Certains disent que Les damnés ne pleurent pas est un remake libre et une souche plus austère du réalisme d’art et d’essai européen du film de Pier Paolo Pasolini Mamma Roma (1962), ou que ça ressemble à un mélodrame sirkien hollywoodien avec l’émotivité haute du feuilleton arabe ou qu’il y a quelque chose de Rainer Werner Fassbinder, tant dans les thèmes sexuels que dans les compositions de Fyzal Boulifa. Les damnés ne pleurent pas est aussi le titre du film avec Joan Crawford The Damned Don’t Cry (L’esclave du gang, en français), réalisé en 1950. Le dernier film de Boulifa est-il vraiment un remake, un hommage, une imitation, ou un film indépendant en soi ?
Le cinéaste Fyzal Boulifa répond : « J’ai emprunté le titre d’un mélodrame de Joan Crawford des années 50. Je trouvais qu’il exprimait bien ce mouvement de propulsion en avant que je recherchais avec ce type de structure narrative. Je me suis rendu compte que ce style était proche des romans mélodrames du XIXe — dont ceux de Thomas Hardy que j’apprécie particulièrement — ainsi que des films et soap operas qu’ils ont inspirés. Si ce style est aujourd’hui démodé, il fait cependant référence aux coups du destin qui touchent les classes ouvrières et populaires. Mais le film Mamma Roma de Pasolini est l’influence la plus évidente ainsi que Les Nuits de Cabiria fut aussi une grande inspiration, notamment pour le personnage de Fatima-Zahra et pour la parade musicale qui clôture le film. J’ai regardé de nombreux mélodrames classiques. Caroline Champetier, la directrice de la photographie, et moi-même avons beaucoup parlé de Sirk, de sa manière d’utiliser l’ironie et la couleur, et de Fassbinder pour l’importance des plans serrés et la prestance des comédiens. Mais nous étions d’accord qu’un pastiche ne serait pas vraiment intéressant, que les références doivent être assimilées. Au lieu de trop s’inspirer d’autres films, il fallait surtout trouver les outils mélodramatiques qui serviraient à amplifier naturellement un style lui-même réaliste ».
Fyzal Boulifa, réalisateur anglo-marocain est né en Angleterre avec une double culture. Ilcompte parmi les meilleurs nouveaux réalisateurs d’Outre-manche. En 2012, il réalise The Curse qui a obtenu plusieurs Prix : Festival de Cannes (Prix Illy, Quinzaine des Réalisateurs), Clermont-Ferrand (Mention spéciale du jury), Fuji (Meilleur court-métrage), Hamptons (Prix Golden Starfish du Meilleur court-métrage), Dubaï (Best Short Film).
En 2015, il réalise Rate me qui gagne aussi de nombreux Prix : Festival de Cannes (Prix Illy, Quinzaine des Réalisateurs), Toronto (Mention honorable), Leeds (Meilleur court-métrage UK), AFI Fest (Mention spéciale), Festival du nouveau cinéma de Montréal (Mention spéciale).
En 2019, il réalise avec l’aide de la BBC Film, du BFI et de Creative UK Lynn + Lucy, qui explorait l’amitié complexe entre deux femmes de la classe ouvrière anglaise. Il était sélectionné au Festival du film San Sebastián, Zurich, Londres… Il a obtenu des Prix aux : Festival de Marrakech (Meilleure actrice), Festival de Macao (Meilleur réalisateur, Meilleure actrice), Festival Les Arcs (Meilleure actrice), Festival du film de Vilnius (Meilleur réalisateur, Meilleure actrice). Ce film n’est jamais sorti en France.
Le cinéaste revient sur les écrans en 2022 avec cette histoire d’une mère et de son fils qui essaie de vivre mais restent en marge d’une société marocaine partagée entre tradition et modernité : la mère après son viol est rejetée dans un régime politique oppressif et une société patriarcale qui marginalise les pauvres et les homosexuels au Maroc. Seulement un citoyen marocain sur cinq trouve l’homosexualité « acceptable », du moins selon un sondage de 2019. Selon le cinéaste : « Être gay est en effet illégal au Maroc, tout comme les relations sexuelles hors mariage. Mais cela ne veut pas dire pour autant que si vous allez sur l’application Grindr au Maroc, vous n’y trouverez pas plein d’activité. Ces lois affectent, de façon disproportionnée, les pauvres. Si vous avez de l’argent, les gens sont plus enclins à fermer les yeux. Il n’y a pas si longtemps, lorsque la castration chimique était encore en vigueur au Royaume-Uni, Tanger était considéré comme un refuge pour les homosexuels anglais ».
