Reinhard Heydrich (Hans Heinrich von Twardowski), représentant d’Hitler, règne d’une main de fer sur les Tchèques, ce qui lui vaut le surnom de « Le Bourreau ». Sous un immense portrait du Führer, une grande réunion est organisée au château de Hradzin, surplombant Prague, où il a pris ses quartiers. Officiers nazis et responsables civils de la capitale sont rassemblés pour discuter d’un problème épineux : les ouvriers de l’usine Skoda refusent de travailler pour les nazis et se sont mis en grève. Pour Heydrich, la situation est intolérable. Il considère ces ouvriers comme des porcs immondes. Trouvant dérisoire l’idée de fusiller seulement 50 hommes sur les 50 000 que compte l’usine, il ordonne l’exécution d’au moins 500 ouvriers…
Depuis son exil aux États-Unis, Fritz Lang n’a jamais cessé de s’intéresser aux événements en Allemagne et en Europe. Après l’Anschluss et le plébiscite organisé par les nazis en 1938 pour le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, il entreprend l’écriture d’un scénario anti-nazi intitulé Men Without a Country. Cependant, en 1939, la Paramount rejette le projet, le sujet étant jugé trop sensible et en opposition avec la politique américaine de l’époque. À ce moment-là, Charlie Chaplin est l’un des rares à oser défier ouvertement le régime nazi avec Le Dictateur, un film tourné sous la menace de censure et de boycott.
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Le président Roosevelt maintient une politique isolationniste, malgré l’entrée en guerre de la France et de l’Angleterre. Ce n’est qu’après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, que les États-Unis rejoignent officiellement le conflit mondial. Dès lors, l’État fédéral mobilise les studios d’Hollywood pour l’effort de guerre, les incitant à produire des films de propagande. De grands cinéastes comme John Ford, Frank Capra et William Wyler partent sur le front, ramenant des kilomètres de pellicules qui serviront à la réalisation de documentaires, notamment pour la série Pourquoi nous combattons. D’autres réalisateurs, comme Alfred Hitchcock, contribuent à l’effort avec des courts métrages patriotiques tels que Bon voyage (1944) et Aventure malgache (1944).
Fritz Lang s’inscrit alors dans cette dynamique et entame ce que l’on désigne souvent comme sa période anti-nazie, comprenant quatre films réalisés entre 1941 et 1946 : Chasse à l’homme (Man Hunt, 1941), Les bourreaux meurent aussi (1943), Espions sur la Tamise / Le ministère de la peur (Ministry of Fear, 1944) et Cape et poignard (Cloak and Dagger, 1946). Pourtant, rien n’aura été simple pour Lang. Le scénario de Chasse à l’homme était initialement destiné à John Ford, mais après son départ du projet, Darryl F. Zanuck choisit de le confier à Fritz Lang. Chasse à l’homme raconte la traque d’un homme en Pologne, déterminé à abattre Adolf Hitler. Sous la direction de Lang, le film prend une tournure de rêve cauchemardesque, marquant son premier film ouvertement anti-nazi.
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Cependant, la suite à la Fox est chaotique. Après quelques jours de tournage sur Confirm or Deny (1941), un film d’amour sur fond de bombardements à Londres inspiré d’une histoire de Samuel Fuller, le studio le remplace par Archie Mayo. La même mésaventure se répète sur le film noir La Péniche de l’amour (Moontide, 1942), avec Jean Gabin et Ida Lupino, où Lang est à nouveau évincé après seulement quatre jours de tournage, et Archie Mayo prend une fois de plus sa place.
Fritz Lang et Bertolt Brecht avaient déjà collaboré sur un projet sous la République de Weimar, qui n’avait finalement pas abouti. En juin 1942, ils commencent à écrire Les Bourreaux meurent aussi, inspiré de l’assassinat du SS-Obergruppenführer Reinhard Heydrich à Prague par la résistance tchèque. Lang parvient à trouver un producteur indépendant, Arnold Pressburger, qui réussit à convaincre United Artists de distribuer le film. Lang libéré de son contrat avec la Fox, devient en apportant le scénario, devient coproducteur du film auprès de Pressburger.
