Au fil du temps, Le Moulin des supplices de Giorgio Ferroni a acquis une renommée d’œuvre culte et de chef-d’œuvre du gothique. Le film incorpore des thèmes et des figures classiques du fantastique, il tire sa force particulière ou plutôt sa beauté de la poésie qu’injecte Ferroni dans l’image, comme son docteur du sang dans les veines de la malheureuse Elfie. Comme tout film, Le Moulin des supplices est le fruit de son époque. Ferroni s’inscrit dans le sillage de Terence Fisher, de sa relecture des mythes à la Hammer et dans une lointaine filiation avec l’âge d’or du cinéma d’horreur américain des années 30.
En 1912, Hans Van Armin (Pierre Brice) est chargé de la monographie d’un carillon, propriété du professeur Wahl (Herbert Böhme). L’installation se trouve dans un vieux moulin reconverti en musée macabre, le « moulin des femmes de pierre ». Au cours de ses recherches, Hans rencontre la fille du professeur, Elfie (Scilla Gabel), recluse dans le moulin et l’étrange docteur Bohlem (Wolfgang Preiss)…
Le Moulin des supplices démarre lentement comme si la mise en place des enjeux ne devait se faire que progressivement, dans une sorte de monotonie qui renvoie à la platitude du pays où se déroule l’action, la Hollande. On y discerne une réelle volonté de reproduire photographiquement la beauté des extérieurs immortalisés par les peintres flamands. Perdu dans ce plat pays, le moulin de l’action est tout autant un élément traditionnel du paysage qu’un décor de prédilection de l’univers du fantastique. A l’intérieur, le carillon du moulin est composé d’une farandole de statues de femmes qui s’avérera des plus macabres, étrange mouvement saccadé dont la signification se révélera au fur et à mesure et donnera toute sa saveur morbide à cette œuvre attachante.
Comme les ailes asymétriques du moulin flamand sont entraînées par le vent, tout le film s’articule autour de l’image figée et érotisée de la femme.
Ferroni développe un véritable fétichisme du corps de la femme. C’est donc par fragments que Hans découvre Elfie cachée derrière des rideaux, d’abord un pied, puis les mains et enfin son visage, triste et suppliant comme celui d’une sainte. Son corps, il ne le découvre que dans l’atelier du professeur où, dans un bric-à-brac d’œuvres, traîne une esquisse d’Elfie. Progressivement, le film gagne en ampleur jusqu’à exercer sur le spectateur réceptif une fascination certaine.
Hans est un fétichiste, scène éclairante entre toutes, où, dans la chambre d’Elfie, il l’observe endormie. Hans est attiré par ce corps inerte et désirable de la même manière qu’il est fasciné par les femmes-automates du carrousel, nées des pratiques démentielles du professeur et du docteur. C’est par une délicate caresse sur son épaule que Hans la réveille. De ce moment de flottement, proche d’Edgar Allan Poe, surgit la véritable nature du film, au-delà de l’hommage ou de la simple reproduction commerciale de succès préexistant, le fantasme à la lisière de la nécrophilie. Elfie l’aime, le désire, mais Hans ne veut pas rompre le charme, et c’est elle qui prend l’initiation de l’entraîner sur les chemins de l’amour physique. Le lendemain, les sentiments d’Hans envers Elfie ne sont plus les mêmes, son fantasme s’est écroulé. Ainsi la rose rouge que lui laisse Elfie, Hans la jette par terre avec dégoût. Il va alors revenir vers Liselotte (Dany Carrel), un amour moins troublant et plus dans les rails du conformisme avec un aveu digne d’une épitaphe « Je ne savais pas que je t’aimais. Je viens de le comprendre, car ce n’est que maintenant que j’ai compris ce qu’est l’amour. » Le baiser qui suit scelle une vie de malheur et d’insatisfaction qui s’ouvre à eux. Ferroni enchaîne directement sur la ronde des femmes-statuts sous le regard cette fois de Liselotte qui ressent jusqu’au malaise la souffrance de ces femmes maltraitées à travers les âges. Dans cet espace clos, l’émotion ne peut que conduire à la mort.
La première partie se développe autour des sentiments des personnages, la deuxième partie reprend des images semblables dans une dimension fantastique: même ponton, même barque, avec la présence de la mort par le biais d’une femme endeuillée. La mort que l’homme tente de dominer. Le sang devient la source de vie comme la sève pour les plantes. Hans plonge dans le mystère de la demeure et horreur l’enserre de ses bras putrides. La rose rouge jetée reprend sa place tandis que le sol se dérobe sous les pieds d’Hans. La farandole du Moulins des supplices redémarre et les sentiments brisés s’assemblent en un puzzle d’épouvante jusqu’à son final flamboyant.