Mais les opposants au Maroc selon Human Rights Watch ne sont pas beaucoup mieux traités que les damnés de ce film par le système politique. Pour les écraser : un ensemble de mesures conçues pour faire subtilement taire les journalistes critiques, les dissidents et les militants des droits humains qui ont refusé d’adoucir leur ton ou de s’exiler.
Les deux derniers films de Boulifa se situent peut-être entre le néo-réalisme et le mélodrame. Le cinéaste qualifie son Lynn + Lucy de Sirkien, avec son cadre familial suffocant, son intérêt pour les femmes ordinaires et pour la question du statut social alors que Les Damnés ne pleurent pas accepte plus aisément certains éléments formels du mélodrame : la richesse et l’intensité des couleurs par exemple, ou la récurrence des bijoux et des choses qui brillent.
Après sa première au festival de Venise dans la section parallèle Lido Giornate degli Autori 2022 et avec plusieurs d’autres films qui sont apparus dans des festivals cette année (comme The Blue Caftan et Joyland ) qui font un vrai pas en avant dans leur manière de représenter la situation des personnes homosexuelles dans les pays à majorité musulmane, Les damnés ne pleurent pas qui est une coproduction franco-belgo-marocaine et de la BBC, est sélectionné aussi au BFI London Film Festival 2022.
Ses deux comédiens principaux et la majorité de ses acteurs ne sont pas professionnels. Le français Antoine Reinartz est l’un des rares acteurs professionnels du film. Ayant déjà travaillé avec des non-professionnels sur ses films précédents. Selon le cinéaste, le casting de son dernier était difficile : « Il me semble que quatre vingt-dix pourcent du travail se situent dans le choix initial des acteurs. Par expérience, trouver des comédiens non professionnels reste toujours assez chaotique et hasardeux, et ce même dans un pays où le casting est moins « industrialisé » comme au Maroc… Je me doutais que Selim serait difficile à trouver, compte tenu de la nature de sa relation homosexuelle avec Sébastien, mais nous avons finalement rencontré Abdellah assez tôt dans le processus. Cela s’est avéré plus difficile pour Fatima-Zahra car nous devions trouver un mélange entre son opportunisme endurci et son charme si séduisant et espiègle. Quand j’ai rencontré Aïcha pour la première fois, je l’ai trouvée irrésistiblement magnétique mais elle ne correspondait pas totalement avec ce que j’imaginais. Quand je l’ai rencontrée à nouveau, nous avons travaillé sur des scènes plus exigeantes et elle m’a beaucoup impressionné ».
La musique du film que l’on entend au bar sur le toit d’un hôtel chic avec les danseuses est une partition originale de la chanteuse égyptienne Nadah El Shazly qui évoque le cinéma égyptien de la Nouvelle Vague de l’après-guerre, notamment le film Bab al-Hadid (Cairo Station), où le cinéaste égyptien Youssef Chahine frappera un grand coup dans son troisième film, jetant aux orties toutes les conventions du cinéma populaire pour présenter un drame social dont le lieu unique sera la gare centrale du Caire et ses dépendances. Un film dans la plus pure veine du néoréalisme, tourné en noir et blanc, dont le héros, qu’il interprétera lui-même, est un pauvre hère, Kenawi, recueilli par le gardien du kiosque de la gare. A noter que la musique de Nadah El Shazly ressemble à celle de Tarkan Tevetoğlu, un chanteur turc né à Alzey, en Allemagne. Il est l’un des chanteurs les plus connus de Turquie, où les tabloïds turcs l’ont surnommé le « Megastar ». A l’étranger, il est surnommé « Le Prince du Bosphore ». On a l’impression que les sons du film viennent insister sur la cruauté de ce monde dans lequel il est difficile pour les damnés et les marginalisés de se hisser au sommet de l’échelle sociale.
