Tout commence un matin, il y a quelque temps, à Naples… Un cargo en provenance de New York décharge des marchandises. Sur le pont supérieur, des marins lancent des paquets de chewing-gum aux enfants massés sur le quai, qui s’empressent de les attraper avec enthousiasme. Seul passager, un homme en costume-cravate observe la scène avec détachement : M. Smith (Jeff Chandler). Amusé, il sort un billet d’un dollar de sa poche et le jette aux enfants, qui plongent aussitôt dans l’eau pour le récupérer. Peu après, le capitaine du navire remet le dossier de Vittorio Mario Sparducci, désormais connu sous le nom de Victor Smith, à un douanier. Smith vient d’être expulsé des États-Unis. Toute sa famille émigré aux États-Unis est morte, à l’exception d’un oncle paternel, Armando resté en Italie. Une fois les formalités accomplies, à l’extérieur, deux hommes l’attendent : Wickruff, représentant de l’ambassade américaine à Rome, et Bucelli (Claude Dauphin), du ministère italien de l’Intérieur. Ils lui annoncent que ses mouvements sont strictement encadrés. En Italie, Vic Smith n’est libre qu’en apparence : il ne pourra pas quitter Marbella, sa ville natale près de Sienne, durant 30 jours…

Le Déporté est un film noir au postulat de départ pour le moins original. Vic Smith est renvoyé des États-Unis après avoir purgé une peine de cinq ans de prison pour un hold-up dont les 100 000 dollars dérobés n’ont jamais été retrouvés. Durant tout son temps derrière les barreaux, Vic est resté silencieux. Muet comme une tombe. Son frère, quant à lui, a trouvé la mort lors du tristement célèbre massacre de la Saint-Valentin à Chicago. Mais l’argent attire, et les convoitises s’aiguisent. En première ligne, son ancien partenaire, Gervaso (Richard Rober) persuadé que Vic a dissimulé le butin. Or, Vic est convaincu que, après tant d’années passées en cellule, il est en droit de récupérer ce qui lui revient. Homme dur, façonné par la violence et la solitude, Vic voit pourtant son monde vaciller lorsqu’il croise le regard de la comtesse Christine di Lorenzi (Märta Torén), une veuve élégante et fière. Son cœur se trouble, mais la tentation de récupérer l’argent — et surtout de le faire sortir des États-Unis sous le nez de Bucelli — est plus forte que tout. Il élabore alors un plan audacieux. Un stratagème risqué, dans lequel il implique Christine, avec la complicité d’un petit truand et d’une poignée de petites frappes locales prêtes à tout pour quelques lires… Rapidement, la méfiance s’installe. Les êtres sont fragiles. Où placer la morale dans un monde encore meurtri par la guerre ? L’argent semble être la seule valeur qui tienne. Vic peut-il vraiment se racheter, ou sa véritable nature est-elle celle d’un homme prêt à trahir son prochain pour un pactole mal acquis ? L’amour pourra-t-il l’emporter sur la tentation ?
Le film prend alors des accents de déambulation romantique, porté par la relation naissante entre Vic et la belle comtesse italienne. Mais à cette idylle fragile répond une autre figure féminine, plus trouble : Gina, la maîtresse de Gervaso. Véritable femme fatale, Gina (Marina Berti) sait comment manipuler les hommes — Vic n’est pas insensibles à ses charmes. Elle utilise son corps comme une arme de survie. Elle n’est pourtant pas sans circonstances atténuantes. L’Italie d’après-guerre est à genoux. Le pays survit tant bien que mal dans un climat d’instabilité, où règnent la débrouille, les petites combines et le marché noir. C’est cette réalité âpre que Le Déporté explore en creux, avec un sens du détail qui évoque le néoréalisme. Les enfants des rues, les visages marqués, les ruelles populeuses, la faim. Tous ces éléments trouvent leur cohérence dans une mise en scène en mode mineur de Robert Siodmak. Le cinéaste, habitué aux ombres du film noir hollywoodien, capte ici un ailleurs vibrant, rugueux, baigné de lumière méditerranéenne et de soupçons persistants. Son film noir est comme absorbé par les blessures d’un pays en reconstruction. Il en résulte un film curieux, mêlant désillusion américaine et spleen italien. Le Déporté marque le retour de Robert Siodmak en Europe.

Robert Siodmak, maître incontesté du film noir, signe ici une œuvre plus modeste, mais avec quelques fulgurances de violences très film noir. Depuis 1944, il a enchaîné les réussites dans le genre : Les Mains qui tuent (Phantom Lady, 1944), Le Suspect (1944) avec Charles Laughton, L’Oncle Harry (The Strange Affair of Uncle Harry, 1945) avec George Sanders, Les Tueurs (The Killer, 1946) — chef-d’œuvre inaugural de Burt Lancaster —, La Proie (Cry of the City, 1948) avec Victor Mature et Richard Conte, ou encore Pour toi, j’ai tué (Criss Cross, 1949), avec Burt Lancaster et Yvonne De Carlo, avec la même noirceur stylisée et ce goût pour les personnages ambigus.
Contrairement à ce qu’indiquent de nombreuses notices biographiques, Robert Siodmak n’est pas né à Memphis, Tennessee, mais à Dresde, en Allemagne, en 1900. Son frère cadet, Curt Siodmak, deviendra lui aussi une figure du cinéma de genre, romancier, scénariste et réalisateur spécialisé dans la science-fiction et l’horreur. Robert débute dans le milieu du cinéma comme traducteur d’intertitres. Grâce à son oncle, le producteur Heinrich Nebenzahl, il accède aux fonctions de monteur puis d’assistant réalisateur.
Il passe à la mise en scène avec Les Hommes, le dimanche (Menschen am Sonntag, 1929), un film atypique coréalisé avec Edgar G. Ulmer et Eugen Schüfftan, sur un scénario de Billy Wilder et Curt Siodmak, avec Fred Zinnemann comme assistant. Ce semi-documentaire tourné avec des acteurs non professionnels, souvent vu comme une préfiguration du néoréalisme, ne sera pourtant pas suivi d’autres projets dans la même veine par ses auteurs.

