Deux personnes solitaires se rencontrent par hasard une nuit à Helsinki et chacun tente de trouver en l’autre son premier, unique et dernier amour. Mais la vie a tendance à mettre des obstacles sur la route de ceux qui cherchent le bonheur.
« Même si j’ai acquis aujourd’hui une notoriété douteuse grâce à des films plutôt violents et inutiles, mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles m’a enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre, en la nature et dans tout ce qui est vivant ou mort et qui le mérite. Je tire au passage mon trop petit chapeau à Bresson, Ozu et Chaplin, mes divinités domestiques. Je suis cependant le seul responsable de cet échec catastrophique. » Aki Kaurismäki.
Cinéaste finlandais né en 1957 à Orimattila, Aki Kaurismäki a commencé par étudier le journalisme pendant trois ans à l’université de Tampere. Trois années durant lesquelles il s’investit… dans le cinéma. D’abord critique de cinéma, le début de sa carrière est marqué par une étroite collaboration avec son frère aîné, Mika Kaurismäki, lui aussi réalisateur.
Scénariste, réalisateur, acteur, monteur et producteur, depuis ses débuts et son adaptation remarquée de Crime et Châtiment (Rikos ja rangaistus) en 1983, on doit à Aki Kaurismäki une vingtaine de films en quatre décennies dont Leningrad Cowboys Go America (1989), J’ai engagé un tueur (I Hired a Contract Killer, 1990), La Vie de bohème (1992), Les Leningrad Cowboys rencontrent Moïse (Leningrad Cowboys Meet Moses, 1994), Au loin s’en vont les nuages (Kauas pilvet karkaavat, 1996), Juha (1999), L’Homme sans passé (Mies vailla menneisyyttä, 2002), Les Lumières du faubourg (Laitakaupungin valot, 2006), Le Havre (2011) ou encore L’Autre côté de l’espoir (Toivon tuolla puolen, 2017) après lequel le cinéaste décide d’arrêter le métier en déclarant notamment : « Je pense que l’homme est fou et qu’on ne peut rien y faire. Plus grave, l’homme est fou précisément parce qu’il pense. »
Après s’être consacré dans ses deux précédents longs métrages au destin des migrants en Europe, Kaurismäki revient. Il revient avec une rencontre entre deux êtres solitaires de la classe ouvrière. Les feuilles mortes est une tragi-comédie qui, après Ombres au paradis (Varjoja paratiisissa, 1986), Ariel (1988) et La Fille aux allumettes (Tulitikkutehtaan tyttö, 1990), s’impose comme le quatrième opus de sa « trilogie » du prolétariat qui devient donc, avec ce film, une quadrilogie.
« Il n’y a plus beaucoup d’humanité dans le monde, mais c’est tout ce qui nous reste. » Aki Kaurismäki.
Fidèle à lui-même, dès les premières images des feuilles mortes, avec les couleurs, les ombres, la lumière, les contrastes, la composition des cadres, les postures ou encore les silences, on sait qu’on entre dans un film du cinéaste finlandais et on se réjouit de retrouver sa poésie désenchantée, son style pictural unique et son univers singulier. Comme toute l’œuvre d’Aki Kaurismäki, habitée par le charme à la fois mélancolique, burlesque, cynique et touchant qui la caractérise, les thématiques et l’esthétique des feuilles mortes témoignent aussi bien du pessimisme de « la raison » que de l’espoir du cœur.
Ansa (Alma Pöysti) est caissière dans un supermarché et Holappa (Jussi Vatanen), métallurgiste marginal et alcoolique. Ce sont eux « les feuilles mortes ». Tous deux âmes errantes en quête d’amour et de reconnaissance, ils se rencontrent une nuit à un karaoké à Helsinki. C’est le coup de foudre. Elle va lui donner son numéro de téléphone, mais il va perdre ce dernier alors même qu’ils ignorent aussi bien leurs noms que leurs adresses réciproques. Ce sont les coups du sort. Ils vont se rechercher l’un et l’autre mais quand ils se retrouvent, ils ont tous les deux perdu leur travail et elle va le rejeter du fait de son alcoolisme. Afin de ne pas perdre Ansa et concrétiser ensemble un amour qui, pour ces deux invisibles de la société, représente l’espoir de lendemains meilleurs, Holappa décide d’arrêter de boire.