Boulifa affirme avoir choisi la musique d’El Shazly car : « J’ai senti que la musique avait besoin d’être singulière voire même insolente à l’instar de ces personnages… Conscient que c’est un outil mélodramatique puissant, j’ai accompagné, pour la première fois, mon travail d’une bande son originale. Si je n’avais pas découvert le premier album de Nadah El Shazly, Ahwar, je n’aurais peut-être pas utilisé de musique… Dans le monde arabe, l’Égypte est évidemment associée à l’âge d’or du cinéma arabe et au mélodrame. J’aimais beaucoup l’idée de relier le film à cette tradition. J’ai contacté Nadah et j’ai été ravi qu’elle accepte de travailler sur le film… Nous avons exploré de nombreuses pistes mais avons finalement jugé que l’improvisation, largement utilisée par Nadah sur Ahwar, instaurait parfaitement la précarité et l’existence improvisée des personnages. Puis, nous avons progressivement laissé place à quelque chose de plus élégant et mélodique, afin de s’axer sur l’émotion. Enfin, à mesure que le film tend vers sa fin, nous avons pleinement assumé des sonorités de mélodrame classique.
Collaborant avec la camerawoman préférée de Leos Carax, Caroline Champetier qui a réalisé le travail cinématographique de : Annette, Holy Motors, et le film réalisé par Xavier Beauvois : Des Dieux et des Hommes, Boulifa privilégie des tableaux serrés et composés avec précision éclairant et isolant de petits détails domestiques et décoratifs. Son image dé-saturée, rappelant le peu de choses que les protagonistes du film possèdent.
Fatima-Zahra (Aïcha Tebbae), la cinquantaine, exubérante et glamour avec un maquillage somptueux, et son fils Selim (Abdellah El Hajjouji) de 17 ans, forment un duo : mère et fils dorment dans le même lit et ont une relation parfois toxique et instable. Fauchés, ils errent de ville en ville. Fatima-Zahra est entretenue par des hommes, doit se prostituer et quitter une ville dès que tout va mal, comme lorsqu’elle est agressée par celui avec qui elle couche pour de l’argent, elle ne reçoit aucune aide de la police, à part un sermon et un mépris. Selim, lui, va découvrir l’amour à Tanger, avec Sébastien (Antoine Reinartz), un « français chrétien » déjà en couple avec un parisien mais qui aime flirter avec d’autres hommes. Sa mère finit par trouver un homme croyant et travailleur qui cherche une seconde épouse alors que sa femme sombre dans la dépression après la mort de sa fille. Elle accepte donc d’épouser cet ennuyeux chauffeur de bus, tout comme elle embrasse la religion. Ce faisant, elle rejette son fils. Lorsque chez la famille Selim apprend par hasard sur la vérité longtemps cachée qu’il est né d’un viol de sa mère et non que son père soit mort, le lien mère-fils est tendu et il finit par accepter une série d’emplois qui le conduisent à une sorte de poste de garçon de maison dans un restaurant de luxe appartenant au riche et séduisant français.
D’abord dégoûté le premier jour par les avances de Sébastien, Selim bien que pour l’argent il finit par baiser le mec ce jour même. Puis petit à petit, il accepte la relation intime avec le français. Cependant, cela a des conséquences néfastes sur sa relation avec sa mère qui souhaite épouser le croyant et devenir un honnête citoyen, quitte à refuser de faire revenir son fils dans sa vie. Chacun est une gêne pour l’autre : pour elle, la sexualité de Selim est incompréhensible et elle est une figure trop compromise pour qu’il l’accepte tout le temps comme mère. Bien qu’il y ait des moments fugaces d’intimité et de tendresse avec elle, il maintient une relation amour-haine ambivalent concernant son dégoût envers la sexualité de sa mère et le dégoût de soi à l’égard de ses propres préférences sexuelles.
