Le Dossier Maldoror – Fabrice du Welz

Belgique, 1995. La disparition inquiétante de deux jeunes filles bouleverse la population et déclenche une frénésie médiatique sans précédent. Paul Chartier, jeune gendarme idéaliste, rejoint l’opération secrète « Maldoror » dédiée à la surveillance d’un suspect récidiviste. Confronté aux dysfonctionnements du système policier, Paul se lance seul dans une chasse à l’homme qui le fera sombrer dans l’obsession.

Diplômé du Conservatoire d’Art Dramatique de Liège et de l’INSAS, l’école de cinéma de Bruxelles, Fabrice du Welz débute sa carrière de cinéaste avec le court-métrage Quand on est amoureux, c’est merveilleux (1999), Grand Prix au Festival de Gérardmer en 2001, qui laisse déjà présager l’avenir d’un cinéaste à l’univers singulier. Trois ans plus tard, il s’impose comme une figure du jeune cinéma belge en réalisant son premier long métrage, Calvaire (2004) avec Laurent Lucas et Jackie Berroyer, pour lequel il obtient le prix du jury à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes et le prix de la critique internationale à Gérardmer. En 2008, il réalise Vinyan avec Emmanuelle Béart et Rufus Sewell qui sera sélectionné à la Mostra de Venise. Produit par Thomas Langmann, Fabrice du Welz réalise ensuite Colt 45 (2013), son premier polar, avec Gérard Lanvin, Joey Starr et Alice Taglioni.

En 2014, le cinéaste retrouve Laurent Lucas pour Alléluia, le second volet de sa trilogie ardennaise commencée avec Calvaire, qui sera présenté à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. En 2016, Fabrice du Welz fait un « passage » aux Etats-Unis et réalise Message From The King avec Chadwick Boseman, Luke Evans et Teresa Palmer.

Conte cruel et bouleversant racontant la balade sauvage de deux adolescents en manque d’affection perdus dans la « brume » du monde des adultes qui s’évadent par le fantasme, Adoration (2019), son sixième long métrage, est une œuvre délicate et épurée qui vient conclure de la plus belle des manières sa trilogie ardennaise. En 2022, du Welz réalise Inexorable, un drame sur toile de fond littéraire, construit comme un thriller « home invasion » à l’intrigue diabolique et à la mécanique implacable, dans lequel il dirige Benoît Poelvoorde, Alba Gaïa Bellugi et Mélanie Doutey. Huitième long métrage de fiction du cinéaste, Le Dossier Maldoror est un polar dont la noirceur est au niveau de l’effroyable « fait divers », ou dirons-nous plutôt « affaire », dont il s’inspire, l’affaire Dutroux. Un trauma collectif pour tout un pays.

« Je pensais naïvement que le monde des adultes était un lieu rassurant et bien organisé. Et comme beaucoup de gens de ma génération, je me suis fracassé sur une histoire dantesque, avec de la rétention d’informations, de l’absurde, du ridicule, de la médiocrité, de la négligence. Cette affaire nous a collé à la peau, à nous, Belges, pendant longtemps… » Fabrice du Welz.

Au milieu des années 90, l’affaire du criminel pédophile Dutroux est une véritable déflagration, non seulement en Belgique mais dans le monde entier. Au-delà du « simple fait divers », cette histoire va mettre en lumière l’absurdité, la négligence et la médiocrité des hommes qui, en raison des rivalités policières qui existaient à l’époque en Belgique, ont entravé le bon déroulement de l’enquête.

Profondément marqué par la tragédie et le scandale de cette affaire alors qu’il était âgé d’une vingtaine d’année, Fabrice du Welz souhaitais depuis longtemps consacrer un film à cette histoire sordide qui glace les sangs. Face à l’hostilité mais aussi à l’incompréhension auxquelles il a été confronté à l’évocation de son projet, l’enjeu du cinéaste était de trouver le bon angle pour le traiter, mais aussi de pouvoir tourner à Charleroi, la ville industrielle aujourd’hui marquée par une forte misère sociale et économique où l’affaire a eu lieu et où elle continue d’empoisonner la population, sans jamais blesser les victimes ou les habitants. Car, avec ses habitants issus du prolétariat et notamment la population de l’immigration sicilienne qui a travaillé dans la mine, Charleroi est un personnage à part entière de cette histoire.

