L’Arme à l’œil bénéficie d’un duo d’acteurs exceptionnels : Donald Sutherland et Kate Nelligan. S’il n’y avait dans la filmographie de Donald Sutherland que M*A*S*H* de Robert Altman, 1900 (1975-76) de Bernardo Bertolucci ou Casanova (1976) de Federico Fellini, son nom serait déjà gravé dans l’Olympe de l’histoire du cinéma. Mais il y a aussi Klute (1971) de Alan J. Pakula, Ne vous retournez pas (Don’t Look Now, 1973) de Nicolas Roeg, Le jour du fléau (The Day of the Locust, 1975) de John Schlesinger, l’Invasion des profanateurs (Invasion of the Body Snatchers, 1978) de Philip Kauffman, Des gens comme les autres (Ordinary People, 1980) de Robert Redford… bien d’autres pépites à redécouvrir… Et puis, il y a toutes ses participations dans des séquences d’anthologie, Christ, halluciné, dans Johnny s’en va-t-en guerre (Johnny Got His Gun, 1971) de Dalton Trumbo, Monsieur X dans JFK (1991) d’Oliver Stone et ses 15 min de monologue. De la folie à la tendresse, de la monstruosité au romantisme, Donald Sutherland est un acteur gigantesque.
Kate Nelligan, canadienne comme son compatriote Donald Sutherland trouve en Angleterre une terre d’opportunité. Joseph Losey la dirige dans Une Anglaise romantique (The Romantic Englishwoman, 1976), à 26 ans, une belle route s’ouvre à ses pieds. Nelligan est une très désirable victime du prince des ténèbres dans le romantique Dracula (1979) de John Badham, avec Frank Langella et Laurence Olivier. La télévision britannique lui offre de beaux rôles, dont Thérèse Raquin (1980). La production anglaise manque singulièrement de fonds et c’est au pays qu’elle tourne dans l’étrange Mr. Patman (1980) de John Guillermin, aux côtés de James Coburn. L’Arme à l’œil est un succès commercial et critique. Sa prestation est couverte d’éloge. Tout s’annonce pour le mieux. Mais, l’échec commercial d’Eleni (1985)de Peter Yates, réduit en poussière ses rêves d’Hollywood. Kate Nelligan poursuit en parallèle une brillante carrière au théâtre et privilégie des films d’auteurs, Patricia Rozema (White Room, 1990) ou Woody Allen (Ombre et brouillard / Shadows and Fog, 1991). Elle est nommée à l’Oscar du meilleur second rôle pour Le Prince des marées (The Prince of Tides) de Barbra Streisand, en 1992. Elle est un second rôle de choix. Kate Nelligan n’a pas eu à l’écran une carrière à la hauteur de son talent, question de chance.
Donald Sutherland incarne dans L’Arme à l’œil, Henry Faber, un espion allemand, tueur de la pire espèce, calculateur et intelligent. Traqué par les services secrets, il se retrouve sur l’île des Tempêtes après un naufrage. Il y rencontre David, handicapé depuis un terrible accident de voiture, et sa femme Lucy, sortie indemne du drame. Lucy est incarnée par Kate Nelligan. Entre Faber et Lucy, va se développer une relation amoureuse intense et assez déstabilisante pour le spectateur.
Le scénario est l’adaptation d’un roman de Ken Follett. L’Arme à l’œil a immédiatement été un succès d’édition. A tel point qu’en 1995, le récit de Ken Follett est classé 25e meilleur roman policier de tous les temps par la prestigieuse association des Mystery Writers of America. Ken Follett est né à Cardiff en 1949. Il débute en tant que journaliste stagiaire dans les bureaux de South Wales Echo en 1970. Après cette première expérience, il est reporter pour l’Evening News à Londres avant de devenir directeur général adjoint d’une petite maison d’édition Everest Books. Il publie ses premiers romans à partir de 1974, mais c’est avec L’Arme à l’œil (Storm Island / Eye of the Needle), qu’il rencontre son premier grand succès public et critique. Désormais, Ken Follett devient un des auteurs de best-sellers les plus prisés des librairies. Il est aussi l’auteur sous le pseudonyme de Bernard L. Rose de la novélisation du film de Peter Hyams, Capricorn One (1978), une autre histoire de manipulation.
A la base de L’Arme à l’œil, l’opération Fortitude, mise en place pendant la Seconde Guerre mondiale. Le but était de faire croire aux Allemands qu’une concentration des forces alliées, soldats, équipements militaires, avions, était prêt pour un débarquement dans le Pas-de-Calais sous le commandement du Général George S. Patton. Mais tout est faux, les centaines d’avions alignés sont en contreplaqué, et aucun soldat, des ghosts divisions, n’y traînent. Ce leurre est destiné à tromper les Allemands tandis que se prépare le véritable débarquement en Normandie. Ken Follett imagine la traque d’un espion allemand, qui a découvert le pot aux roses. Mais les nazis sont méfiants, Faber doit remettre en mains propres à Hitler ses photographies, preuve de la supercherie. Les services secrets anglais au courant engagent une course-poursuite avec l’espion afin de l’intercepter avant qu’il ne quitte le pays. Au cours de son périple Faber rencontre Lucy, femme sentimentalement délaissée.