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Arnold Pressburger était arrivé aux États-Unis en 1941, après une escale à Londres en 1937, où il avait rejoint le grand producteur Alexandre Korda, avec qui il avait travaillé dans les années 1920. Pressburger fut l’un des plus importants producteurs de l’avant et de l’entre-deux-guerres en Allemagne. En 1935, les nazis l’obligèrent à vendre ses biens dans le cadre de l’aryanisation du pays, et sa société Cine-Allianz fut absorbée par l’UFA. Aux États-Unis, Arnold Pressburger ne produit que quatre films, mais ils s’imposent tous comme des chefs-d’œuvre : Shanghaï Express (The Shanghai Gesture, 1941) de Josef von Sternberg, C’est arrivé demain (It Happened Tomorrow, 1944) de René Clair, Scandale à Paris (A Scandal in Paris, 1946) de Douglas Sirk, et bien sûr, Les Bourreaux meurent aussi. Après son retour en Allemagne, Pressburger produit un dernier film, L’Homme perdu (Der Verlorene, 1951) de Peter Lorre.
Bertolt Brecht rencontrait un petit problème : il ne maîtrisait pas l’anglais. La production et Fritz Lang décident donc de faire appel à John Wexley pour travailler sur la traduction et peaufiner les dialogues en anglais. Brecht accepte cette collaboration, d’autant plus que Wexley, comme lui, est un dramaturge progressiste. Il lui demande même d’approfondir les scènes où intervient le peuple. Le scénario devient une merveille de construction dramatique, avec un dosage admirable au sein des séquences, des montées de suspense saisissantes et des nœuds narratifs surprenants. Le film met également à nu la machine nazie et ceux qui, par idéologie ou opportunisme, se sont mis au service du mal.
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Cependant, un problème survient concernant les crédits du scénario. John Wexley réclame la paternité du script, ce qui lui est accordé, malgré l’intervention de Fritz Lang auprès de la Screen Writers Guild pour soutenir Bertolt Brecht. La Guild privilégie Wexley, parce qu’il débutait sa carrière et, surtout, parce qu’il était américain. Fritz Lang et Bertolt Brecht seront finalement crédités uniquement pour l’histoire. Lang déclara que l’intervention de Wexley ne représentait que dix pour cent du script.
Si le scénario est admirable, la mise en scène de Fritz Lang l’est tout autant. Son sens prodigieux du rythme s’exprime à travers les mouvements et déplacements des acteurs, dans une organisation de l’espace éclatante. Lang orchestre un véritable théâtre de la cruauté, où sa profonde connaissance de la nature humaine et de l’expression des sentiments est omniprésente. Il évite soigneusement de tomber dans le manichéisme. Les Bourreaux meurent aussi, à l’instar de Chasse à l’homme et Espions sur la Tamise, est un thriller saisissant. Fritz Lang tisse quatre intrigues entrelacées, qui interfèrent habilement entre elles. Le film suit ainsi l’auteur de l’attentat, le Dr Svoboda (Brian Donlevy), Masha (Anna Lee), la fille de l’un des otages, le traître à la résistance, Emil Czaka (Gene Lockhart), et l’inspecteur de la Gestapo, Grüber (Alexander Granach).
