La première chose à prendre en considération est que Les Monstres de la mer est un film de série B. Il répond à des codes précis (ceux du genre de l’époque : horreur, nudité féminine, gore) et à des enjeux commerciaux, ce qui n’est absolument pas péjoratif. En une phrase : il ne perd jamais de vue le public auquel il se destine. Dans ce périmètre, Les Monstres de la mer, à sa modeste échelle, une réussite. Le film se permet même d’innover en accentuant la bestialité sexuelle de ses mutants aquatiques.
Il faut se replonger à l’époque pour comprendre tout l’apport de ce petit film au cinéma d’exploitation. Imaginons-nous en possession de la machine à explorer le temps de H.G. Wells. On active le compteur, les années défilent à rebours et nous voilà en août 1980, il y exactement 41 ans. En ce temps-là, il y avait peu de nouveautés sur les écrans français durant les deux mois d’été. Des reprises et des films en continuation (la longévité en salle était beaucoup plus longue qu’aujourd’hui) nourrissaient les cinémas encore ouverts, beaucoup fermés le temps des vacances. Les Monstres de la mer, arrive à la fin de l’été sur les écrans. Il est distribué par les Artistes Associés (la boîte des James Bond, du Dernier Tango à Paris, et de tant d’autres grands films) avec une superbe affiche, bien prometteuse : une magnifique fille en bikini, allongée sur une plage, la terreur sur le visage, au-dessus d’elle un monstre épouvantable (forcément). De quoi frapper instantanément l’imagination des jeunes cinéphiles.
Les Monstres de la mer est, pour l’amateur de sensations fortes, une bonne surprise. Un patchwork de ce que le cinéma d’horreur avait produit jusque-là, en s’abreuvant autant auprès des grosses productions de Studios, Les dents de la mer, Prophecy, Alien, que dans les films à destination des Drive-in avec son lot de monstres des profondeurs. Roger Corman, innove, en sexualisant au maximum l’attaque des monstres. Ils agressent de jeunes femmes auxquelles ils arrachent leurs vêtements, les obligeant à fuir totalement nue. A cet érotisme barbare, il ajoute des effets gores, ce qui n’était pas monnaie courante à l’époque. Pourquoi évoquer Roger Corman, producteur du film, et non la réalisatrice Barbara Peeters ? Tout simplement qu’un conflit artistique va les opposés. Corman, homme de spectacle et producteur futé, va imposer des scènes de nus féminins et corsé les attaques de monstres. Ses scènes, refusées par la réalisatrice (elle ne les tournera pas), vont faire de cette petite série B un classique du cinéma d’exploitation et un succès.
Roger Corman a quitté l’AIP pour la New World Pictures, dont il est fondateur et patron. Il y poursuit son activité misant, comme toujours, sur la jeunesse et le talent. Après avoir révélé : Jack Nicholson, Francis Ford Coppola, Robert Towne, Monte Hellman, Martin Scorsese, et tant d’autres, Corman donner sa chance à une nouvelle génération de cinéastes et techniciens. On trouve à la New World pêle-mêle : Joe Dante, Jonathan Demme, James Cameron, Jonathan Kaplan, Gale Ann Hurt, Mark Goldblatt, Lewis Teague, etc.
Roger Corman en producteur progressiste donne aussi sa chance à des réalisatrices, ce qui n’est pas si courant. Barbara Peeters et Stephanie Rothman travaillent régulièrement pour lui. Elles dirigent des films de genre avec une certaine liberté artistique tout en respectant les exigences commerciales liées au genre. Corman destine Les Monstres de la mer à Joe Dante qui vient de connaître un gros succès avec Piranhas. Il refuse de replonger dans une nouvelle terreur aquatique. Roger Corman propose alors le film à Barbara Peeters, dont il a produit Summer School Teachers (1975), comédie sexy universitaire, et Les diablesses de la moto (Bury Me an Angel), avec ses bikeuses féministes. Barbara Peeters accepte.
Le scénario de William Martin (Frederick James) se base sur une histoire du producteur et réalisateur, Martin B. Cohen, et de Frank Arnold. Celui-ci est réactualisé et orienté vers une dimension écologique. D’innocents cœlacanthes (sortent de croisement entre des poissons et des animaux terrestres vivant en eau profonde) après avoir ingurgité pendant des années du saumon transgénique, mutent en monstres. Ils sortent de la mer et arrivent sur terre avec un but se reproduire.
Barbara Peeters livre un film d’horreur écolo. Elle alerte sur les transformations génétiques et la pêche intensive destructrice de l’écosystème. Dans le village où se déroule l’action, les pécheurs sont divisés en deux camps : ceux qui défendent la pêche traditionnelle face à ceux qui militent pour la construction d’une conserverie usine, ce qui augmentera la demande en saumon. Peeters décrie efficacement le machisme et la mentalité des pécheurs. Leur rejet de toute autre culture, le racisme envers les Indiens et le rejet de leur méthode traditionnelle de pêche plus respectueuse de la nature. Le propos est ambitieux, quasi politique.
Le tournage s’avère compliqué et difficile avec sa quantité d’effets spéciaux, d’explosions en plus du tournage de nuit, le tout dans le cadre d’une production à petit budget. A force d’ingéniosités Peeters et son équipe parviennent à donne corps au film. Le jeune Rob Bottin conçoit ses monstres aquatiques entre Créature du lac noir et l’extraterrestre des Survivants de l’infini. Le résultat est bluffant. La réputation de Bottin ira grandissant dans la profession : Hurlements de Joe Dante, RoboCop et Total Recall de Paul Verhoeven, et peut-être son chef-d’œuvre dans la bizarreté monstrueuse : The Thing de John Carpenter.
