« Les producteurs se sont refusés à me donner ma chance, j’ai dû abandonner tout le travail que j’avais fait, toutes mes recherches, et céder ma place à un réalisateur que j’aimais bien, Georges Franju. C’est pourquoi je considère un peu ce film comme le mien : je n’y ai pas fait seulement un travail d’homme d’affaires, mais également un travail artistique ». C’est ainsi que s’exprime Jean-Pierre Mocky au cours d’un entretien donné à la revue Midi-Minuit Fantastique en juin 1967, sur La tête contre les murs. Ce film aurait dû, en 1958, être son premier. Il avouera quelques années plus tard avoir fini le film, Georges Franju n’étant pas physiquement en état de poursuivre le tournage. De cette impossibilité de réaliser son projet, Mocky tire plusieurs enseignements, en premier lieu de devenir son propre producteur ou au minimum coproducteur de tous ses films.
Il conçoit alors Les dragueurs, propose à Charles Aznavour et Anouk Aimée, déjà à l’affiche de La tête contre les murs, de le suivre dans l’aventure. Il se réserve le rôle principal mais devant la difficulté d’être à la fois devant et derrière la caméra, pour ce film aux mouvements de caméra complexes, et aussi sur l’insistance de son producteur, il renonce. C’est Jacques Charrier, jeune premier élégant qui hérite du rôle ; il vient de connaître un gros succès avec le film de Marcel Carné, Les Tricheurs.
Les Dragueurs est une fine analyse de la jeunesse masculine française en ce début des années 60. Cette errance d’une nuit dans les rues de Paris n’est pas sans lien avec un des chef-d’œuvres de la première période de Federico Fellini, Les Vitelloni (1953). Même errance, mélancolie et situation tragi-comique dans le film de Mocky. « Les trois quarts du film se déroulent dehors, dans un Paris qui passe lentement du samedi après-midi au samedi soir. J’ai voulu donner à cette histoire plus ou moins fictive un aspect documentaire. (.) Ce qui m’a plu, c’est, en effet, de mélanger une technique néo-réaliste, si vous voulez, avec une technique de studio. J’ai fait ce qui me passait par la tête, quelquefois des scènes entières en champ contre-champ, et d’autres fois, éga1ement par parti pris, des scènes entières à la grue ou avec des travellings compliqués, circulaires ou croisés. » Jean-Pierre Mocky.
Déçu par l’amour, Freddy (Jacques Charrier) n’attend plus rien des femmes, il traîne son spleen baudelairien aux cotés de Joseph (Charles Aznavour). Lui, par contre, croit encore en l’amour authentique, pour toujours, si possible avec une même femme. Deux conceptions de l’amour en somme, totalement différentes, mais nullement en confrontation. Au hasard de rencontres féminines éphémères, nos deux « héros » d’un soir vont en apprendre plus sur eux-mêmes qu’en de longues introspections solitaires. Il faut dire que chaque femme rencontrée est admirable de lucidité sur l’homme. Elles expriment, chacune à leur manière, une volonté d’émancipation et de liberté. Ce que finalement nos deux célibataires au terme de la nuit ont encore du mal à assimiler, enfermés qu’ils sont dans un schéma patriarcal des relations homme/femme. Les Dragueurs est l’un des films les plus justes de son auteur. Laissons le mot de la fin à Mocky : « La morale de l’histoire est que la femme idéale ne se trouve pas sur le trottoir. »
Fernand Garcia
Les Dragueurs, est édité par ESC distribution avec en complément une interview avec Jean-Pierre Mocky autour du film.
Les Dragueurs un film de Jean-Pierre Mocky avec Jacques Charrier, Charles Aznavour, Dany Robin, Dany Carrel, Estella Blain, Anouk Aimée, Belinda Lee, Nicole Berger, Véronique Nordey, Inge Schoener, Margit Saad, Max Montavon, Gérard Darrieu, Jean Roquelle, Gérard Hoffmann… Scénario Jean-Pierre Mocky. Adaptation & dialogues : Jean-Pierre Mocky, Jean-Charles Pichon & Louis Sapin. Directeur de la photographie : Edmond Séchan. Décors : Max Douy. Montage : Armand Psenny. Musique : Maurice Jarre. Producteur : Joseph Lisbona.Production : Lisbon Films. France. 1959. 77 minutes. Noir et blanc. Tous Publics.