Soutenu par ses producteurs Jean-Yves Roubin (Frakas Productions), Manuel Chiche et Violaine Barbaroux (The Jokers Films), déjà producteurs des précédents films du réalisateur, ce dernier a pu se lancer dans son projet.

Afin de rester le plus factuel possible dans la construction du scénario, accompagné de son coscénariste Domenico La Porta, avocat de formation, Fabrice du Welz a commencé par effectuer un énorme travail de documentation à partir des sources officielles difficilement accessibles de cette affaire tentaculaire. C’est donc à partir de cette matière très documentée que ces derniers ont fait le choix de construire une histoire à la hauteur d’un homme dont le sentiment de culpabilité va déclencher chez lui une névrose obsessionnelle qui va le submerger et qu’il ne parviendra pas à canaliser. Une névrose obsessionnelle aussi irrationnelle qu’autodestructrice. Le Dossier Maldoror est un film sur l’obsession.

« La gendarmerie a été si proche de sauver ces gamines. Comment vit-on avec ça ? Comment vit-on avec ce poids ? Comment vit-on avec cette culpabilité ? » Fabrice du Welz

Le Dossier Maldoror ne manque pas également de mettre en avant la fracture policière que connaissait la Belgique à l’époque. Dans le film, la vie de Paul Chartier bascule après avoir entendu des murmures dans la maison d’un suspect lors d’une perquisition. Réelle, cette scène n’en est que plus dramatique. En effet, dans les années 90, les trois corps de police du pays, la police communale, la police judiciaire et la gendarmerie nationale, ne communiquaient presque plus ensemble et se livraient une guerre des polices qui a entrainé de graves dysfonctionnements irréversibles. L’affaire Dutroux a donc précipité une réforme qui a abouti à la fusion des trois corps de services. A l’époque de l’affaire les théories du prédateur isolé et celle du réseau s’affrontaient. Trois personnes au moins étant impliquées, le film témoigne donc non seulement de l’existence évidente d’un réseau, mais aussi de l’opacité de son organisation.

Bien qu’extrêmement précis et documenté, Le Dossier Maldoror reste néanmoins une uchronie qui s’inspire librement de l’affaire Dutroux. Afin de réaliser un « vrai » film de cinéma et de rendre par la même occasion un peu de dignité à celles et ceux qui ont été bafoués dans l’affaire, des personnages fictifs, dont le personnage principal du film, ont été ajoutés à l’histoire et les noms d’autres personnages ont été sciemment changés. Sur le fond, Le Dossier Maldoror renoue avec les films noirs du cinéma français des années 70 marquées principalement par les films d’Alain Corneau (Police Python 357, 1976 ; La Menace, 1977 ; Série Noire, 1979 ; Le Choix des armes, 1981…) ou d’Yves Boisset (Cran d’arrêt, 1969 ; Un condé, 1970 ; Le saut de l’ange, 1971 ; Folle à tuer, 1975…). Sur la forme, le film évoque plutôt les thrillers américains de la fin des années 90 qui découlent du Silence des Agneaux (1991) de Jonathan Demme ou encore les polars français du début des années 2000 comme les films de Frédéric Schoendoerffer (Scènes de crimes, 2000…) ou Guillaume Nicloux (Une Affaire privée, 2002 ; Cette femme-là, 2003 ; La Clef, 2007…).

Dès l’ouverture du film, l’impressionnant travail de reconstitution effectué sur les décors par le chef décorateur et directeur artistique Emmanuel de Meulemester, à qui l’on devait déjà ceux qui venaient traduire visuellement les états mentaux des personnages dans Inexorable, ou encore celui effectué sur la palette chromatique orientée vers le brun de l’image signée du directeur de la photographie Manuel Dacosse (Amer, 2009 ; Mobile Home, 2012 ; L’Etrange Couleur des Larmes de ton Corps, 2013 ; Alléluia, 2014 ; Evolution, 2015 ; Laissez Bronzer les Cadavres, 2017 ; Adoration, 2019 ; Inexorable, 2022…), nous plongent en immersion totale dans l’atmosphère particulière que dégage l’ancienne ville minière de Charleroi, noble et désespérée, qui semble figée dans le temps. Tourné dans d’authentiques décors, le traitement quasi documentaire du film ne manque pas d’évoquer le cinéma de William Friedkin (French Connection, 1971 ; L’Exorciste, 1973 ; Sorcerer, 1977 ; Cruising, 1980…). De même que son ancrage dans le réel sur la première partie ultra-réaliste du film rappelle le cinéma de Sydney Lumet (12 hommes en colère, 1957 ; L’Homme à la peau de serpent, 1960 ; Point limite, 1964 ; Le Gang Anderson, 1971 ; The Offence, 1972 ; Serpico, 1974 ; Un après-midi de chien, 1975 ; Network, 1976 ; 7h58 ce samedi-là, 2007…).