Malgré toutes les qualités des Monstres de la mer (contexte social, écologie), Roger Corman est déçu, il manque du spectaculaire, des scènes chocs, du sexe, de quoi surprendre le spectateur. « Elle a tourné les meurtres des hommes d’une façon vraiment fantastique, horrible. Mais les viols des femmes étaient filmés en ombres chinoises sur des rochers. L’action se situait hors cadre. » Trop fade pour Corman, mais Peeters refuse d’en faire plus. Corman charge James Sbardellati, l’assistant-réalisateur, et Jimmy T. Murakami, réalisateur des Mercenaires de l’espace (transposition des 7 samouraïs / mercenaires dans la galaxie) de prolonger différentes séquences déjà en boîte afin de les rendre plus percutantes, sanglantes et sexy.
Ainsi, la séquence de la tente est rallongée, la fille s’enfouit totalement nue, rattrapé par le monstre, plaqué sur des algues, elle est violée. Séquence d’anthologie dont un cliché (voir ci-dessus en noir et blanc) fera le bonheur de toutes les revues du cinéma fantastique à travers le monde jusqu’à nos jours. Il booste l’attaque de la fête avec des éléments gores pimentés de sexe. L’arrachage du soutif de Miss Saumon (Linda Shayne), libérant ses seins et que le balancement éclipse jusqu’au monstre ! La séquence de l’attaque de Carol Hill (Cindy Weintraub), seule dans sa maison, par un mutant est un des grands moments de suspense et de tension du film. Comme quoi ce n’est pas le budget qui donne du talent.
Pour un bon montage, il faut les plans… et un monteur. Le travail de Mark Goldblatt est formidable, il donne un rythme incroyable à ses scènes, resserre au maximum, répète des plans (d’une manière très hitchcockienne), intègre les scènes additionnelles afin de leur garantir le maximum d’impact. Il est aidé par l’habile partition de James Horner. Du travail d’orfèvre pour un si petit film. Mark Goldblatt va devenir l’un des meilleurs monteurs du cinéma d’action américains (Rambo II, Commando, Predator 2) et celui attitré de James Cameron (Terminator I & II, True Lies), de Paul Verhoeven (Showgirls, Starship Troopers, Hollow Man) et des superproductions de Jerry Bruckheimer (Rock, Armageddon, Pearl Harbor, Bad Boy II). Mark Goldblatt a réalisé deux films à la fin des années 80, Flic ou zombie (1988) et Punisher (1989), aujourd’hui cultissime.
Barbara Peeters renie totalement le film à la découverte du montage final. Elle tente de faire retirer son nom du générique, ce que Roger Corman accepte si elle prend en charge le coût du nouveau générique. Barbara Peeters ne réalisera par la suite plus aucun film pour le grand écran se consacrant entièrement aux séries et aux documentaires. Les Monstres de la mer, est par un curieux paradoxe, celui qui lui a permis d’inscrire son nom dans l’histoire du cinéma de genre.
Il est temps d’abandonner 1980, de réenclencher la machine à explorer le temps afin de revenir vers notre triste époque, d’oublier La Cité des femmes, Cruising, Kagemusha, All That Jazz, Atlantic City, Mon Oncle d’Amérique, Sauve qui peut (la vie), Stalker, Gloria, Raging Bull, Shining, Elephant Man, tous ses films sortis cette année-là… Se dire que Les monstres de la mer n’est pas à ce niveau, mais il donne au public ce qu’il attend sans lui imposer une quelconque morale, il est, pour le meilleur, un pur produit d’exploitation.
Fernand Garcia
Les Monstres de la mer, disponible pour la première fois en digibook Blu-ray – DVD – livret chez Sidonis/Calysta. Master HD impeccable avec en complément de programme : Une présentation par Oliver Père. Tour d’horizon complet sur le film (24 minutes). Une interview de Roger Corman par Leonard Maltin sur les films de monstres et Humanoids from the Deep, instructif et direct (4 minutes env.). Un Making of avec des interviews de plusieurs protagonistes du film, Chris Walas, Mark Goldblatt, Roger Corman, Cynthia Weintraub, Linda Shayne, James Horner, Ken Myers, ils reviennent sur la réalisation du film sans langue de bois et beaucoup d’humour, mais sans Barbara Peeters (23 minutes environ). Des scènes coupées, sexy et sympathique dans l’esprit New World (6 minutes environ). Et pour finir plusieurs bandes-annonces (7 minutes environ). Enfin, un livret : Darwin et Miss Saumon par Marc Toulec, pour tout connaître de l’histoire de cette excellente série B (24 pages).
Les Monstres de la mer (Mutant / Humanoids from the Deep) un film de Barbara Peeters (scènes additionnelles : Jimmy T. Murakami et James Sbardellati) avec Doug McClure, Ann Turkel, Vic Morrow, Cindy Weintraub, Anthony Penya, Denise Galik, Lynn Theel, Meegan King, Linda Shayne… Scénario : Frederick James. Histoire : Frank Arnold & Martin B. Cohen. Directeur de la photographie : Daniel Lacambre. Décors : Michael Erler. Création des humanoïdes : Rob Bottin. FX de maquillage : Kenny Myers. FX : Roger George et Chris Walas. Montage : Mark Goldblatt. Musique : James Horner. Assistante de production : Gale Anne Hurd. Co-producteur : Hunt Lowry. Producteur exécutif : Roger Corman. Producteur : Martin B. Cohen. Production : New World Pictures. Etats-Unis. 1980. 80 minutes. Metrocolor. Format image : 1,85 :1. Son : Version originale avec ou sans sous-titres français et Version française. Interdit aux moins de 12 ans.