Un couple se promène dans un cimetière, à la recherche d’une tombe. Cela fait vingt ans qu’ils n’y sont pas venus. Ils trouvent enfin une simple pierre tombale : Jay Gatsby, 1896-1928, « qui ne lui ressemble pas ». Une inscription renvoie à un chapitre et un verset de la bible : « Telle voie paraît droite à un homme, mais son issue, c’est la voie de la mort. » Nous sommes en 1928, l’époque du jazz, de la prohibition et de la jeunesse flamboyante. L’Amérique a soif de liberté. Dans ce tourbillon, la mafia et les petits truands prolifèrent, tous avides de s’enrichir rapidement. C’est dans cette effervescence que Jay Gatsby (Alan Ladd) émerge. Il bâtit un empire de l’ombre pour réaliser son rêve. Au printemps, Gatsby fait l’acquisition d’une somptueuse demeure à Long Island…
Le Prix du silence, un titre français pour le moins banal, est l’adaptation cinématographique de Gatsby le magnifique de F. Scott Fitzgerald, basée sur la version théâtrale d’Owen Davis. À la fin des années 1940, le roman de Fitzgerald n’est pas encore considéré comme un monument littéraire. Publié en 1925, Gatsby le magnifique ne rencontre qu’un succès d’estime, contrairement à ses nouvelles (véritables petits joyaux) publiées dans le Saturday Evening Post. Fitzgerald était avant tout un romancier, écrivant pour subvenir aux besoins de sa famille : sa fille, Zelda, son épouse. Auteur de centaines de nouvelles et de cinq romans (dont un inachevé), il écrivait pour partager avec les autres ses pensées, ses émotions et sa vision du monde. Dans Gatsby, on retrouve d’ailleurs une profusion d’éléments autobiographiques.
Le Prix du silence est coécrit et produit par Richard Maibaum, alors sous contrat avec la Paramount. Scénariste expérimenté, son premier script, We Went to College (1936), avait été porté à l’écran par la Metro-Goldwyn-Mayer, une comédie réalisée par Joseph Santley, dans la lignée des films que les studios tournaient à la chaîne à l’époque. Grand admirateur de F. Scott Fitzgerald, Maibaum tente pendant des années d’adapter Gatsby le magnifique au cinéma. Il propose naturellement le projet à la Paramount, qui détient les droits et avait déjà produit une première version du roman en 1926, à l’époque du muet, une version que Fitzgerald avait d’ailleurs détestée. Ce film est aujourd’hui considéré comme perdu. La Paramount hésite. Bien que Fitzgerald, décédé en 1940, ait été l’un des plus grands auteurs de nouvelles des années 1930, il est quelque peu tombé dans l’oubli. Pourtant, il reste très apprécié dans les cercles intellectuels et littéraires. Finalement, la Paramount donne son feu vert au projet.
Adapter le roman de Fitzgerald n’est pas une tâche aisée. Sa structure en long flash-back, raconté par l’un des protagonistes, enveloppe Gatsby et Daisy dans un nuage de sentiments ambigus. Pour relever ce défi, Richard Maibaum fait appel à Cyril Hume, un scénariste qu’il avait rencontré à la MGM, connu pour son travail sur Tarzan, l’homme singe (Tarzan the Ape Man, 1932) de W.S. Van Dyke. Mais surtout, Hume était un ami de Fitzgerald et connaissait bien son œuvre. Ensemble, ils s’attèlent à l’adaptation, en s’appuyant sur une version théâtrale du roman qui, bien que n’ayant pas rencontré de succès à l’époque, offrait quelques solutions scénaristiques.
Cependant, Maibaum et Hume ne pouvaient prévoir l’avalanche de problèmes qu’ils allaient rencontrer avec la censure. L’histoire d’un homme entretenant une liaison avec une femme mariée est jugée moralement inacceptable. De plus, la simple évocation de l’ère du jazz, marquée par une certaine libération sexuelle, fait frémir les censeurs. Ils sont donc contraints de reprendre le script à de nombreuses reprises. Au fil des réécritures, ils doivent atténuer, voire supprimer, les éléments jugés subversifs et ajouter des touches moralisatrices pour obtenir l’autorisation de lancer la production. Ces ajustements éloignent le film du roman original, mais l’esprit de l’œuvre n’est pas entièrement trahi.
John Farrow est initialement choisi pour réaliser le film, mais il entre rapidement en conflit avec Richard Maibaum au sujet de l’actrice pour le rôle de Daisy Buchanan. Farrow propose Gene Tierney, tandis que Maibaum préfère Betty Field. À cette époque, Gene Tierney est déjà une immense star, connue pour des films tels que Le Ciel peut attendre (Heaven Can Wait, 1943) d’Ernst Lubitsch, Laura (1944) d’Otto Preminger, Péché mortel (Leave Her to Heaven, 1945) de John M. Stahl, Le Château du dragon (Dragonwyck, 1946), et L’Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir, 1947) de Joseph L. Mankiewicz. Elle est alors au sommet de sa carrière. Betty Field, en revanche, a une notoriété plus modeste. Son plus grand succès est L’Homme du Sud (The Southerner, 1945) de Jean Renoir, et elle s’était fait remarquer quelques années plus tôt dans l’adaptation du roman de John Steinbeck Des souris et des hommes (Of Mice and Men, 1939) par Lewis Milestone. Finalement, c’est Betty Field qui obtient le rôle, et John Farrow quitte le projet. Bien que Field soit une actrice talentueuse, elle ne correspond pas totalement aux canons de beauté de l’époque.