Les choix esthétiques et de mise en scène de la deuxième partie du film viennent ensuite faire corps avec le personnage de Paul et refléter la dérive de son état psychologique. Le réalisateur n’hésite d’ailleurs pas à citer les noms de Bong Joon-ho avec son film Memories of Murder (2004) ou encore David Fincher avec Zodiac (2007), comme des références ici. Magistrale, la séquence de fin du film qui se déroule dans une forêt, vient trancher avec le cadre urbain du film. La traque qui s’y déroule dans la boue évoque les westerns et dans le même temps symbolise le cloaque dans lequel s’est embourbé Paul. La force du cinéaste réside dans le fait d’installer avec habileté un climat d’abord social et réaliste, puis réellement asphyxiant, et dans le même temps, d’instaurer un suspense maîtrisé et efficace.

L’atmosphère et l’ambiance du film doivent également beaucoup à la sublime bande-originale signée par Vincent Cahay, le compositeur attitré du cinéaste. Oscillant entre les notes d’Ennio Morricone et les nappes électro-analogiques de John Carpenter, la musique du film nous transporte, nous submerge et nous envoûte littéralement. Comme en atteste toujours les films de Fabrice du Welz, ce dernier est toujours influencé et son œuvre toujours nourrie du cinéma qu’il aime.

Le personnage de Paul Chartier, jeune gendarme impulsif et idéaliste à l’aube d’une vie de famille, est parfaitement incarné à l’écran par Anthony Bajon dont la prestation ici est tout simplement exceptionnelle. Issu d’un milieu social fracturé – son père est en prison et sa mère est prostituée – dont il souhaite s’extraire, ce dernier est chaleureusement accueilli dans la famille d’origine sicilienne de Jeanne, sa compagne. Dans un idéal de justice, en rentrant dans la gendarmerie, Paul cherche à rejoindre un monde qu’il imagine plus juste, un monde où la justice pourrait donner du sens à la vie, donner du sens à sa vie. Comment ce dernier réagira-t-il lorsqu’il se rendra compte que le monde qu’il imaginait juste n’existe pas ? Que fera-t-il lorsqu’il réalisera que le monde qu’il imagine n’est qu’une utopie, que tout n’est pas blanc ou noir, que le monde n’est pas manichéen, que la question morale du bien et du mal n’est pas si évidente ? Que peut faire un honnête homme dans une société où la justice faillit ? Le film pose ainsi des questions d’ordre métaphysique aussi bien sur la justice que sur le mal.

Littéralement habité par son personnage, l’époustouflante interprétation d’Anthony Bajon est d’une impressionnante authenticité. Dans la joie, comme dans la colère, brute et criante de vérité, celle-ci est toujours confondante de naturel. L’empathie qu’il dégage est immédiate. L’expression de son regard est si « parlante » que l’on a littéralement l’impression de lire ses pensées dans ses yeux. Après des apparitions dans Les Ogres (2016) de Léa Fehner, Médecin de campagne (2016) de Thomas Lilti ou Nos Années Folles (2017) d’André Téchiné, on a déjà pu voir Anthony Bajon à l’affiche de Rodin (2017) de Jacques Doillon, Maryline (2017) de Guillaume Gallienne, La Prière (2018) de Cédric Kahn, Tu Mérites un Amour (2019) de Hafsia Herzi, Au nom de la terre (2019) d’Edouard Bergeon, Paris-Brest (2020) de Philippe Lioret, Teddy (2021) de Ludovic et Zoran Boukherma, Un Autre Monde (2021) de Stéphane Brizé, Une jeune fille qui va bien (2021) de Sandrine Kiberlain, Chien de la casse (2023) de Jean-Baptiste Durand ou encore L’Amour ouf (2024) de Gilles Lellouche. C’est après avoir vu le jeune comédien dans La Prière et Teddy que le choix du cinéaste pour incarner le personnage de Paul s’est imposé comme une évidence. Si Anthony Bajon porte incontestablement le film sur ses épaules, tous formidables, les comédiens qui l’accompagnent ne sont pas en reste.

