Eloy de la Iglesia est l’un des plus méconnus cinéastes espagnols des années 70-80. Son œuvre, atypique, subversive et singulière, commence, enfin, à émerger et à être reconnue hors de ses frontières et plus particulièrement en France. Dernièrement, la Cinémathèque française lui a rendu hommage avec une rétrospective proposant de la quasi-intégralité de ses films (20 sur 22), une première, en partenariat avec Artus Films. Eloy de la Iglesia avait toutefois connu, de son vivant, une programmation (sept films) à L’Etrange Festival en 2003. L’édition n’est pas en reste, avec la très belle édition de Cannibal Man – Le semaine d’un assassin, œuvre majeure du cinéaste, par Artus Films, fort justement récompensée par un prix du Syndicat Français de la Critique Cinématographique. Artus Films poursuit dans l’exploration de l’œuvre de Eloy de la Iglesia avec trois films, Colegas, El Pico et El Pico 2, emblématiques d’un courant du cinéma populaire espagnol, le cinéma Quinqui.
Le cinéma Quinqui est un genre, encore aujourd’hui, quasi inconnu en France jusque dans les milieux cinéphiles. L’un des rares exemples à avoir connu une exploitation dans l’Hexagone est Vivre vite (Deprisa, deprisa, 1981) de Carlos Saura, coproduction avec la France, Ours d’Or à Berlin. Plus qu’un film Quinqui, Vivre vite est avant tout un film de Carlos Saura, auteur reconnu. Ce succès ne permettra pas l’exploitation d’autres titres du genre de l’autre côté des Pyrénées.
Le cinéma Quinqui, met en scène de jeunes délinquants dans l’immédiat après franquisme. Jeunes désœuvrés sans avenir dans un pays frappé par la crise, le chômage. L’action se déroule en périphérie des grandes villes, dans des zones urbaines à l’abandon. Dans ce contexte, la petite délinquance explose, l’unique réponse est une instrumentalisation des jeunes autant par la droite que la gauche. La misère mène certain à une radicalisation politique et à un basculement dans la lutte armée. La violence politique s’exprime de part et d’autre avec son lot de victimes. Peu d’issues pour les jeunes, no future, la drogue devient un refuge.
Le cinéma Quinqui est le témoin de cette période. Sorte de cinéma néo-réaliste, mélange d’acteurs professionnels et d’amateurs extraits des bas-fonds le temps d’un film. De véritables délinquants, jeunes paumés, trouvent à l’écran une forme d’expression directe de leur mal-être. Le cinéma Quinqui, c’est aussi un style, son direct (avec le fourmillement des bruits de la ville), caméra dynamique, tournage en décors naturels. Néo-réalisme plus cinéma d’exploitation, abusant de scènes érotiques, de nudités (féminines et masculines) et bien évidemment de la violence, autant des jeunes que de la police. La vie de rue est violente.
Si ce type de cinéma rebute une partie de la critique, il n’en demeure pas moins que nombre de ses films sont absolument passionnants, oscillant entre le Buñuel des Olvidados, le Pier Paolo Pasolini d’Accatone et le Stanley Kubrick d’Orange mécanique. Ses films Quinqui sont ancrésdans la culture espagnole avec son utilisation de la musique populaire, dont le Flamenco, la musique gitane, etc.
Le terme Quinqui est à l’origine péjoratif, il désignait les vendeurs de « quicalla » (de la ferraille), c’est-à-dire des pauvres qui vivaient d’expédients, puis au fil des déclinaisons, il finit par désigner les petites frappes et voleurs de banlieue. Le genre explose sur les écrans en octobre 1977 avec Perros callejeros, réalisé par José Antonio de la Loma. L’énorme succès, près de 2 millions de spectateurs, enclenche une série de productions où petit à petit se définissent les constantes du genre. Ce reflet de la société, avec ses jeunes « limites » des quartiers de misère de Barcelone, Madrid ou de Bilbao, du jour au lendemain vedette de cinéma, irrite grandement. Le cinéma Quinqui est honni par l’establishment. La presse fait ses choux gras sur la dérive de plusieurs de ses acteurs d’un moment, fusillades, vols à main armée, morts tragiques, etc.
