Le poing d’Alexandre Varda (Bernard Campan) foudroie la maquette de son prochain projet immobilier. Le balsa éclate en morceaux comme sa vie. Alexandre entreprend alors un long voyage qui va le conduire au début du monde, à ses origines. Son bureau parisien d’un quartier d’affaires est déjà loin derrière lui, quand il se réveille à bord du Barbayannis. Il vogue vers l’île grecque de Kalamaki. « Le théâtre grec, c’est le lieu de la tragédie. L’acteur est face au public et il tourne le dos à l’infini de la mer et du ciel. C’est le combat éternel entre le Verbe et la Nature, mais vous devez savoir ça, après tout, vous êtes un Grec… » Grec, Alexandre ne l’est pas tout à fait ou en tout cas, il n’en a pas conscience. Elevé à l’école de République, ses parents, lui interdisait de parler une autre langue que le français à la maison. Il n’imagine pas encore que ce voyage va aboutir à une remise en cause de sa vie. Alexandre est sous le choc de la disparition de sa fille, trop longtemps délaissée, et du désaveu de ses associés, qui le jette comme une merde. Alexandre est en miette. Au bout du voyage, il va construire non pas un nouvel immeuble « moche », mais lui-même au contact des autres.
Les autres, c’est tout d’abord son petit-fils, Yannis, dont Alexandre ignorait jusque-là l’existante. Enfant différent, il est autiste Asperger. « Comment parler à un enfant comme lui » Alexandre, plein de certitude, n’arrive pas à établir le contact avec le petit garçon. Homme pressé, avide de réussite et de pouvoir, il n’a jamais prêté attention aux autres. Il patauge tout autant avec Maraki (Maria Apostolakea), amie de sa fille, en charge du quotidien de l’enfant. Incompréhension de part et d’autre. Alexandre n’est pas au diapason des îliens.
Dans le microcosme de Kalamaki, deux personnages essentiels croisent le chemin d’Alexandre. Kosmas (Metin Arditi), le Pope du village et le professeur Constantin Makropoulos (Panos Kranidiotis), l’intellectuel, mémoire des lieux. Le spirituel et le culturel, l’opposition entre le sacré et le profane, deux piliers antagonistes et complémentaires qui n’auront de cesse que de se confronter. Le pope est un mystique illuminé tout droit sorti d’un roman de Dostoïevski. Le premier dialogue entre lui et Alexandre est l’un des moments les plus surréalistes du film, avec sa fable sur les trois ancres, auquel répond en écho, celle du professeur, sur Atè, l’Egareuse. Deux « mythologies » en action avec lesquelles Alexandre va devoir composer.
Sur l’île, tout semble se dédoubler au regard d’Alexandre. Comme par un étrange effet de miroir, il se retrouve face à Dimitri (Giannis Poimenidis), ambitieux promoteur qui use de la corruption et du mensonge pour arriver à ses fins. Construire et détruire l’environnement et puis partir ailleurs recommencer. Processus destructeur qu’Alexandre connaît sur le bout des doigts. « L’argent toujours l’argent, vous n’avez que ce mot à la bouche » lui jette à la figure Maraki. Elle cumule les boulots pour s’en sortir, vivotant avec les petites courses en taxi-boat. Maraki élève Yannis avec l’amour qu’Alexandre a été incapable de donner à sa fille, obsédé par sa réussite.
Takis Candilis réussit une formidable adaptation du roman de Metin Arditi. Proche du texte, mais aussi variation libre, à connotation autobiographique, tout en restant parfaitement dans l’esprit du roman. L’Enfant qui mesurait le monde, nous offre une époustouflante galerie de portraits, chacun personnage à ses raisons. La mise en scène de Takis Candilis est impeccable, limpide et simple, chaque scène délivre sa petite musique. Il laisse de l’espace aux acteurs et « étire » les silences où se mêlent les doutes et les hésitations.
Takis Candilis organise son espace autour d’Alexandre Varda (discret hommage à Agnès, d’origine grecque aussi). Alexandre est un Modulor bancal, il a sacrifié sa femme et sa fille et oublié de vivre. Sur la terre de ses ancêtres, Alexandre redécouvre par les incessantes mesures de son petit-fils, un système de fonctionnement à échelle humaine. De ces calculs, des poissons aux rangées du théâtre antique, se révèlent une harmonie, entre les êtres et les lieux, entre la dimension intérieure et extérieure, le fameux nombre d’or.
Bernard Campan donne une impressionnante composition d’un homme enfermé dans sa bulle. Il incarne Alexandre, comme s’il s’agissait d’un autiste. Enfermé dans ses certitudes et réfrénant ses sentiments, Bernard Campan fait surgir de son personnage toute la douleur refoulée. Scène saisissante où perdu dans la nuit, il craque pour la première fois. Le plus grand rôle de Bernard Campan. Autour de lui, de superbes actrices et acteurs grecs. Tout d’abord deux femmes à forts caractères, totalement différentes, Maraki et Theofania.
