Les Dames du Bois de Boulogne – Robert Bresson

La nuit. Les spectateurs quittent le théâtre de l’Atelier, le spectacle vient de s’achever. Jacques (Jean Marchat) et Hélène (Maria Casarès) montent dans un taxi qui file dans l’obscurité. Hélène semble perdue dans ses pensées. Rompant le silence, Jacques murmure : « Je n’ai pas réussi à vous distraire. » Hélène ne répond pas. « Vous souffrez. » poursuit Jacques, son plus vieil ami. Il connaît la douleur qu’elle ressent. Elle qui a tout sacrifié pour Jean (Paul Bernard), un amant qui ne l’aime plus. Impassible, Hélène laisse perler une larme au coin de l’œil, accrochée à l’espoir de raviver cet amour perdu. Jacques la met en garde : « Il n’y a pas d’amour, Hélène, il n’y a que des preuves d’amour. » Le taxi s’arrête. Ils descendent, Jacques lui avoue son amour, mais elle reste distante. « La pièce était bien longue » conclut-elle avant qu’ils se séparent. L’ascenseur la dépose devant son appartement. A l’intérieur, Hélène, surprise, retrouve Jean…

« Il n’y a pas d’amour, Hélène, il n’y a que des preuves d’amour. » Hélène aime encore profondément Jean, mais elle pressent, tout en redoutant l’admettre, que l’amour de Jean s’est peu à peu effacé, pour laisser place à une simple amitié. Dans une séquence admirable (et le film en regorge), Hélène tente de sonder les sentiments de Jean. Elle se met en position de la femme qui sent son amour décliner. Les deux années passées ensemble ont peu à peu éteint la flamme, jusqu’à annihiler le désir. « L’ascenseur monte et ne me bouleverse plus, » confie-t-elle. Hélène attend de Jean une « preuve d’amour », un geste qui confirmerait que leurs sentiments subsistent, mais rien ne vient. Jean profite de cet aveu pour mettre fin à leur histoire. Leurs cœurs se sont détachés l’un de l’autre. Bouleversée, Hélène cache ses véritables sentiments. Elle n’ose plus le regarder dans les yeux et le voit quitter son appartement. Cette fois, les larmes coulent sur ses joues. Enfermée dans son appartement, submergée par la douleur, Hélène décide de se venger de Jean et de le détruire.

Hélène échafaude une machination terrible. Elle retrouve deux anciennes voisines de la campagne, une mère, Madame D. (Lucienne Bogaert), et sa fille, Agnès (Elina Labourdette), qui ont sombré dans la pauvreté après leur arrivée à Paris. Agnès, qui « voulait vivre pour la danse et non danser pour nous faire vivre », a dû se résigner à utiliser ses talents dans des boîtes de nuit. Désormais, elles survivent en accueillant une clique d’admirateurs dans le salon de leur appartement. Agnès est devenue une « grue », une prostituée par nécessité, acceptant cette condition insupportable avec résignation. Hélène leur vient en aide, mais dans un but précis : pousser Jean dans les bras d’Agnès.

Une rencontre, faussement fortuite, est organisée par Hélène près de la cascade du Bois de Boulogne. Tout se déroule comme prévu : Jean succombe au charme d’Agnès. Pourtant, malgré ses avances insistantes, Agnès refuse cet amour. Puis, une nouvelle rencontre sous la pluie : « J’ai de la chance », lance Jean. « Moi pas », répond Agnès.

Les Dames du Bois de Boulogne est comme une larme glissant sur une joue, un voyage à travers les méandres des sentiments. Chaque mot, chaque geste, est savamment mesuré. Tout, renvoie à l’image. Chaque réplique trouve son écho dans la mise en scène, tout s’insère magnifiquement dans une réalisation d’une incroyable intelligence. Le film semble se dérouler dans un temps suspendu. Ce qui commence par des badinages légers se transforme en tragédie. Agnès, prise dans cette toile d’araignée, n’ose avouer son passé à Jean. Incapable de se défaire de ce piège, elle finit par épouser Jean. La vengeance d’Hélène, l’amante blessée, est terrible. Dans ce monde de conventions et d’hypocrisie bourgeoise, Hélène n’a plus qu’à révéler à Jean la perfidie de son plan : la femme qu’il a épousé est une prostituée. « Tous ses amants sont chez vous. Et il y a foule. »

Dans une avant-dernière séquence d’une mise en scène extraordinaire, Jean, désorienté, tente de quitter la cour de son hôtel particulier, où se déroule la réception après le mariage. Il heurte une voiture. Hélène apparaît alors dans l’encadrement de la portière, se révélant et disparaissant au rythme des mouvements du véhicule. Pour la première fois, elle esquisse un sourire avant de disparaître dans l’obscurité, tandis que Jean quitte enfin la cour. Jean, dévasté, revient après la fête. Il retrouve Agnès dans sa chambre entourée de fleurs. Agnès, les larmes aux yeux, est aux portes de l’au-delà, l’agonie de la vie emportant avec elle les désillusions. Mais l’amour peut-être un remède au néant de la mort. Dans une dernière séquence bouleversante, Agnès, reprenant les mots d’Hélène, se bat pour « vivre ». Le sublime « Je reste » qui conclut cette scène ouvre l’histoire à une autre dimension, celle des sentiments à l’état brut.

Les Dame du Bois de Boulogne, s’inspire librement de l’épisode de Madame de la Pommeray, raconté dans Jacques Le Fataliste et son maître de Diderot. Le récit est transposé à l’époque contemporaine, mais atemporel, le Paris du film est une sorte d’abstraction absolue. Robert Bresson demande à Jean Cocteau d’écrire les dialogues du film. Bresson avait déjà écrit quelques dialogues et voulait intégré des bribes de Diderot. Il demande à Cocteau revoit l’ensemble et d’ajouté sa touche et du lien, dans un style classique, littéraire et moderne. « J’aime l’or, il vous ressemble, chaud, froid, clair, sombre, incorruptible… ». Le dialogue est une merveille.