Le grand cinéaste du genre est Eloy de la Iglesia. Attentif à la jeunesse de son pays, il porte un regard lucide sur la société espagnole et les laissés-pour-compte. Quand il réalise Colegas et El Pico 1 et 2, trois grands films du cinéma Quinqui, la gauche est au pouvoir et paradoxalement avec elle, s’effectuera un retour de la censure d’une manière sournoise par sa ministre de la Culture, Pilar Miro, autrefois réalisatrice victime elle-même de la censure franquiste. Iglesia comprend que la révolution prolétarienne est déjà morte. Le monde ouvrier, le petit peuple et par extension la classe moyenne, va sortir au fil des années des préoccupations de la gauche, phénomène qui ne sera pas limité à l’Espagne. Le déclassement, avec son lot de misère, de précarité, entraîne la mise en place d’un système parallèle de survie. La drogue envahit l’Espagne. Elle attire dans ses filets des jeunes attirés par l’argent facile, qui finissent par devenir des consommateurs à leur tour. Eloy de la Iglesia décortique ce système et analyse politiquement la période en trois films remarquables, Colegas, El Pico 1 et 2.
Cinéma à l’os, Eloy de la Iglesias filme des jeunes de leur temps qui n’ont aucune démarche politique directe. Ses antihéros naviguent dans un univers où il y a trop de morts, de trahisons, de faussetés, l’engagement politique est un leurre. En définitive, on constate de chaque côté un système qui impose une société avec son ensemble de lois, de limitations et d’obligations. Eloy de la Iglesias met en scène dans les trois films, l’amitié de deux jeunes. Dans El Pico 1 et 2, l’un est fils d’un lieutenant de la Guardia Civil, un réactionnaire violent, et un autre, fils d’un militant d’extrême-gauche. Les deux amis vont plonger dans l’enfer de la drogue. Les deux pères vont devoir « s’unir » pour secourir leurs enfants. Association contre-nature, chacun est à l’opposé sur le spectre politique, incapable de réponse au désarroi de la jeunesse.
Eloy de la Iglesia renvoie dos à dos, gauche et droite, conservatisme et progressisme. Véritable radioscopie de l’époque, de la liberté nouvellement acquise, des problèmes de la jeunesse, de la libération des moeurs, de la sexualité, de la prostitution, de l’avortement clandestin, de l’incompréhension entre les générations… Une génération perdue, ainsi Paco, le « héros » d’El Pico, finit par être récupéré par le système tout comme Alex d’Orange Mécanique, sauf que chez Iglesia, émerge une profonde tristesse. Ce désenchantement aboutit à un pessimisme sur l’avenir de la jeunesse et in fine une condamnation de la société telle qu’elle se profile. On pense aux chroniques fustigeant la société de consommation et les révolutions bourgeoises de Pier Paolo Pasolini. Iglesia ne joue pas les procureurs, il ne porte pas de jugement, mais accompagne ses personnages dans un itinéraire chaotique. Eloy de la Iglesia n’en oublie pas le cinéma en chemin au contraire, il opte pour des formes populaires, empruntant au mélodrame avec une progression que l’on peut rapprocher du roman picaresque où des télénovelas (pour prendre un raccourci). Sa trilogie, admirable à plus d’un titre, mérite d’être enfin reconnue à juste valeur, du grand cinéma.
