. C’est le seul scénario que Lautner a signé seul, bien qu’il ait fait appel à plusieurs scénaristes consultants, dont Claude Sautet et son beau-frère, Albert Kantoff. Ce dernier avait été son assistant-réalisateur sur Les Tontons flingueurs (1963) et Des pissenlits par la racine (1964), et collabore rapidement aux scénarios des films de Lautner. Si Lautner sollicite des conseils autour de lui, il reste néanmoins l’adaptateur principal et unique du roman de Richard Matheson. Ce court roman, que Lautner transpose des plages californiennes à celles de la Côte d’Azur, avait suscité à l’époque des critiques criant à la trahison. Pourtant, Lautner respecte l’esprit de Matheson, infusant son thriller d’une dimension fantastico-gothique fidèle au style du romancier américain.
Le film est un « cadeau » d’Alain Delon à sa compagne, Mireille Darc. En tant que producteur, aux côtés de Raymond Danon, Delon confie logiquement la réalisation à Georges Lautner. Les Seins de glace marque leur dixième collaboration, mais c’est le premier film du « couple » à être aussi sombre et sérieux. Pour Lautner, qui s’entoure de son équipe habituelle, c’est aussi la première fois qu’il travaille avec une star de l’envergure de Delon. Ce dernier joue un personnage important mais secondaire, laissant le premier rôle masculin à Claude Brasseur. Lautner appréhende néanmoins le tournage avec Delon, d’autant plus qu’il doit faire vite : l’acteur doit enchaîner avec une grosse production Borsalino. Lautner doit donc boucler l’essentiel des scènes de Delon en deux semaines. Le premier contact avec l’acteur est froid et difficile. Mais après une sorte de round d’observation, Delon se plie finalement aux choix de mise en scène du réalisateur.
Lautner se montre plus précis que jamais. Sa mise en scène est d’une grande fluidité, les mouvements de caméra sont toujours justifiés par l’action, et les raccords sont impeccables. Les Seins de glace est l’un des films les plus maîtrisés de Lautner. Il doit néanmoins composer avec la dynamique des deux acteurs principaux : Delon, excellent dès les premières prises mais devenant plus mécanique par la suite, et Brasseur, qui s’améliore à mesure que les prises se succèdent. Lautner excelle dans la réalisation des champs/contrechamps, maximisant ainsi la tension à l’écran entre les deux acteurs.
Alain Delon livre une performance remarquable en avocat froid, mystérieux et manipulateur. Sa richesse intrigue au point de se demander si tout cela est bien légal. Son homme de main, un ancien détenu, et ses relations ambiguës avec la police ajoutent une dimension troublante à son personnage. Pourtant, sous cette façade d’homme dur, se cache un être consumé par l’amour pour Peggy. Lautner capture à merveille l’ambivalence du personnage de Delon, alternant habilement entre plans larges et gros plans pour souligner cette dualité.
Claude Brasseur incarne un homme simple, embarqué malgré lui dans une histoire qui le dépasse. Mais son personnage est plus complexe qu’il n’y paraît : c’est un scénariste qui finit par être propulsé dans sa propre fiction. Lautner débute le film avec François Rollin à sa machine à écrire, sans que celui-ci ne se doute qu’il va bientôt devenir l’acteur de son propre scénario.
Ses personnages échappent alors à son contrôle, prenant vie et évoluant indépendamment de son intention. Rollin se transforme en simple spectateur de sa création, impuissant face aux événements qui se déroulent. Claude Brasseur agit ici comme un double de Lautner : il possède des répliques qui désamorcent les tensions, mais sait aussi amplifier l’angoisse, comme dans la scène de l’ascenseur. Cette séquence remarquable voit Rollin et Peggy seuls dans un immeuble. L’ascenseur se bloque, et au lieu de monter au troisième étage, il descend mystérieusement au sous-sol. L’angoisse est intensifiée par les tentatives de second degré forcé de François, et quand les portes s’ouvrent sur un parking plongé dans le noir, la tension est à son comble. La scène est digne des meilleurs gialli, donnant l’impression que le film bascule soudain dans l’univers de Dario Argento.
