Eddie Rico (Richard Conte) est réveillé par la sonnerie du téléphone au milieu de la nuit. A l’autre bout du fil, Phil, un homme de l’Organisation, lui demande de planquer un tueur à gages dans son entreprise de blanchisserie de Bayshore (Floride). Eddie ne peut refuser, sa femme Alice (Dianne Foster) le lui reproche, elle ne connaît que trop bien « ces gens ». Au matin, dans une lettre, la mère d’Eddie lui annonce être sans nouvelles de ses deux frères Gino et Johnny…
Phil Karlson débute Les Frères Rico par un plan paisible: une main passe sur le haut de la poitrine d’une femme, elle dort, l’homme est à moitié endormi. Eddie et Alice sont mari et femme, mais installés sur des lits jumeaux (Code Hays oblige) très proches l’un de l’autre… La musique est douce jusqu’à ce que la sonnerie du téléphone réveille Eddie. Il répond. Pour la première fois, l’Organisation – on n’ose pas encore dire mafia – lui envoie un homme à planquer. Le visage d’Eddie se crispe, la quiétude de l’ouverture est rompue, son passé au service du crime s’infiltre à nouveau dans la vie d’Eddie. Il est chargé par le « parrain » de retrouver ses frères afin de leur faire quitter le pays, car il a peur qu’ils témoignent contre lui. Eddie, aveuglé par sa fidélité au parrain, met le pied dans un piège infernal.
La mise en scène de Phil Karlson est impeccable. Découpage classique de l’action: tout est calme, quotidien, la pieuvre du mal et de la corruption étend ses tentacules dans la société sans bruit, sans heurts, et pourtant, dans ce paysage si banal, éclate la violence la plus brute et la plus sauvage. La mafia a gangrené tout le pays. Eddie voyage (Miami, New York, Saint-Louis, El Camino en Californie) toujours sous la surveillance de correspondants. C’est le règne de l’intimidation, de la corruption, du mensonge, de la manipulation, la paranoïa règne en maître au cœur de ce système. Eddie prend pour argent comptant les promesses de Sid Kubik (Larry Gates), le « parrain », parce qu’il a une dette envers sa famille. Quelle erreur! Dans l’univers de l’ombre, c’est l’intérêt du plus fort qui prime. Ainsi après une entrevue entre Eddie et le parrain, Karlson délaisse son personnage principal pour suivre Kubik dans les couloirs de sa résidence jusqu’à une chambre où l’un de ses hommes de main torture Gino. Salement amoché, il lâche un ironique « Merci, oncle Sid ». Séquence qui débute le plus banalement du monde, sans effet ostentatoire pour mettre le spectateur face à la réalité de ce monde. Kaufman place alors le spectateur en avance sur Eddie concernant les intentions de la mafia. Tout devient alors angoissant, chaque plan recèle sa part d’ombre et de violence sous-jacente. Chaque déplacement d’Eddie a la couleur du danger.
Les Frères Rico est une terrible histoire de famille engoncée dans des traditions archaïques. On ne quitte jamais la mafia. Eddie va en faire l’amère expérience. Il ne peut avoir une vie « normale ». Il répond aux ordres de la mafia au risque de couler son entreprise et surtout son couple. Il abandonne sa femme le jour où il doit se rendre avec elle signer des documents pour l’adoption d’un enfant tant attendu. Eddie est fait comme un rat. Cette manière de faire, ce chemin de croix d’un gangster tiraillé entre la famille, sa femme, la mafia, avec ses enjeux moraux vérolés, sont la base du film de gangsters et sont particulièrement bien exposés par Phil Karlson. Et c’est en toute logique qu’on pense plus d’une fois aux gangsters des films de Martin Scorsese.
Les Frères Rico est un scénario solide adapté d’un des romans américains de Georges Simenon. Le père du commissaire Maigret vivait alors aux Etats-Unis, où il a séjourné une dizaine d’années. Ce roman est assez particulier dans son œuvre puisqu’il traite directement la mafia et non d’une simple affaire criminelle. Le scénario parfaitement construit et dialogué est signé par Lewis Meltzer et Ben Perry. Selon Bertrand Tavernier, Don Perry est l’un des nombreux pseudonymes de Dalton Trumbo. Ce qui est certain, c’est la participation de Trumbo au script final. Comme tout bon film sur la mafia, c’est une critique à peine déguisée du système capitaliste.
Richard Conte est excellent. Il incarne à la perfection un homme qui se refuse à voir l’évidence. Petit à petit ses certitudes s’effondrent mais il garde une droiture, une élégance proprement italo-américaines. Il faut le voir marcher dans la rue, impeccablement coiffé, dans ses costumes taillés sur mesure comme si une force supérieure le protégeait. Conte est l’un des meilleurs acteurs de la période classique du cinéma policier américain. Ce fils d’immigrés italiens a incarné avec une grande conviction aussi bien des criminels que des truands, voire des policiers. Le déclin du genre le mettra un peu sur la touche. Ce n’est donc pas sans raison que Francis Ford Coppola lui confie le rôle de Don Emilio Barzini dans Le Parrain (The Godfather, 1972). Après ce chef-d’œuvre, Conte poursuivra sa carrière en Italie en jouant dans un grand nombre de polars d’excellente facture dont Les Grands fusils (The Big Guns / Tony Arzenta, 1973) avec Alain Delon.
Phil Karlson termine Les Frères Rico sur un happy-end imposé par la Columbia. Pourtant le sujet est bien plus fort, et la mise en scène si puissante, que c’est bien un film noir sans la moindre once d’espoir auquel nous assistons. Une grande réussite du film noir.
Fernand Garcia
Les Frères Rico est édité par Sidonis/Calysta dans la formidable collection Film Noir. Le film est proposé dans un superbe report issu d’un master haute définition. En complément de programme, trois interventions de grande qualité: Bertrand Tavernier, qui avec L’horloger de Saint-Paul avait transposé un roman américain de Simenon en France, évoque longuement le travail d’écriture du film et la mise en scène de Karlson (25 min), François Guérif réhabilite ce « film méconnu que personne n’aimait (…) ni même Phil Karlson » (9 min), et Patrick Brion retrace la carrière de Richard Conte, ce « très très bon acteur », et s’attache à définir le film noir classique (10 min). Enfin, la bande annonce américaine (2 minutes) clôt la section.
Les Frères Rico (The Brothers Rico) un film de Phil Karlson avec Richard Conte, Dianne Foster, Kathryn Grant, Larry Gates, James Darren, Argentina Brunetti, Lamont Johnson… Scénario : Lewis Meltzer & Ben Perry (Dalton Drumbo) d’après le roman de Georges Simenon. Directeur de la photographie : Burnett Guffey. Costumes : Jean-Louis. Direction artistique : Montage : Charles Nelson. Musique : George Duning. Producteur : Lewis J. Rachmil. Production : William Goetz Production – Columbia Pictures. Etats-Unis. 1957. 87 minutes. Noir et blanc. Format image : 1,33 :1. 16/9e ; Son : VF et VOSTF. Tous Publics.