1901, République du Chili. José Menéndez (Alfredo Castro), propriétaire d’un territoire immense, engage deux hommes, MacLennan (Mark Stanley), ex-lieutenant de l’armée britannique et Bill (Benjamin Westfall), Américain originaire du Texas. Menéndez a le projet d’étendre ces terres afin d’accroître ses pâturages pour les moutons et d’ouvrir une route vers l’Atlantique. Sur ses terres vivent des populations autochtones qui gênent les ambitions de Menéndez. Les deux mercenaires ont pour mission de « civiliser » ce territoire. Ils sont accompagnés dans leur sinistre périple par Segundo (Camilo Arancibia), un métis. Ce long voyage vers la fin du monde, révèle la nature profonde et réelle de ces trois hommes…
Felipe Gálvez et Antonia Girardi, sa scénariste, livrent avec Les Colons une œuvre cinématographique puissante. Fortement documenté, le film raconte la naissance d’une nation, de la mainmise de la bourgeoisie sur des territoires immenses, de la propagation du capitalisme jusqu’au bout du monde en Terre de feu. Evidemment, tous les moyens sont bons, au premier rang duquel l’élimination des peuples autochtones, et en particulier des Indiens Selk’nam, victimes d’un génocide. Felipe Gálvez et Antonia Girardi mélangent les personnages ayant réellement existé avec d’autres inventés.
José Menéndez est l’un des plus grands propriétaires, famille célèbre au Chili, il existe encore des rues, des lieux à son nom. Tout comme son contremaître MacLennan, véritable mythe au Chili. Tout comme Moreno que les trois hommes rencontrent au cours de leur voyage. Moreno était chargé d’établir la frontière entre le Chili et l’Argentine. Ces relevés vont définir les frontières. Le récit des exactions à l’encontre des Indiens est à l’époque rapporté par la presse. Ils sont si horribles que le président Montt de la jeune République du Chili, diligente un juge pour vérifier la véracité des faits. Processus judiciaire qui n’aboutira à rien, dont il ne reste que les minutes. L’histoire tragique des Indiens Selk’man va sombrer dans l’oubli. Le film s’appuie sur des faits historiques, des témoignages retranscrits, mais aussi sur des romans, des récits populaires, des peintures et bien sûr du cinéma.
Felipe Gálvez s’appuie sur une dramaturgie classique, le voyage d’un groupe qui participe d’événements qui font sens et témoignent d’une époque. Il utilise un dispositif de mise en scène en triangle. Son montage rompt parfois l’aspect classique de son découpage. Gálvez, fort heureusement, n’élude pas la violence, il emboîte le pas de Samuel Fuller ou de Martin Scorsese, et la présente comme une abomination sur laquelle s’est bâtie une nation.
« La violence, c’est un peu la musique du film, sa tonalité. Raconter cette histoire occultée sans montrer la violence, la brutalité que cela a été, cela aurait été pour moi une faute impardonnable, un compromis inacceptable au regard de l’Histoire et des victimes. Il y a eu tellement peu d’opportunités, dans le cinéma chilien, de mettre en scène cette chasse aux Indiens, qui étaient un peuple pacifique. J’ai mis neuf ans à faire ce film et je ne l’envisageais pas autrement. Je me devais d’être explicite et clair sur ce qui s’est réellement passé. Cela relevait de ma responsabilité de cinéaste. » Felipe Gálvez
Hasard des sorties, Les Colons et Killers of the Flower Moon partagent plusieurs points communs. Felipe Gálvez et Martin Scorsese racontent une histoire oubliée, effacée. L’action des deux films se déroule à la même époque. Ils racontent la spoliation et le massacre des tribus indiennes en utilisant la forme du western, l’un dans les grands espaces, l’autre en milieu urbain. Les deux femmes autochtones, des Colons et de Killers of the Flower Moon, partagent un même destin tragique et complexe.
Le Colons reprend des figures du western, genre populaire et majeur du XXe siècle. « Le cinéma a toujours promu l’image du colonisateur. À travers les films d’aventures s’est construite toute une culture fascinée par l’image de l’étranger, du colon débarqué en Amérique Latine. Soit un génie, soit un scientifique, soit un fou. Puis le western a transformé les processus de colonisation en un divertissement, où les Indiens représentaient le danger et la barbarie, fonctionnant presque comme une propagande pour les nouveaux États nations, et leurs idéaux de civilisation et de progrès. » Felipe Gálvez
Il serait toutefois excessif de réduire le western au simple virilisme et à une démarche impérialiste, tant le genre est vaste et composé d’approches différentes. Il en va autant des incontournables et chefs-d’œuvre du western, tous comme des petites séries B, bien des aspects de la conquête de l’Ouest, de la vie des pionniers, des hors-la-loi, des chercheurs d’or, des familles, des guerres, des batailles, du génocide des tribus indiennes, ont été abordés entre exaltations conquérantes et regards froids et réalistes. Au fil des époques, le genre à connu de nombreuses mutations, remises en cause et déconstruction.