Alma Pöysti incarne magnifiquement le personnage d’Ansa. On a vu l’actrice dans Tove (2020) de Zaida Bergroth, sorti dans les salles en France en mars 2023. Sa performance lui a valu le prix de la meilleure actrice aux Finnish Film Awards. A l’affiche de diverses productions cinématographiques et télévisuelles scandinaves Alma Pöysti tient également le rôle principal de A Day and a Half de Fares Fares.
Jussi Vatanen est parfait dans le rôle de Holappa. Il est l’un des acteurs les plus connus de Finlande, grâce à son rôle dans Lapland Odyssey (2010) réalisé par Dome Karukoski, qui a donné lieu à deux suites. Il s’est également distingué dans The Unknown Soldier (2017) d’Aku Louhimies, qui a battu tous les records d’entrées en Finlande.
« Mes personnages ne sont pas perdus, c’est le reste du monde qui est perdu. » Aki Kaurismäki.
Cette citation du réalisateur symbolise à elle seule l’esprit de toute son œuvre. Son humour cynique du désespoir et ses personnages qui ne semblent pas avoir le « mode d’emploi » pour (sur)vivre dans la désolation de notre monde contemporain, sont les armes les plus puissantes du cinéaste pour nous toucher en plein cœur. Kaurismäki ne filme pas la misère. Il refuse la carte du misérabilisme. Comme chez Chaplin, ce sont les déboires de ses personnages, « outsiders », qui traduisent la difficulté à vivre et la perdition de nos sociétés. Malgré le dénuement et la pauvreté, toujours dignes et élégants, ses personnages veulent faire partie du monde et tentent de faire face à l’adversité. Toujours avec courage, ils cherchent à échapper à la fatalité en souhaitant devenir de meilleures personnes. De la nécessité à ne jamais renoncer.
On entend « Les feuilles mortes » de Jacques Prévert et Joseph Kosma en finlandais à la radio, mais aussi et surtout les informations sur la guerre en Ukraine qui nous donnent l’épouvantable contexte contemporain du film. En effet, si le monde dans lequel nous précipite le cinéaste est désespéré, la lumière surgit de l’humanité et de l’infinie tendresse désabusée de ses personnages qui résistent face à la cruauté de la vie. Toujours pudique, un simple regard, geste ou sourire de ses personnages empreints de sentiments retenus, suffit au cinéaste pour traduire un amour infini et submerger le spectateur d’émotions. Ici, les personnages résistent grâce à la musique et au cinéma. Ils résistent grâce à la puissance de l’Art qui, hors du temps, devient le dernier refuge. La représentation qu’il donne de ses personnages à l’écran démontre que le cinéaste les aime assurément et révèle pareillement son amour sincère pour les gens de condition modeste.
Modestie que l’on retrouve dans la créativité formelle et esthétique dont fait preuve Kaurismäki. Simple en apparence, le scénario du film, qui reprend les motifs de prédilection du réalisateur, est concis et parfaitement construit. Minutieusement préparé en amont, le tournage du film (en pellicule) n’a duré qu’une vingtaine de jours. Toute aussi concise que le scénario, minimaliste, accentuée par un art de l’ellipse sans pareil, et une drôlerie qu’apporte son ton décalé et singulier, la mise en scène de Kaurismäki est un exemple de mécanique de précision. Chacun des plans (très souvent fixes) du film qu’il nous offre est à la fois signifiant et beau. Amoureux du cinéma, Kaurismäki a truffé Les feuilles mortes de clins d’œil et autres références cinématographiques comme Elle et Lui (An Affair To Remember, 1957) de Leo McCarey. Attaché au cinéma muet et en particulier à celui de Charlie Chaplin dont il cite explicitement dans Les feuilles mortes, Les Lumières de la ville (City Lights, 1931), les dialogues se font rares dans les films de l’auteur. Comme les silences en disent souvent plus long, les personnages ne parlent que lorsqu’il y a vraiment nécessité à dire quelque chose. Ce sont leurs regards que le cinéaste filme et utilise pour faire passer ses intentions. A l’instar des plus grands cinéastes, ce sont l’image et la mise en scène qu’utilise Aki Kaurismäki comme langage cinématographique. Ce sont l’image et la mise en scène qu’utilise Aki Kaurismäki pour aller à l’essentiel.