Les Dames du Bois de Boulogne est le deuxième et dernier film de Robert Bresson avec des acteurs professionnels. Par la suite, il ne travaillera plus qu’avec des amateurs, ou des « modèles » selon ses propres termes. Il cherche à s’éloigner du spectacle cinématographique, qu’il considère n’être qu’une extension du théâtre, pour atteindre l’essence même de l’art cinématographique. En renonçant à la psychologie apparente des personnages, il met ses « modèles » dans des situations précises, et son rôle consiste à « ordonner ce qu’il provoque ». Cette recherche d’une nouvelle voie vise à exprimer un vécu totalement neuf à l’écran, à atteindre le temps pur de la vie.

Pour Bresson, tout dans Les Dames du Bois de Boulogne est théâtral et conventionnel. Pourtant, il faut souligner que les acteurs, et surtout les actrices, y sont absolument remarquables. Elina Labourdette (Agnès) bouleverse par sa simplicité, tandis que Maria Casarès (Hélène) livre une performance extraordinaire. À revoir aujourd’hui, son interprétation reste l’une des plus formidables de l’histoire du cinéma français, empreinte d’une justesse parfaite. Toutefois, Casarès a évoqué des difficultés dans sa collaboration avec Bresson. Il cherchait à tout contrôler sur le plateau. « Je l’ai vu une fois se promener devant moi pendant vingt minutes, répétant une petite phrase que je devais dire ensuite, spontanément d’ailleurs. Cette phrase, c’était : “Ah ! Jean, vous m’avez fait peur”, et je ne l’oublierai jamais. Il cherchait l’intonation qu’il jugeait juste pour me l’inculquer avant de tourner. Mais alors, que devenait le comédien ? Un robot, une marionnette ? » (Maria Casarès, entretien télévisé, 16 mars 1958). Les Dames du Bois de Boulogne marque la fin de la première période de Robert Bresson.

Les Dames du Bois de Boulogne exercera une influence considérable sur le cinéma français. Défendu en son temps par Jacques Becker, qui écrivait : « Je pense, moi (et j’ose ainsi m’exprimer), que ce film présente un extraordinaire intérêt parce qu’il a un style et, qui est plus, un style absolument neuf » (L’Ecran français, 17 octobre 1945). Ce film est devenu l’un des piliers de la Nouvelle Vague, admiré notamment par François Truffaut et Jean-Luc Godard. Son influence s’étendra également au Nouveau Roman, avec Marguerite Duras et Alain Resnais, pour des œuvres comme Hiroshima mon amour ou L’Année dernière à Marienbad.

Les Dames du Bois de Boulogne, film d’une infinie richesse, est un diamant du cinéma français. Un véritable chef-d’œuvre.

Fernand Garcia

Les Dames du Bois de Boulogne, une édition 4K Ultra-HD – Blu-ray et en DVD de Rimini Editions avec en suppléments : Interview de Pierre Murat, critique de cinéma (40 minutes). Pierre Murat nous offre une analyse éclairée du film, qu’il qualifie de « absolument passionnant ». Il y explore les multiples dimensions de cette œuvre singulière et la place qu’elle occupe dans la filmographie de Robert Bresson. Interview de Robert Bresson – Archive INA (20 minutes). Extrait de l’émission Au cinéma ce soir, diffusée le 5 mai 1972, où Robert Bresson réagit à la rediffusion de Les Dames du Bois de Boulogne. Ce document rare est d’une grande richesse : Bresson partage des clés pour mieux comprendre son évolution en tant que cinéaste, tout en revenant sur les difficultés du tournage et ses rapports avec les acteurs. Il exprime ses regrets sur certains aspects du film, mais se réjouit des progrès accomplis depuis, notamment pour « empêcher complètement le jeu théâtral et retrouver le ton de la vie ». Il évoque également la performance de Maria Casarès, qu’il décrit comme « merveilleuse », soulignant son talent de tragédienne. Tourner sous l’Occupation par Jean Ollé-Laprune (27 minutes). L’historien explore le contexte de la production cinématographique française pendant l’Occupation (1940-1944), une période paradoxalement très prolifique. Jean Ollé-Laprune situe le tournage de Les Dames du Bois de Boulogne dans ce cadre, en 1944, après la captivité de Robert Bresson et don premier film, Les Anges du péché. Le document retrace le rôle de figures importantes comme le producteur indépendant Raoul Ploquin, la Continental Films, Jean Cocteau, et évoque les conditions de réalisation du film. Une édition incontournable pour toute collection cinéphile digne de ce nom.

Les Dames du Bois de Boulogne, un film de Robert Bresson avec Maria Casarès, Elina Labourdette, Paul Bernard, Lucienne Bogaert, Jean Marchat, Yvette Etievant… Scénario et adaptation : Robert Bresson d’après Jacques le Fataliste et son maître de Diderot. Dialogue : Jean Cocteau. Directeur de la photographie : Philippe Agostini. Décors : Max Douy. Montage : Jean Feyte. Musique : Jean-Jacques Grunenwald. Directeur de production : Robert Lavallée. Producteur : Raoul Ploquin. Production : Les Films Raoul Ploquin. France. 1944-1945. 1h26. Noir et blanc. Format image : 1,33:1 – 16/9e Son Français DTS-HD Dual Mono. Audio description et sous-titres sourds et malentendants. Tous Publics.