L’ouverture est majestueuse: plan d’ensemble sur une ville aux maisons de briques, paysage aride, quelques Mexicains, un homme Buchanan (Randolph Scott) trottine sur son cheval, panoramique, il s’arrête sur un pont, un panneau y délimite la frontière, d’un côté les Etats-Unis, de l’autre le Mexique. La ville frontalière Argy Town est plus riche. Changement d’axe, la caméra passe du côté américain, une porte en barreaux métalliques s’ouvre, des shérifs en sortent. D’emblée, Buchanan est enfermé, « – Lew, tu veux interroger celui-ci ? Il m’inspire pas confiance. » L’Amérique est une prison pour les faibles, l’espace appartient aux plus forts. En quelques plans, Budd Boetticher donne une leçon de mise en scène, de gestion de l’espace et de sens, du grand art.
L’homme surgit de nulle part, Buchanan met les pieds dans une ville totalement aux mains de la famille Argy. Là encore, tout passe par l’image, en un long travelling, Buchanan découvre que tous les établissements de la ville arborent une pancarte à leur nom: Gunsmith (armurier) propriété de R. Agry, Palace Saloon Agry, General Store Agry, Agry Town Hotel. Il n’est pas au bout de ses surprises, la corruption bat son plein, tout est au prix de minimum 10 dollars ! « – C’est à vous que je demande une chambre ? – Ça vous fera 10 dollars, à régler d’avance. – Je compte rester une nuit, pas une semaine. – Il vous en coûtera toujours 10 dollars. ». Il faut voir le petit regard en coin de Buchanan vers une fille de saloon quand il balance, « – Dans cette ville on n’a rien à moins de 10 dollars ! » Critique d’une société aux mains de quelques-uns, dans le cas présent une famille, dont l’unique but est l’appât du gain. Boetticher pousse les situations jusqu’à obtenir un ton pour le moins comique. « Buchanan Rides Alone est un western très drôle et très mathématique », écrivait Boetticher à Bertrand Tavernier en 1964 (Amis Américains, Institut Lumière/Actes Sud, 1993), la réussite est totale.
Buchanan a beaucoup d’argent sur lui, de quoi exciter un Argy plus qu’une femme. Comble de malheur, il va prendre la défense d’un Mexicain, Juan (Manuel Rojas) qui dézingue un Roy Argy (William Leslie), le fils de Simon Agry (Tol Avery) et futur candidat au poste de sénateur. Mais la fratrie est un panier de crabes, l’oncle du rétamé Lew (Barry Kelley) est Sheriff, Amos (Peter Whitney), gros balourd, tient l’hôtel, et chacun tire la couverture à soi, et à plus forte raison quand elle cache « un pognon de dingue ».
Tout s’enchaîne « mathématiquement », pas de circonstances atténuantes pour le jeune Mexicain, son origine le condamne automatiquement à la pendaison. Dénonciation frontale du racisme et de son utilisation comme élément de manipulation de la population par les Argy. La famille se moque éperdument de la mort de Roy et va saisir l’opportunité d’un marchandage/racket auprès du riche père du Mexicain. Sa vie contre 50 000 dollars. La justice n’est qu’un théâtre aussi au service des Argy.
Tout le film est parcouru par un humour des plus réjouissants, les incessants allers – retours d’Amos entre les membres de la famille, toujours au bord de l’apoplexie et quasi systématiquement porteur d’une mauvaise nouvelle. L’intrigue est trouée par des instants de vie. Pendant la séquence du procès, Boetticher coupe sur un auxiliaire des Argy, qui fait le pitre à l’extérieur du saloon. Le film est perlé des discussions telles que la vie courante en propose. Et soudain, Budd Boetticher se permet une scène incroyable digne de Buñuel, « l’enterrement » d’un vilain au sommet d’un arbre ! Aussi surprenant que formidable ! Logique aussi puisqu’on m’enterre pas près d’une rivière. Volonté réjouissante d’un réalisme décalé « En général, on n’enterre jamais les morts dans un western, les cadavres se volatilisent. Aussi ai-je pensé qu’il était grand temps que l’on enterre enfin quelqu’un. D’ailleurs, tout au long du film les personnages avaient des problèmes avec les cadavres. Et l’idée de faire enterrer ces morts par des types antipathiques m’a semblé amusante… » Budd Boetticher (opinion citée). Le gunfight final se termine sur une réplique ahurissante: « Ne restez pas plantés comme ça, allez chercher les pelles ». Budd Boettticher donne une leçon de vie politique, le vrai gagnant du combat des chefs est celui qui reste dans l’ombre, dans le cas présent, Abe Carbo (Craig Stevens), le conseiller de Simon Argy, va patiemment attendre que tout ce beau monde s’entretue pour prendre tranquillement le pouvoir. Manipulation et ambition se mélangent et pour reprendre un philosophe de l’Ouest sauvage, Blondin : « Le monde se divise en deux catégories, ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi, tu creuses » (Le Bon, la Brute et le Truand). L’Aventurier du Texas en est la superbe l’illustration.