Le succès du film permet à Siodmak de réaliser ensuite des productions dans tous les genres, mais l’arrivée au pouvoir des nazis interrompt brutalement sa carrière allemande. En 1933, son adaptation du Secret brûlant de Stefan Zweig est interdite par Goebbels. Il quitte alors l’Allemagne pour la France, où il travaille pour son cousin Seymour Nebenzahl, également producteur. Il rencontre un grand succès avec Pièges (1939), avec Maurice Chevalier. Au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il quitte l’Europe pour les États-Unis. Il travaille d’abord pour la Paramount, la 20th Century Fox et Republic Pictures, avant de signer un contrat de sept ans avec Universal, de 1943 à 1950. Il y tourne ses films les plus célèbres, devenant un maître du film noir. Son style, influencé par l’expressionnisme allemand, s’y exprime pleinement : Siodmak est un cinéaste de l’enfermement moral, à l’univers très sombre, où la fatalité pèse sur ses personnages. Robert Siodmak est un maître dans la dilation du temps jusqu’à son paroxysme. Ses films noirs sont des modèles du genre.
Après Le Déporté, Siodmak retourne à Hollywood où il retrouve son acteur fétiche, Burt Lancaster, pour l’un de leurs plus grands succès populaires : Le Corsaire rouge (The Crimson Pirate, 1952), un film de cape et d’épée exubérant, à mille lieues de la noirceur de ses polars. Mais les temps changent, l’ambiance à Hollywood aussi, et Siodmak choisit de quitter les États-Unis. Il passe par la France pour tourner Le Grand Jeu (1954), remake élégant du film de Jacques Feyder, avec Gina Lollobrigida et Jean-Claude Pascal, avant de retourner définitivement en Allemagne.
Là-bas, il participe à la reconstruction du cinéma national. Ses films n’ont pas l’impact de ses œuvres américaines, mais il signe néanmoins quelques réussites, dont certaines dépassent les frontières. C’est le cas de Les Rats (Die Ratten, 1955), avec Maria Schell et Curt Jürgens, qui remporte l’Ours d’or au Festival de Berlin, ou encore de Les SS frappent la nuit (Nachts wenn der Teufel kam, 1957), la traque d’un tueur en série pendant les deux dernière année de la Seconde guerre mondiale – le film est nommé à l’Oscar du meilleur film étrange -, et Katia (1959), romance historique portée par Romy Schneider et Curd Jürgens.

Dans les années 60, il adapte trois récits d’aventure inspirés de Karl May, avec Lex Barker : Der Schut (1964), Les Mercenaires du Rio Grande (Der Schatz der Azteken, 1965) et sa suite Les Mercenaires du Rio Grande II (Die Pyramide des Sonnengottes, 1965), tournés en extérieurs en Yougoslavie. Cette fin de parcours a longtemps contribué à déprécier son œuvre aux yeux de la critique, occultant l’importance de sa période américaine dans l’histoire du film noir.
Jeff Chandler, par son mutisme et sa froideur, compose un personnage dans la lignée des figures typiques du film noir et des films de Robert Siodmak : taiseux, tourmenté, difficile à cerner. Le Déporté réunit toutes les qualités de mise en scène propres à Robert Siodmak : une tension qui s’étire jusqu’au paroxysme, une science du rythme et du cadre, et surtout cette constante ambiguïté morale du personnage principal, à laquelle Chandler apporte une réelle profondeur. Un film noir à redécouvrir.
Fernand Garcia

Le Déporté, une édition Éléphant Films (combo Blu-ray et DVD), nouveau master restauré en haute-définition avec en complément : Le film par Jean-Pierre Dionnet, une mine d’information sur le film, Siodmak et les acteurs (19 mn). Les bandes-annonces des autres films de la collection : Les mains qui tue, Pour toi, j’ai tué, Le Rôdeur, Faux-monnayeurs, Meurtre sans faire-part et La Clé de verre.
Le Déporté (Deported), un film de Robert Siodmak avec Märta Torén, Jeff Chandler, Claude Dauphin, Marina Berti, Richard Rober, Silvio Minciotti, Carlo Rizzo, Mimi Aguglia… Scénario : Robert Buckner d’après une histoire de Lionel Shapiro. Directeur de la photographie : William Daniels. Décors : Bernard Herzbrun et Nathan Juran. Montage : Ralph Dawson. Musique : Walter Scharf. Producteur : Robert Buckner. Production : Universal International. États-Unis. 1950. 88 minutes. Noir et blanc. Format image : 1,37:1. Audio : Version originale avec sous-titres français (blancs ou jaune) DTS-HD Dual Mono 2.0 (BR) et Dolby Audio Dual Mono 2.0 (DVD). Tous Publics.