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Chacun de ces personnages poursuit sa propre logique, leurs trajectoires finissant par se croiser. Lang excelle dans l’exploration des ambiguïtés de l’âme humaine et des difficultés à transcender les cadres moraux. Ainsi, les « bons », comme Masha, désespérée de ne pouvoir sauver son père, otage des nazis, se heurtent à une réalité brutale faite de manipulation, de torture et de mensonges. Le médecin qui assassine Heydrich se retrouve rapidement dans une situation morale inextricable, les nazis menaçant d’exécuter les otages s’il ne se rend pas. Du côté des « méchants », Czaka est un bourgeois opportuniste qui profite de l’occupation pour faire prospérer ses affaires, tout en trahissant la résistance pour informer les nazis. Quant à l’inspecteur Grüber, c’est un enquêteur redoutable, un Sherlock Holmes ou un Columbo de l’occupation, un fonctionnaire de la gestapo. Czaka et Grüber incarnent les deux faces d’une même médaille : celle de l’ignominie humaine, sans aucun scrupule moral, servile face aux puissants.
Dans les années 1950, Les Bourreaux meurent aussi fut considéré comme subversif par le HUAC (House Un-American Activities Committee), qui interpréta certains dialogues comme étant pro-communistes. Cette perception était évidemment influencée par la participation de Bertolt Brecht au scénario, celui-ci étant déjà installé en RDA, ainsi que par la contribution de John Wexley. L’auteur américain, réputé pour ses sympathies communistes, avait en effet assisté à plusieurs réunions du parti. Éléments suffisants pour le mettre à l’index, Wexley fut alors inscrit sur la liste noire, marquant un coup brutal à sa carrière. Les Bourreaux meurent aussi fut retiré des écrans américains et ne réapparut qu’au début des années 1970.
L’alignement des tombes de fortune, dans le plan final, témoigne de la douleur de ceux qui survivent et du sacrifice des anonymes face à la barbarie. Les Bourreaux meurent aussi est un film magnifique, un véritable chef-d’œuvre.
Fernand Garcia
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Les Bourreaux meurent aussi, dans la collection Fritz Lang de Rimini Éditions, est proposé en combo (2 Blu-ray et DVD) dans une excellente restauration HD 2K par Pinewood Studio. Le film est disponible en deux versions : l’intégrale et la version française, raccourcie à l’époque de sa sortie par le distributeur français. Parmi les suppléments de la version longue, Rimini inclut une introduction au film Les Bourreaux en deux versions,, ainsi qu’un entretien avec Bernard Eisenschitz, qui revient sur la réduction de la durée lors de sa sortie en France après-guerre. La version intégrale, quant à elle, n’a été projetée pour la première fois qu’en 1963, bien que pendant longtemps, seule la version courte ait circulé (3 minutes). Bernard Eisenschitz, historien du cinéma, propose également un second supplément intitulé La collaboration Brecht/Lang, une excellente analyse de la relation entre les deux artistes, qui revient longuement sur l’écriture du scénario et la production du film (28 minutes). Sur le deuxième blu-ray, de la version courte, en complément une interview de Nicolas Tellop, essayiste et critique, sur l’engagement politique de Fritz Lang et l’importance du film dans sa filmographie (34 minutes). Et enfin, le film annonce des Bourreaux meurent aussi (3 minutes). Une édition essentielle.
Les bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die!), un film de Fritz Lang avec Brian Donlevy, Walter Brennan, Anna Lee, Gene Lockhart, Dennis O’Keefe, Margaret Wycherly, Nana Bryant, Lionel Stander,, Tonio Selwart, Reinhold Schuenzel, Louis Donah, Arno Frey… Scénario : John Wexley, adaptation et histoire originale de Bertolt Brecht & Fritz Lang. Directeur de la photographie : James Wong Howe. Décors : William S. Darling. Costumes : Julie Heron et Eleonor Behm. Montage : Gene Fowler, Jr. Musique : Hanns Eisler. Producteurs : Arnold Pressburger et Fritz Lang. Production : Arnold Pressburger Films. États-Unis. 1943. Version longue 2h14. Version courte 1h59. Noir et blanc. Format image : 1,37:1. 16/9e Son : Version originale anglaise avec sous-titres français et Version française DTS-HD Dual Mono. Tous Publics.