Felipe Gálvez ne présente pas des héros, mais des brutes, des barbares. Il utilise une forme qui oscille entre cinéma classique et cinéma moderne. La manière dont Felipe Gálvez filme le périple de ses trois protagonistes, son cadre, son format (1,33), évoque tout autant les westerns de John Ford ou de Raoul Walsh que les films de guerre.
MacLennan, Bill, et Segundo représentent trois archétypes du western et du cinéma d’aventure. Leur relation n’est pas sans évoquer le cinéma de John Huston et en particulier Le Trésor de la Sierra Madre (The Treasure of the Sierra Madre, 1948).
MacLennan est un mercenaire, ex de l’armée britannique dont il a conservé la veste de l’uniforme rouge. Il est la personnification du cinéma d’aventure coloniale mettant en scène l’armée britannique. On pense à L’Homme qui voulut être roi (The Man Who Would Be King, 1975), encore Huston, mais aussi aux films d’Henry Hathaway dont Les trois lanciers du Bengale (The Lives of a Bengal Lancer, 1935) avec sa violence sadique.
Bill, originaire du Texas, défini par Menéndez comme un homme qui peut sentir un Indien à des kilomètres. Bill est un tueur. Descendant des psychopathes racistes, de véritables ordures sanguinaires, telles que mis en scène dans les westerns des années 60/70. Ce type de personnages finissait généralement leur sinistre carrière criblée de balles ou de flèches, abandonnée aux charognes.
Segundo, n’est pas un Indien, c’est un métis et cette précision est importante pour le comprendre. Il est peut-être né d’un viol, en tout cas, ses réactions à l’horreur sont celles d’un homme dans l’entre-deux. Segundo est un personnage contradictoire et complexe. Ni blanc, ni Indien, il cherche sa place et son identité sur ses terres de désolation. Il est le rejeton du cinéma politique et mystique de Glober Rocha et de Miguel Littin.
Les trois cachent un secret sur leur identité ou leur origine. Quant à Kiepja, l’Indienne, ex femme à tout faire du Colonel Martin, campagne de Segundo, et tout comme lui, mais pour des raisons différentes, elle est dans l’impossibilité de retourner vers sa tribu. Elle change son nom en Rosa, mais garde sa culture. Sorte de semi-intégration sans perdre la mémoire de ses origines. Rosa refuse d’exécuter les directives de Vicuña (Marcelo Alonso), pour son film « documentaire », reconstitution des nouvelles mœurs des « civilisés » du bout du monde.
Les Colons fonctionne sur une grille d’analyse marxiste. Le film décrit l’expansion du capitalisme par la spoliation des terres. José Menéndez est un pur capitaliste de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Il construit un empire à partir des propres règles, la vie humaine n’a aucune valeur, qu’il soit blanc (le contremaître abattu au début) ou Indiens. Les Selk’nam sont victimes d’un véritable génocide. Massacre après massacre, José Menéndez engrange les terres, sa puissance augmente au point que le gouvernement mandate un juge pour vérifier les récits de la presse. Mais cela ne mène à rien. Menéndez est filmé comme Don Vito Corleone dans Le Parrain (The Godfather, 1972), confinait la pénombre de sa maison avec sa famille et ses conseillers. L’histoire officielle s’écrit sur l’oubli des damnés de la terre.
Fernand Garcia
Les Colons (Los Colonos), un film de Felipe Gálvez Haberle avec Camilo Arancibia, Mark Stanley, Benjamin Westfall, Alfredo Castro, Marcelo Alonso, Sam Spruell, Mishell Guaña, Adriana Stuven… Scénario : Felipe Gálvez & Antonia Girardi.Image : Simone D’Arcangelo. Décors : Sebastián Orgambide. Costumes : Muriel Parra. Son : Tu Duu-Chih et Tu Tse Kang. Montage : Matthieu Taponier. Musique : Harry Allouche. Producteurs : Giancarlo Nasi, Benjamín Domenech, Santiago Gallelli, Matías Roveda, Emily Morgan, Thierry Lenouvel, Stefano Centini. Production : Quijote Films – Rei Cine – Quiddity Films – Ciné-Sud – Volos Films. Distribution (France) : Dulac Distribution (sortie le 20 décembre 2023). Chili – Argentine – Taiwan – Royaume-Uni – Danemark – Suède – Allemagne. 2023. 97 minutes. Couleur. Format image : 1.50 :1. Prix de la critique internationale – Un Certain Regard – Festival de Cannes, 2023. Tous Publics avec avertissement : La Commission propose une autorisation pour tous publics, assortie d’un avertissement, pour ce film qui, dans un climat général très lourd, présente des exactions extrêmement brutales et sanglantes de la part des employés d’un riche propriétaire envers les populations indiennes du Chili au temps de la colonisation. Cette autorisation serait assortie de l’avertissement suivant : « Plusieurs scènes d’une grande violence – meurtres, viols, féminicides – peuvent heurter un public sensible ».