Dans le livre qui accompagne cette édition, Alain Petit déplore à juste titre qu’il n’existe aucune interview de Giorgio Ferroni. Que se cache-t-il derrière ce romantisme morbide et baroque ? Une vision personnelle de l’amour, du désir ? Ou simple opportunisme commercial ? Curieuse carrière que celle de Giorgio Ferroni. Il fait ses armes dans le documentaire avant-guerre. Il tourne son premier long de fiction en 1940, des films à vocation populaire. En 1943, il se retrouve au Cinevillaggio de Venise lors de la misérable République de Salò, il y réalise une adaptation de Sans Famille d’après Hector Malot qui ne sortira qu’en 1946. Ce qui ne l’empêchera pas d’être récupéré par la résistance italienne pour réaliser un film sur leurs luttes : Pian delle Stella (1946). Après-guerre, Ferroni tourne en suivant le mouvement du néoréalisme et de revient au documentaire. Le Moulin des supplices en 1960 marque le début d’une nouvelle carrière pour Ferroni. Pendant quinze ans, il se dédie au cinéma Bis italien: péplum, espionnage, guerre, fantastique et western sous le nom Calvin Jackson Padget. Le Dollar troué (1965) avec Guiliano Gemma s’est imposé comme l’un des classiques du genre. Parmi ses films, le méconnu La Nuit des diables (La Notte dei diavoli, 1972) avec Gianni Garko et la jeune Agostina Belli mérite le détour. Giorgio Ferroni est mort en 1981 à 73 ans.
Rien à redire côté distribution, l’équilibre est parfait entre les acteurs de différentes nationalités. Les Français : Pierre Brice et Dany Carrel, les Allemands: Wolfgang Preiss et Herbert Böhme, et les Italiens: Scilla Gabel, Liana Orfei et Marco Guglielmi.
Mention spéciale pour la très belle Scilla Gabel, dont la ressemblance avec Sophia Loren est frappante, elle fut même un temps sa double lumière et Pierre Brice qui deviendra une star outre-Rhin avec la série de westerns, de très bonnes factures, Winnetou.
Le Moulin des supplices a été le point de départ de la passion pour le cinéma d’épouvante de Kiyoshi Kurosawa, c’est dire la force de suggestion de ce classique du genre.
Fernand Garcia
Artus Films propose une superbe édition Mediabook (Blu-ray/DVD) du Moulin des supplices, restauration en 2K impeccable, de quoi satisfaire les fans du genre et de permettre aux novices de se familiariser avec le gothique. « A chaque nouvelle vision, la magie opère encore et je ne peux m’empêcher d’être envoûté, littéralement vampirisé, fasciné comme je le fus dans l’obscurité complice du Midi Minuit. (.) Le Moulin des supplices n’est peut-être pas le meilleur gothique italien (.) mais c’est assurément mon préféré », très belle déclaration d’amour d’Alain Petit en ouverture de sa présentation du film. Grand connaisseur du film, Alain Petit remonte le fil de sa genèse tentant de démêler les fils ayant abouti à cette singulière création. Tâche ardue tant les crédits au générique diffèrent d’une version à l’autre. Les versions aussi tant par l’adaptation voire la voix off au début de la version anglo-américaine « Les ennuis ont commencé à cause d’une femme » misogynie totalement absente des autres versions ! Ajoutons que l’iconographie est impeccable.
En supplément, plusieurs documents passionnants : Le docteur et les femmes, présentation du film par Alain Petit (43 minutes),Les femmes de pierre, entretien avec l’actrice Liana Orfei et l’historien du cinéma Fabio Melelli (25 minutes), Alternatives italiennes (2’56), Alternatives américaines (4’09), un Diaporama d’affiches et de photos et pour être complet le Film-annonce anglais (2 minutes).
Le Moulin des supplices (Il mulino delle donne di pietra), un film de Giorgio Ferroni avec Pierre Brice, Scilla Gabel, Wolfgang Preiss, Dany Carrel, Herbert Boehme, Liana Orfei, Marco Guglielmi… Scénario : Remigio Del Grosso et Giorgio Ferroni, Ugo Liberatore, Giorgio Stegani. Directeur de la Photographie : Pier Ludovico Pavoni. Décors : Arrigo Equini. Montage : Antonietta Zita. Musique : Carlo Innocenzi. Producteurs : Gian Paolo Bigazzi et Charles Kornel. Production : Wanguard Film – Faro Film – Explorer Film – C.E.C. Comptoir d’Expansion Cinématographique. Italie-France. 1960 (sortie en France le 5 septembre 1962). 97 minutes. Couleur (Eastmancolor). Format : 1.66 :1 original respecté 16/9ème– 1920/1080p. Versions : français, italien, anglais. Sous titres : français. Tous publics. Version intégrale – Master 2K restauré.