Maria Apostolekea exprime tout autant la hargne qui habite Maraki, que la douleur qui enserre son cœur. Elle joue sur une gamme de tempos qui lui permet de passer d’un état à un autre en l’espace de quelques secondes, du travail de virtuose. Maria Apostolekea a l’âme sauvage et la présence des grandes tragédiennes grecques. Elle est dans le sillage d’Irène Papas et de Melina Mercouri.
Découverte dans la série Salade Grecque (2023) de Cédric Klapisch et dans La tresse (2023) de Laetitia Colombani, Fotini Peluso, actrice italo-grecque, incarne une fille de substitution pour Alexandre. Elle apporte ce zeste de fraicheur et de fausse insouciance de la jeunesse à Theofania.
Impossible de ne pas citer, les autres acteurs grecs, des gueules de cinéma comme on disait dans l’ancien temps, des tempéraments forgés dans la pierre, au premier rang, Stathis Kokkoris, truculent et roublard maire de Kalamaki. Panos Kranidiotis, professeur plus vrai que nature, tout comme Christos Ntovas, parfait en descendant d’immigrés Turcs, pour une mémorable séquence d’Ouzo. Enfin, Metin Arditi, l’auteur du roman, est bleffant en pope grec, lui qui est né à Istanbul au sein d’une famille juive !
Enfin, Raphaël Brottier, dont c’est le premier rôle au cinéma, a puisé son inspiration dans les crises de son petit frère handicapé pour interpréter ce jeune autiste. Raphaël, 9 ans au moment du tournage, exprime avec un naturel désarmant toute une gamme de sentiments et d’attitudes : impatience, colère, irritation, silence, regard fuyant, etc. Ce jeune poitevin, qui a appris le Grec pour le film, est, à n’en pas douter promis à une belle carrière.
La photographie de Yorgos Arvanitis est absolument splendide. Il privilégie l’éclairage naturel et les tons pastel. Son image donne à voir une Grèce authentique, loin des dépliants touristiques. Yorgos écrit avec la lumière, c’est à partir des visages que le décor prend vie. La séquence de la Pâques, est digne des peintres flamands.
La musique joue un rôle essentiel dans L’Enfant qui mesurait le monde, elle surgit du passé tout en propulsant Alexandre vers l’avenir. Une des plus belles compositions de Cyril Morin, douce et mélodieuse. Il se produit un moment magique dans le film, l’action s’arrête pour laisser place à un Rébétiko, « la musique des Grecs chassés de Turquie… Ça parle d’amour, d’amitié, mais aussi de la mort et des douleurs de la vie… ». Complainte magnifique qui atteint jusqu’à l’âme d’Alexandre. « Arrêt », enivrant d’émotion, l’un des tournants du film.
Takis Candilis nous susurre que du négatif, nous pouvons faire surgir le positif, rien n’est jamais définitif, nous pouvons toujours, avec un peu d’effort, aller vers l’harmonie, le Modulor. L’Enfant qui mesurait le monde, est un film lumineux, du grand cinéma.
August Tino
L’Enfant qui mesurait le monde, un film de Takis Candilis avec Bernard Campan, Maria Apostolakea, Raphaël Brottier, Fotini Peluso, Stathis Kokkoris, Panos Kranidiotis, Metin Arditi, Giannis Poimenidis, Dimitris Goutzamanis, Nikolas Politis, Charlie Dupont, Tania Garbarski, Reinhild Steger… Scénario : Takis Candilis, Karim Boukercha, Samy Baaroun avec la participation de Julie Lerat-Gersant d’après le roman de Metin Arditi. Image : Yorgos Arvanitis. Décors : Aliki Kouvaka. Costumes : Katerina Zoura et Delphine Poireau. Son : Ophelie Boully. Montage : Ewin Ryckaert. Musique : Cyril Morin. Producteurs exécutifs : Anna Zografou et Fernand Garcia. Producteurs : Romeo Cirone, Fenia Cossovitsa, Jean-Michel Lorenzi, Anauld De Battiste et Marianne Chenet. Production : Romeo Drive Productions – YTA Productions – France 2 Cinéma – Blonde S.A. – AT-Production avec le soutien de Canal +, la participation de France Télévision – ERT – TV5 Monde. Distribution (France) : Dulac Distribution (sortie le 26 juin 2024). France – Grèce – Belgique. 104 minutes. Couleur. Arriflex. Format image : 2.1. Son : 5.1. Tous Publics. Cannes Junior, 2024. Champs-Elysées Film Festival, Hors compétition, 2024. Regard d’Ailleurs, 2024.