Fernand Garcia
Le cinéma Quinqui de Eloy de la Iglesia, en trois films, Colega, El Pico et El Pico 2, formidable édition combo (DVD – Blu-ray + livre) d’Artus Films, les films sont présentés en version intégrale, masters 2K restauré. Avec en compléments sur Colegas : Le cinéma selon Eloy de la Iglesia, conversation autour du cinéaste entre Laureano Montero et Maxime Breysse(auteurs de Le cinéma d’Eloy de la Iglesia : marginalité et transgression), animé parThierry Lopez, d’Artus Films. Une mine d’informations sur un cinéaste encore méconnu (37 minutes). Film-Annonce d’époque (2’37).
Sur El Pico : Du sang dans les rues, le phénomène Quinqui, documentaire sur un véritable phénomène de société, « Le cinéma Quinqui, c’est, par essence, un cinéma de la délinquance juvénile qui se produit entre 1977 et 1985. » avec plus de 30 films durant cette période, entretien avec des critiques et des historiens spécialistes du genre, instructif et richement illustré (45 minutes env.). Un Diaporama et le film-annonce d’époque (3 minutes) complète ce volume.
Sur El Pico 2 : Le Cinéma Quinqui, conversation entre Laureano Montero et Maxime Breysse(auteurs de Le cinéma d’Eloy de la Iglesia : marginalité et transgression), animé parThierry Lopez, d’Artus Films, autour du genre de ses origines à sa fin, absolument complémentaire des autres documents (38 minutes). Artus films ajoute à cette édition, un livre : Ciné Quinqui : Les loups dans la rue ! de David Didelot, excellent ouvrage, qui donne envie de découvrir d’autres films du cinéma Quinqui (98 pages). Une édition remarquable et indispensable sur le cinéaste et le cinéma Quinqui.
Colegas avec Antonio Flores, Rosario Gonzales (Flores), José Luis Manzano, José Manuel Cervino, Queta Ariel, José Luis Fernandez Eguia “Pirri”, Ricardo Marquez, Isabel Perales, Enrique San Francisco… Scénario : Gonzalo Goicoechea et Eloy de la Iglesia. Directeur de la photographie : Hans Burmann et Antonio Cuevas. Décors : Juan Puerto. Montage : José Salcedo. Musique originale : Miguel Botafogo. Producteur : José A. Pérez Giner. Production : Opalo Films. Espagne. 1982. 98 minutes. Couleur. Format image : 1.66 :1. Son : Version originale espagnole avec sous-titres français. Interdit aux moins de 16 ans.
El Pico avec José Luis Manzano, José Manuel Cervino, Luis Iriondo, Enrique San Francisco, Lali Espinet (Andrea Albani), Queta Ariel, Marta Molins, Pedro Nieva Parola, Alfredo Luchetti, Marto Perez… Scénario : Gonzalo Goicoechea et Eloy de la Iglesia. Directeur de la photographie : Hans Burmann. Décors : Josep Rosell. Montage : José Salcedo. Musique : Luis Iriondo. Producteur : José A. Pérez Giner. Production : Opalo Films. Espagne. 1983. 110 minutes env. Gevacolor. Format image : 1.66 :1. Son : Version originale espagnole avec sous-titres français et Version française. Interdit aux moins de 16 ans.
El Pico 2 avec José Luis Manzano, Fernando Guillen, Lali Espinet (Andrea Albani), Jaume Valls, José Luis Fernandez “Pirri”, Valentin Paredes, Enrique San Francisco, Gracita Morales, Fermin Cabal, Paloma Alaez, Tony Valente, Ramon Reparaz, Alfredo Lucchetti… Scénario : Gonzalo Goicoechea, Fermin Cabal et Eloy de la Iglesia. Directeur de la photographie : Xabier (Javier) Aguirresarobe. Décors : Josep Rosell Palau. Montage : Julio Peña . Musique : Joaquin Carmona. Producteur : José A. Pérez Giner. Production : Opalo Films. Espagne. 1984. 121 minutes. Couleur. Format image : 1.66 :1. Son : Version originale espagnole avec sous-titres français. Interdit aux moins de 16 ans.