Richard Maibaum recherchait peut-être une actrice capable d’incarner un personnage féminin pour lequel on ne tombe pas immédiatement amoureux, une personnalité moins évidente qu’une femme fatale. Cependant, Betty Field ne possède pas cette petite étincelle qui aurait rendu son personnage fascinant ; elle manque de la sensualité et de la présence de Gene Tierney. Il faut admettre que le rôle est difficile, et même Mia Farrow ou Carey Mulligan, qui l’incarneront par la suite, n’ont pas vraiment réussi à se démarquer.
Pour remplacer John Farrow, Richard Maibaum choisit Elliott Nugent, un choix quelque peu surprenant. Nugent n’est pas le réalisateur le plus en vue de la Paramount. Parmi ses films, seuls Un fou s’en va-t-en guerre (Up in Arms, 1944) avec Danny Kaye et La Brune de mes rêves (My Favorite Brunette, 1947) avec Bob Hope et Dorothy Lamour, se démarquent. Bien qu’il ne soit pas particulièrement inventif, Nugent a le talent de mettre en valeur ses acteurs. Ayant débuté comme acteur à l’époque du muet, il est passé sans difficulté au cinéma sonore, avant de se tourner vers la réalisation, tout en faisant occasionnellement de petites apparitions dans les films de ses amis.
Sa mise en scène dans Le Prix du silence est plutôt réussie. Les flashbacks sont bien gérés et sa direction d’acteurs est efficace. S’il a initialement regretté le choix d’Alan Ladd pour le rôle principal, il a fini par reconnaître des qualités dans son interprétation, allant jusqu’à considérer qu’il incarnait un Gatsby tout à fait acceptable
Il est difficile d’imaginer aujourd’hui la popularité d’Alan Ladd à son apogée. Il devient une star du film noir au début des années 40 en enchaînant deux classiques : Tueur à gages (This Gun for Hire, 1942) de Frank Tuttle, adapté de Graham Greene, et La Clé de verre (The Glass Key, 1942) de Stuart Heisler, d’après Dashiell Hammett. À cela s’ajoute Le Dahlia bleu (The Blue Dahlia, 1946) de George Marshall, sur un scénario de Raymond Chandler. Ces trois films, dans lesquels il partage l’écran avec Veronica Lake, forment un duo cinématographique mémorable, ayant tourné ensemble pas moins de sept films. Alan Ladd apportait une ambiguïté singulière à ses personnages, grâce à son jeu neutre et introverti.
Ce n’est cependant pas le film noir qui fera de lui un mythe, mais un western : L’Homme des vallées perdues (Shane, 1953) de George Stevens. Il y incarne une sorte d’ange vêtu de blanc, opposé à Jack Palance, tout de noir. La personnification ultime du bien et du mal. Alan Ladd s’avère finalement être un choix judicieux pour incarner Gatsby, sa distance, accentuée par une froideur violente héritée du film noir, enrichit le passé tourmenté du personnage. Mais c’est surtout son apparente fadeur qui donne une profondeur à l’immense tristesse qui ronge Gatsby. Après tout, quelles femmes auraient pu abandonner Robert Redford ou Leonardo DiCaprio ?
Deux autres adaptations suivirent : celle de 1974, réalisée par Jack Clayton, avec un scénario de Francis Ford Coppola après le retrait de Truman Capote, et celle de 2013, sous forme de film musical, réalisée par Baz Luhrmann. Bien que moins ambitieuse et plus modeste, Le Prix du silence s’avère finalement être la meilleure des trois.
Fernand Garcia
Le Prix du silence une édition Éléphant Films dans la collection Cinéma Master Class (nouveau master restauré en Haute-définition), avec en suppléments : Le film par Jean-Pierre Dionnet. Fin connaisseur du roman de Fitzgerald, Jean-Pierre Dionnet reconnaît que cette adaptation, malgré ses imperfections, est la meilleure à ce jour. Il donne d’ailleurs un conseil que nous partageons : lire le roman dans sa ancienne traduction et non la nouvelle. (13 minutes). La bande-annonce originale, très film noir (2’30’’) et les films dans la même collection : Faux Monnayeurs, Meurtres à Calcutta, Meurtres sans faire-part, Pour toi j’ai tué et Le défilé de la mort.
Le prix du silence (The Great Gatsby) un film de Elliott Nugent avec Alan Ladd, Betty Field, Macdonald Carey, Barry Sullivan, Howard Da Silva, Shelley Winters, Henry Hull, Ed Begley, Elisha Cook Jr., Nicholas Joy, Walter Greaza… Scénario : Cyril Hume et Richard Maibaum d’après le roman de F. Scott Fitzgerald et la pièce de Owen Davis. Directeur de la photographie : John F. Seitz. Décors : Roland Anderson et Hans Dreier. Costumes : Edith Head. Montage : Ellsworth Hoagland. Musique : Robert Emmett Dolan. Producteur : Richard Maibaum. Production : Paramount Pictures. Etats-Unis. 1949. 91 minutes. Noir et blanc. Format image : 1.37 :1. Son : Version originale sous-titrée en Français (blancs ou jaunes) et en Anglais. DTS-HD Mono 2.0. Tous Publics.