Alba Gaïa Bellugi, que le cinéaste avait déjà dirigé dans Inexorable et que l’on a pu voir enfant à l’affiche de Le Temps qui reste (2005) de François Ozon et adolescente à l’affiche d’Intouchables (2011) d’Éric Toledano et Olivier Nakache, Thérèse Desqueyroux (2012) de Claude Miller ou Aimer, Boire et Chanter (2014) d’Alain Resnais, est parfaite dans le rôle de Jeanne, l’épouse de Paul.

Alexis Manenti, que l’on a pu entre autres voir à l’affiche de Les Misérables (2019) de Ladj Ly ou encore Le Ravissement (2023) de Iris Kaltenbäck, interprète ici le personnage de Luis Catano, le collègue de travail de Paul. Le duo qu’il forme à l’écran aux côtés d’Anthony Bajon fonctionne à merveille. Laurent Lucas incarne lui aussi parfaitement le personnage de Charles Hinkel, emblématique des ambiguïtés de la police belge, qui, pour chacune de ses directives, à l’instar d’un politicien, semble jouer aux échecs et d’abord chercher à se protéger et à assurer son avenir. Ami fidèle du réalisateur, Jackie Berroyer incarne une fois de plus ici à la perfection une véritable ordure sous les traits de son personnage Jacky Dolman.

C’est Sergi Lopez qui a ici la lourde charge de jouer le rôle de Marcel Dedieu (Marc Dutroux). Sans le moindre sens moral, effrayant de monstruosité, le réalisateur n’hésite pas à le filmer comme Tobe Hooper filme les dégénérés de Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chainsaw Massacre, 1974). La puissance de jeu et le physique imposant du comédien confèrent une dimension presque fantastique au personnage qui à l’écran s’apparente à un ogre. Toujours dans un souci d’inscrire le film dans une quête de vérité, notons également que tous les seconds rôles du film ont été recrutés dans les rues de Charleroi.

Fabrice du Welz nous plonge au cœur des plus bas instincts de la psyché (nature ?) humaine et nous met face aux pires horreurs dont l’homme peut être capable. Geste de cinéma aussi risqué et difficile par son sujet que généreux dans sa démarche et singulier dans son traitement, Le Dossier Maldoror n’est pas un film qui cherche à diviser ou à choquer gratuitement, c’est un film qui cherche à réparer, qui cherche à soigner les blessures. Le Dossier Maldoror est une expérience cinématographique qui raconte l’inracontable, qui dit l’indicible.

A la fois réaliste et baroque mais aussi étouffant, glaçant, captivant et volontairement saisissant par la violence physique, morale et psychologique qu’il décrit, Le Dossier Maldoror témoigne de l’intégrité indéfectible d’un cinéaste qui, sans faire de concession, ose créer avec ce film une authentique et sincère proposition cinématographique. Une proposition artistique originale et singulière qui, par son écriture et sa mise en scène virtuoses, fait du Dossier Maldoror une œuvre brillante. Trente ans après l’horreur, intense, viscérale et cathartique, Le Dossier Maldoror est une œuvre puissante. Un vrai film de genre. Du vrai cinéma d’auteur. A couper le souffle. Le Dossier Maldoror a été présenté en première mondiale à la Mostra de Venise ainsi qu’à l’Etrange Festival à Paris en septembre dernier.

Steve Le Nedelec

Le Dossier Maldoror un film deFabrice du Welz avec Anthony Bajon, Alba Gaïa Bellugi, Alexis Manenti, Sergi Lopez, Laurent Lucas, David Murgia, Béatrice Dalle, Lubna Azabal, Jackie Berroyer, Mélanie Doutey… Scénario : Fabrice du Welz et Domenico La Porta. Directeur de la photographie : Manu Dacosse. Décors : Emmanuel de Meulemeester. Costumes : Laurence Benoit. Montage : Nico Leunen. Musique : Vincent Cahay. Producteurs : Jean-Yves Roubin, Manuel Chiche et Violaine Barbaroux. Production : Frakas Productions – The Jokers Films – One Eyed – RTBF – France 2 Cinéma – Canal + – Ciné + – VOO et Be Tv – Proximus – Shelter Prod avec l’aide de Centre du Cinéma et de l’audiovisuel de la fédération Wallonie – Bruxelles. – Distribution (France) : The Jokers Films (sortie le 15 janvier 2025). Belgique – France. 2024. 2h35. Couleur. Format image : 1,66:1. Sélection officielle Festival de Venise, 2024. interdiction aux moins de 12 ans.