Les Nuits blanches du facteur – Andreï Kontchalovski

Est-il vrai qu’il est difficile d’expliquer les profondeurs de l’âme russe aux ceux qui ne connaissent rien à cette culture ? C’est peut-être le film qui nous rapprochera le plus près de la vérité, non sans laisser une part de mystère, qui entoure le quotidien des habitants du Nord. Documentaire dans sa forme, car il s’appuie sur de vrais personnages, vrais lieux, véritables occupations, mais fiction dans le sens que le réalisateur lui attribue, ce film exprime l’essence même du cinéma de Andreï Kontchalovski, recherchant la vérité et la proximité de ses personnages. Le réalisateur a avoué qu’il n’a fait qu’observer la vie et les gens, et que l’écriture du scénario était guidée par les habitants du village.

nuits2

Le village au bord du lac Kenozero dans la région d’Arkhangelsk semble stagner encore dans le début du siècle dernier, personne ne s’en soucie à part un facteur, le représentant du gouvernement qui passe chez les uns et chez les autres avec son bateau. Ce sont des personnes au plus bas de l’échelle sociale, ceux qui n’ont pas les moyens pour partir en ville : des vieillards qui attendent leurs retraites, les jeunes qui rêvent d’un travail en ville, les enfants en attente de partir à l’école, car il ne reste plus que de ruines de l’ancienne. Au début du film, le facteur Aleksey Tryapitsyn commente ses photos en nous présentant quelques détails de sa vie : voilà ça c’est ma famille, on s’est séparé à cause de l’alcool, mon voisin s’est noyé car il était saoul… La plupart de villageois noient leur chagrin (« toska » disent les russes, qui signifie nostalgie au sens lourd) dans l’alcool, car la vie est très dure à la campagne. Le cinéaste est critique envers son pays, mais cette critique n’est pas dénouée d’amour et d’attention, avec lesquels il traite ses personnages.

Kontchalovski a cherché son personnage principal pendant un an, dans tous les milieux professionnels, car c’est tout aussi important pour le tableau de la Russie qu’il essaie de peindre. La ligne dramatique, qui est introduite par une mère célibataire avec son enfant (la comédienne professionnelle Irina Ermolova et Timur Bondarenko remarquables), qui cherche à quitter le village au plus vite, importe peu dans son film, mais crée une unité entre les éléments. Tout est dans les détails : l’intérieur des isbas (des maisons en bois), les papiers peints en fleurs décollés, les seaux lourds en fer, les uniformes, le langage cru, les visages ravagés… Le personnage du « clown » du village était attribué à Kolobok (Viktor Kolobov), l’alcoolique invétéré, qui chaque fois sobre promet de ne plus prendre une goutte d’alcool, il est ridiculisé et rejeté par le village. Pourtant Kontchalovski ne le ridiculise pas, son portrait est touchant : il lui laisse raconter son passé lourd à l’orphelinat et même essuyer une larme amère.

nuits-blanches-gal-2

Aleksey Tryapitsyn, Liokha pour ceux qui le connaissent, amène le courrier, des retraites, du pain, des ampoules, il échange avec les gens qui lui racontent généreusement leur enfance, leur passé, leur guerre. Vladimir Pastoukhov dans sa critique sur le film écrit : « Le monde des personnages de Kontchalovski ressemble beaucoup à la guerre quotidienne – avec la nature, avec les voisins, avec soi-même. Voilà probablement pourquoi en Russie en générale la transition de la paix à la guerre c’est si facile. Un homme russe n’a pas besoin de réfléchir longtemps pour partir en guerre. » Une petite note d’ironie, la ville à quelques kilomètres du village s’appelle Mirny, ce qui veut dire « pacifique ».

Kontchalovsky souligne astucieusement les clivages existants dans la société à travers le son omni-présent de la télévision ou la radio : chaque matin Aleksey regarde un show familial qui suggère aux spectateurs comment s’habiller selon la mode du dernier cri alors qu’il ne possède qu’une seule tenue : un uniforme camouflage avec un T-shirt marin. Ou alors, quand le générale d’une base militaire à proximité qui arrive à récupérer des poissons pêchés dans le lac en hélicoptère et les habitants qui se voient leur petit gain de poisson confisqué par la police.  Et encore, quand le facteur recherche à remplacer le moteur de son bateau de fonction, même la direction de la poste s’en fout alors que les plus grands moyens officiels sont mis au lancement de la nouvelle fusée dans la base militaire d’aéronautique à proximité. Malgré tous ses faits, qu’il n’éprouve pas comme injustices, Aleksey ressent un attachement profond à son milieu et sa mode de vie.

nuits6

C’est le troisième film du cinéaste sur la thématique de la campagne russe, précédé auparavant  par Le Bonheur d’Assia en 1967 tourné en région de Gorkov avec la plupart de comédiens de vrais travailleurs de kolchoz, qui a également produit l’effet de documentaire, et en 1994 Riaba ma poule. A mi-chemin de néoréalisme de tradition italienne et le réalisme magique à la Gabriel Garcia Marquez, avec beaucoup d’humour et tendresse,  Les Nuits blanches du facteur est d’une franchise étonnante. Comme a dit Kontchalovski : « Ce film est devenu ma tentative de découvrir nouvelles possibilités, offertes par l’image mouvante, accompagné du son. Une tentative de voir le monde qui nous entoure avec les yeux d’un nouveau-né. Une tentative d’étudier la vie sans précipitation. »

Rita Bukauskaite

Lion d’argent du meilleur réalisateur et « Green Drop Award » pour avoir accordé l’attention aux valeurs écologiques.

Les Nuits blanches du facteur, un film de Andreï Kontchalovski, avec Aleksey Tryapitsyn, Irina Ermolova, Timur Bondarenko, Viktor Kolobkov, Viktor Berezin, Tatyana Silich, Irina Silich scénario : Directeur de la photographie : Aleksandr Simonov. Montage : Sergeï Taraskin. Musique : Eduard Artemev. Producteur : Andreï Kontchalovski. Production : Production Center of Andreï Kontchalovski. Distribution (France) : ASC Distribution (15 juillet 2015). Russie. 2014. 101 mn.