La photo est signée par un routier du polar et du western, Lucien Ballard. Pourtant, rien ne destine ce bourlingueur au cinéma. C’est une amie qui le fait entrer à la Paramount an tant qu’ouvrier manuel. Il s’occupe des camions des électros et machinos. Petit à petit, il gravit les échelons, devient assistant caméra sur les secondes équipes. Mais c’est sa rencontre avec Josef von Sternberg qui va sceller son destin. Après plusieurs années, il se brouille avec le réalisateur de Cœurs brûlés (Morocco, 1930). Il travaille régulièrement pour Henry Hathaway. Ballard entre à la Fox (1941). Au hasard des tournages, il rencontre Merle Oberon et l’épouse (ils divorceront en 1949). Sa réputation grandit auprès des acteurs après avoir mis au point un système d’éclairage adoucissant les rides. A l’apogée du CinemaScope, il devient un spécialiste de l’écran large. Ballard, réputé comme directeur de la photographie, peut alors se permettre d’être indépendant. Il n’hésite pas à travailler avec des jeunes réalisateurs, ainsi, deux ans avant L’Aventurier du Texas, il signe l’image de L’ultime razzia (The Killing, 1956) de Stanley Kubrick. Lucien Ballard malgré une filmographie de 130 films est surtout lié à deux réalisateurs : Sam Peckinpah et Budd Boetticher. Il devient le chef-opérateur de Peckinpah rencontré sur la série TV The Westerner. Le sommet de leur collaboration est La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969). Ballard sera fidèle à Budd Boetticher jusqu’à la fin de sa carrière. A la fin des années 70, il enchaîne quatre films avec Charles Bronson : L’évadé (Breakout, 1975), Le Solitaire de Fort Humboldt (Breakheart Pass, 1975) de Tom Gries, C’est arrivé entre midi et trois heures (From Noon Till Three, 1976) de Frank D. Gilroy et Monsieur Saint-Ives (St. Ives, 1976) de Jack Lee Thompson. Un grand professionnel des espaces westerniens.
Randolph Scott traîne admirablement sa stature de vieux routier du western. Visage à la paupière lourde de celui que plus rien n’étonne et buriné par les kilomètres parcourus à cheval. Il frôle à plusieurs reprises la mort, par lynchage, par pendaison, par exécution sommaire, sans jamais se départir d’une étonnante nonchalance. Ce décalage, jeu/situation, ajoute sa touche au ton étrange de cet Aventurier du Texas. Preuve supplémentaire que Budd Boetticher est un grand du western.
Fernand Garcia
L’Aventurier du Texas est édité dans une superbe restauration HD par Sidonis Calysta dans la collection Western de légende. En complément, deux présentations du film par Bertrand Tavernier : “le traitement est plus original que l’intrigue” (12 minutes) et Patrick Brion “ (5 minutes), une longue présentation de l’œuvre Budd Boetticher des plus instructives par le réalisateur de Que la fête commence (23 minutes) et enfin la bande-annonce de Buchanan Rides Alone.
L’Aventurier du Texas (Buchanan Rides Alone) un film de Budd Boetticher avec Randolph Scott, Craig Stevens, Barry Kelley, Tol Avery, Peter Whitney, Manuel Rojas, L.Q. Jones, Robert Anderson, Joe de Santis, William Leslie, Jennifer Holden, Nacho Galindo… Scénario : Charles Lang et Burt Kennedy (non crédité) d’après The Name’s Buchanan de Jonas Ward. Directeur de la photographie : Lucien Ballard. Consultant couleur : Henri Jaffa. Décors : Robert F. Boyle. Ensemblier : Frank Tuttle. Montage : Al Clark. Producteur associé : Randolph Scott. Producteur : Harry Joe Brown. Production : Columbia Pictures – Scott-Brown Productions – Producers-Actors Corporation. 1958. 80 minutes. Columbia Color. Format image : 1.85 :1. 16/9e. Son : VF et VOSTF. Tous Publics.