Claude Brasseur incarne ici le parfait contrepoint d’Alain Delon. Son blouson est usé, il vit modestement, gagne un maigre salaire, se déplace en moto et habite un appartement exigu. Son personnage manie l’humour avec détachement, tout l’opposé du sérieux et de l’élégance glacée de l’avocat. Le seul point commun qui unit les deux hommes est leur amour pour Peggy.
Enfin, Mireille Darc incarne pour la première fois un personnage profondément perturbé, une performance qui marque une rupture avec la fraîcheur et la liberté sexuelle de ses rôles précédents chez Lautner. Peggy est hantée par une peur panique du sexe, un traumatisme dont l’origine reste volontairement dans l’ombre. Ce qui importe, c’est la fascination qu’elle exerce sur les hommes qui l’entourent, un mystère insaisissable qui contribue à son pouvoir d’attraction. La scène où Peggy apparaît nue devant François est un exemple de l’habileté cinématographique de Lautner. Sans la moindre complaisance, il illustre par un lent panoramique sur le corps magnifique de Peggy, la transition de la fascination érotique à la terreur, lorsqu’on découvre le rasoir mécanique qu’elle dissimule contre ses fesses. C’est sans conteste le rôle le plus complexe de Mireille Darc.
Lautner clôt Les Seins de glace par ce qui est sans doute la plus belle scène de sa carrière. Une fois encore, il se projette à travers son personnage, François Rollin, en spectateur impuissant du drame qui se joue sous ses yeux. Depuis un point d’observation splendide surplombant un paysage à couper le souffle, Peggy vit, sans le savoir, ses derniers instants dans les bras de l’avocat. Cette séquence mêle mort et amour fou, comme si l’amour de François (et peut-être celui de Lautner lui-même) était jugé « inférieur » à la passion fusionnelle du couple Darc-Delon. La création des êtres d’un côté, la fusion des corps de l’autre, aboutissent à une même conclusion : la mort.
Le pouvoir d’attraction du couple Delon-Darc sur le public est tel que Les Seins de glace dépasse le million de spectateurs en France. Georges Lautner, qui affectionnait particulièrement ce film, en parlait souvent comme de son œuvre la plus personnelle. Un polar attachant.
Fernand Garcia
Les Seins de glace, une édition Blu-ray, StudioCanal dans la collection Nos années 70. Le film est proposé dans une version restaurée en 4K. En complément : Préface de Jérôme Wybon (6 minutes). Entretien avec Georges Lautner et Philippe Sarde (20 minutes). Reportage sur le tournage, avec Georges Lautner, Mireille Darc et Alain Delon(6 minutes). Entretien avec Alain Delon, il évoque sa carrière (en 1980), les grandes rencontres, Visconti, Losey et les grands films de sa carrière (47 minutes). Une riche section.
Les Seins de glace, un film de Georges Lautner avec Mireille Darc, Alain Delon, Claude Brasseur, Michel Peyrelon, André Falcon, Fiore De Rienzo, Emilio Messina, Philippe Castelli, Nicoletta Machiavelli, Jean Luisi… Scénario : Georges Lautner d’après le roman de Richard Matheson. Directeur de la photographie : Maurice Fellous. Costumes : Ted Lapidus. Montage : Michelle David. Musique : Philippe Sarde. Producteur associé : Jacques Dorfmann. Producteur exécutif : Ralph Baum. Producteurs : Raymond Danon et Alain Delon. Production : Lira Films – Belstar Productions – Capitolina Produzioni Cinematografiche. France – Italie. 1974. Eastmancolor. Panavision. Format image : 1,66:1. Son : DTS-HD Master Audio 2.0. Tous Publics.