« Après plus de vingt films ensemble, nous arrivons à communiquer sans avoir à beaucoup parler. […] Nous discutons en détail du scénario, puis il m’emmène avec le chef décorateur et le directeur de production dans tous les lieux qu’il a repérés. Durant cette phase préparatoire, il choisit les couleurs de chaque décor, muni d’un nuancier, ainsi que l’ameublement et les accessoires. Et c’est là que je parle au décorateur de mes options de lumière. » Timo Salminen.
De la précision de sa mise en scène qui poétise le quotidien tout en évitant de détourner l’attention du spectateur par des effets inutiles, aux décors rétro désuets, sans oublier la sublime photographie signée du chef opérateur Timo Salminen qui accompagne le cinéaste depuis ses débuts et nous plonge dans un Helsinki blafard traversé de couleurs vives, sobre et dans le même temps d’une pure beauté, la maitrise esthétique et graphique du film est impressionnante de sensibilité et de justesse.
« J’ai fait de mon mieux comme à chaque fois en espérant que le public suivra. C’est le meilleur film que j’ai fait depuis le dernier. » Aki Kaurismäki.
Portrait bouleversant des classes populaires en Finlande inscrit dans un violent contexte actuel d’inflation, de crise économique et de guerre en Ukraine (la Finlande est frontalière de la Russie), malgré la cruauté du monde, Les feuilles mortes est une histoire d’amour, de solidarité et de respect. Seul l’amour peut sauver l’avenir de l’homme. Les feuilles mortes est une histoire qui donne espoir en l’autre, qui donne espoir en l’humain. Pour Kaurismäki, la folie et les malheurs du monde sont comme une injonction à être heureux. Mais attention, Les feuilles mortes n’est pas un film engagé. C’est un film poétique. Une fable réalisée par un grand cinéaste. Un grand cinéaste à la fois moral et humaniste mais aussi un grand cinéaste formaliste.
De toutes les époques et sans frontière, avec Les feuilles mortes, Aki Kaurismäki démontre, en toute humilité, l’intemporalité et l’universalité du mélodrame. L’intemporalité et l’universalité du romanesque. Parfait exemple de ce que l’on appelle « la magie du cinéma », Les feuilles mortes touche au cœur et à l’âme. Les feuilles mortes est un poème et Aki Kaurismäki un poète. Du grand cinéma. Essentiel.
Les feuilles mortes a obtenu le Prix du Jury au dernier Festival de Cannes et est le lauréat du Grand Prix Fipresci 2023 de la Fédération internationale de la presse cinématographique.
Steve Le Nedelec
Les feuilles mortes (Kuolleet lehdet), un film d’Aki Kaurismäki avec : Alma Pöysti, Jussi Vanaten, Janne Hyytiäinen, Nuppu Koivu, Matti Onnismaa, Simon Al-Bazoon, Martti Suosalo, Alma-Koira, Sakari Kuosmanen, Maria Heiskanen, Alina Tomnikov… Scénario : Aki Kaurismäki. Image : Timo Salminen. Décors : Tiina Kaukanen. Montage : Samu Heikkilä. Production : Sputnik Oy – Oy Bufo Ab. Coproduction : Pandora Film. Avec le soutien de Finnish Film Fondation, Yle, The FBC, ZDF/ARTE. Distribution (France) : Diaphana Distribution (sortie le 20 septembre 2023). Finlande – Allemagne. 2023. 81 minutes. Couleur. Format image : 1.85 :1. Son : 5.1. Tous Publics. Prix du Jury – Festival de Cannes, 2023.