« Elle regardait le boxeur aveugle, et lui dit :
– Que faisais-tu de tes yeux ? Où étaient-ils ? Où ?
– Je te regardais.
– Tu me regardais ? »
Autant Farid dévisage Pathana sans même la percevoir, autant le spectateur admire le duo sans s’en apercevoir. Contemplatif, le court métrage nous confronte à la perversion, aux facettes vicieuse et voyeuse de l’Homme. Aussi révélateur que sous-entendu, aussi dénonciateur qu’impartial, le film laisse à chacun la possibilité de se positionner d’un côté ou de l’autre. En demi-teinte, à moitié voilés au regard des spectateurs, les scènes qui s’enchaînent révèlent sans dévoiler, montrent en subtilité.
Dérangeantes et osées, intrigantes et chargées, ce sont vingt-cinq minutes de pur bonheur que Frédéric Bayer Azem filme sans concession. Au creux d’une intimité mise sous le feu des projecteurs, c’est aux confins de rapprochements physiques mis à mal par les retenues morales que le réalisateur nous apprend ce qu’est l’Homme, tout simplement.
C’est ainsi que Pathana se laisse avec plaisir prendre en photo par Farid, les seins nus et le sourire aux lèvres, quand lui, privé de la vision charnelle que la jeune fille lui offre, se complait à la caresser quand elle dort. Le spectateur prend une claque lorsque, en dépit du désir qui transpire à l’écran, la lolita stimulée le gifle pour mieux se rapprocher de lui, violant presque son innocence par domination et persévérance. En silence donc, elle abuse de son corps et de son handicap puisqu’incapable de voir, il ne cherche pas à fuir, ne tentant nullement de fermer les yeux sur l’ardente jouissance des sens qu’il ne semble pas contrôler non plus. Farid hait la poésie mais savoure les mots coups de poings, le lyrisme lorsqu’il boxe, la rhétorique en violence.
Tout en maîtrisant les ficelles du métier, le réalisateur contrôle ses acteurs en tirant sur les leurs. C’est ainsi que tous sont des sortes de pantins les uns par rapport aux autres, Farid par rapport à sa mère et Pathana par rapport à Farid. Les rôles s’inversent quand la jeune fille prend le dessus sur le boxeur et quand la mère rabaisse littéralement son fils plus bas que terre. En noir et blanc, la séquence d’ouverture qui met en scène Farid et sa mère en plein rapport de force est irréprochable. Au sens propre comme au sens figuré, le jeune garçon ne peut lutter face à celle qui, privée de musculature mais riant aux éclats, parvient .à le maintenir entre ses bras. Désarticulé dans l’étreinte maternelle et abusé par la figure sexuelle, Farid demeure fort dans sa faiblesse, puissant dans sa paresse.
Frédéric Bayer Azem sublime ses personnages par la direction photo et le cadre mis en place. Passionné par les existences sans histoires et nerveux dans sa façon de les mettre en lumière, le cinéaste s’appuie sur la musicalité pour toujours mieux nous capter. Capter notre oreille interne donc, toucher notre corde sensible et faire vibrer nos nerfs, au rythme des rebondissements et sentiments amers.
Contemplatif donc, le court métrage est également expérimental. A comprendre que les images peuvent choquer tant les situations sont absurdes et les personnages fragiles. C’est pourtant forts de leurs consentements plus ou moins assouvis que tous avancent à reculons, morts vivants jetés en pâture dans l’arène cinématographique.
Une mise en scène sans histoire véritable, une intrigue sans décor spécifique, un dialogue sans message évident mais une phrase finale, suspendu dans le temps… Selon Pathana, le placement est égal à la garde additionnée à la distance ; à Farid alors de lui rappeler l’angle d’attaque, aussi indispensable à la survie que difficile à contrôler. Spectateurs ingénus, à nous alors de garder nos distances en nous mettant en garde, d’arrondir les angles en nous confrontant au visuel pour apprendre de nous, de nos ressentis profonds face à la perversion et de notre placement par rapport aux frictions. Qui tire alors les ficelles de nos sensations, instincts et relations ? Certainement pas Azem qui ne fait que confronter, certainement pas le Diable qui ment plus qu’il ne tire… Les ficelles. Au destin alors de nous manipuler, à défaut de nos choix qui sont toujours guidés ; guidés par ce marionnettiste nommé intégrité.
Aurélie & Virginie Coffineau
Les Ficelles un film de Frédéric Bayer Azem avec Nordine Belatrache, Nathalie Nguyen, Trung-Tien Lê, Karim Sbaï, Thanh Phuong Nguyen, Elio Dang. Hatika Chohra Karaoui. Scénario : Frédéric Bayer Azem. Photo : David Ctiborsky. Décors : Elsa Simon. Montage : William Laboury. Producteur : Alice Beckman & Marcello Cavagne. Production : G.R.E.C. / Frédéric Bayer Azem. France. 2011. Durée : 28 mn.