Le film traite à travers un double portrait l’oppression endurée de manière résiliente de femmes sans hommes, d’hommes sans pères, de familles conservatrices puritaines qui ne pardonnent pas les brebis galeuses, de villes avec des gens impitoyables, des Occidentaux qui jouent en toute impunité avec les sentiments et les corps des pauvres marocains… Il peut être décrit comme un morceau de probabilité ressemblant au film Close-Up, du légendaire Abbas Kiarostami. Il pose des questions difficiles sur la moralité et les traditions dans la société marocaine sans donner des réponses ni conclusions nettes.
Bien que Boulifa décrive sans haine un Maroc peu tendre avec les damnés, son film ne se distingue pas d’une immersion complète. Le cinéaste essayant de relier les composantes de sa propre identité culturelle, ne jugeant pas ses personnages même s’ils vivent dans le dégoût de soi, ce qui très souvent pousse le film dans une dimension pathétique où la fluidité et le rythme font défaut.
Ce qui est certain, c’est que les thèmes abordés par le film rendent Les Damnés ne pleurent pas plus intéressant qu’il ne l’est. On ne comprend pas si bien pourquoi Fatima-Zahra s’accroche soudainement à la seule relation qui lui semble stable, la religion comme un moyen de se faire accepter dans la société patriarcale, car son choix n’est pas très convaincant ni pour elle ni pour ceux qui rejettent les religions en pensant comment un Dieu juste pourrait permettre le mal et la souffrance manifestement présents dans une majorité de la population mondiale ? Il est également difficile de voir pourquoi un ancien complice parfois vu dans le film drogué finit subitement par piéger Selim en le mettant en prison. Est-ce l’idée du cinéaste de tenter de plonger ses personnages dans le désespoir, de les manipuler habilement avec des obstacles dramaturgiques ?
Le film de Boulifa manque le nœud dramatique le plus puissant qui se produit vers la fin de l’histoire (climax), le point culminant du récit oùon assiste à une confrontation protagoniste/antagoniste, ou un compte à rebours particulièrement palpitant. C’est le moment le plus intense de l’intrigue. Bien qu’il s’agisse d’une histoire universelle sur la relation entre une mère et son fils, d’un conte initiatique sur la nécessité de couper le cordon pour enfin voler de ses propres ailes, ce perpétuel va-et-vient sentimental entre fusion et rejet nous tient à distance constante des personnages. On a l’impression que le cinéaste manque de savoir exactement ce qu’il veut nous montrer. Il est également difficile de sympathiser avec son choix de personnages, voire d’acteurs car il leur a donné des rôles saccadés, contrairement au film américain avec Joan Crawford avec qui donne une performance vraiment mémorable où elle ne reculera devant rien pour arriver au sommet. Elle séduit un comptable timide, joué magistralement par Kent Smith pour rejoindre la foule, seuls deux se rendent compte qu’ils sont pris au piège.
Ce n’est pas le cas dans le film marocain où les personnages ne se rendent pas compte qu’ils sont coincés comme la majorité de la population de cette planète. Mais qui n’est pas piégé en permanence ? Si vous réfléchissez bien ou ne vivez pas dans le déni, la vie n’est qu’un jeu, un rêve pour le sage, un jeu pour le fou, une comédie pour le riche, une tragédie pour le pauvre. Doit-on jouer le jeu ou pas ? La réponse est oui si nous sommes conscients que nous jouons un rôle comme un acteur au théâtre qui sait qu’il joue !
Un film intéressant à voir malgré ses défauts.
Norma Marcos
Les damnés ne pleurent pas (The Damned Don’t Cry), un film de Fyzal Boullifa avec Aïcha Tebbae, Abdellah El Hajjouji, Antoine Reinartz, Moustafa Mokafih, Walid Chaibi, Sawsen Kotbi… Image : Caroline Champetier. Décors : Samuel Charbonnot. Costumes : Cécile Manokoune. Son : Bruno Schweisguth. Montage : François Quiqueré. Production : Vixens. Coproduction : Frakas Productions – Kasbah Films. Distribution (France) : New Story (Sortie le 26 juillet 2023). France -Belgique – Maroc. 2022. 111 minutes. Couleur. Format image : 1,85 :1. Son : 5.1. Tous Publics.