Stanley Mann, reprend le roman de Ken Follett et lui donne une ligne directrice se concentrant sur Faber, puis sur Faber et Lucy. Accentuant l’aspect course-poursuite sans s’appesantir sur les personnages des services secrets. L’histoire gagne en puissance et la relation entre Faber et Lucy est formidablement bien écrite. Stanley Mann est un scénariste canadien. Il débute au début des années 50. Son premier scénario, The Butler’s Night Off (1951) est aussi le premier film pour l’acteur, William Shatner. Sa brillante adaptation du roman de James Fowles, L’Obsédé (The Collector, 1965) admirablement mis en scène par William Wyler, lui vaut une nomination à l’Oscar. Il signe un autre chef-d’œuvre Cyclone à la Jamaïque (A High Wind in Jamaica, 1965) d’Alexander Mackendrick. On lui doit aussi le méconnu La Fleur de l’âge (Rapture) de John Guillermin, avec qui il travaille sur l’adaptation de Tai-Pan, roman de James Clavell. Le film connaît bien des déboires depuis l’acquisition des droits par la MGM dans les années 60. Dino De Laurentiis reprend Tai-Pan (1986), pour une coproduction américano-chinoise, réalisé par Daryl Duke, un échec au box-office. Stanley Mann adapte pour le producteur italien Stephen King, Firestarter (1984) réalisé par Mark L. Lester, et imagine une nouvelle aventure, après celle de John Milius, du héros de Robert E. Howard avec Conan, le destructeur (Conan the Destroyer, 1984) de Richard Fleischer. Toujours dans les suites, on lui doit celle de La Malédiction (The Omen, 1976), Damien : La Malédiction II (Damien : Omen II, 1978) de Don Taylor. Tout comme L’obsédé, son adaptation de référence, L’arme à l’œil, bénéficie d’une mise en scène d’une grande intelligence de la part de Richard Marquand.
George Lucas ne s’y est pas trompé après avoir vu L’Arme à l’œil, il propose à Richard Marquand la réalisation du 3e volet de la première trilogie de Star Wars : Le retour du Jedi (Return of the Jedi, 1983). Richard Marquand a derrière lui une longue carrière à la télévision quand il s’attaque à la réalisation de l’adaptation du roman de Ken Follett. Il s’était fait remarquer avec un thriller horrifique Psychose phase 3 (The Legacy, 1978) avec Katherine Ross, Sam Elliott, Charles Gray et Roger Daltrey, une réussite dans le genre. Si l’on dit grand bien de son film suivant, Birth of The Beatles (1979), biographie des premières années des quatre de Liverpool, il est hélas resté inédit en France. L’Arme à l’œil est finalement la chance de sa vie. Il met brillamment en scène l’intimité entre Faber et Lucy. Son découpage est impeccable. En quelques plans, il fait naître le trouble lorsque Faber découvre par inadvertance Lucy nue dans la salle de bain. Ses échanges de regards sont comme des moments de flottement et font tout le charme du film. Richard Marquand réussit un tour de force : faire accepter par le spectateur, une passion amoureuse et sexuelle entre un espion allemand, donc nous avons suivi l’itinéraire meurtrier, et une femme, mère d’un enfant, qui trompe son mari.
Richard Marquand connaît la grammaire cinématographique et ses classiques. Il entre dans les pas d’Alfred Hitchcock, dans un même élan de romantisme pervers. Ses scènes de terreur de la dernière partie évoquent celles entre Jack (Jack Nicholson) et Wendy (Shelley Duvall) dans The Shining (1980) de Stanley Kubrick. Toute la beauté du film provient du lien, patiemment mis en place, entre Faber et Lucy. La fin voulue par Richard Marquand est superbe et forte, un dernier spasme entre deux amants ennemis qui en d’autres circonstances, à une autre époque, auraient pu s’aimer.
Curieusement, la fin exploitée à l’époque en Europe, brouille le sens avec un happy end, particulièrement mal venu avec recomposition familiale et l’arrivée des « secours ». Dans sa version initiale, L’Arme à l’œil, se clôt sur une séquence bouleversant où se révèle toute l’absurdité des conflits humains. Cette version est celle désormais proposée au public. L’Arme à l’œil est l’un des meilleurs thrillers des années 80.
Fernand Garcia
L’Arme à l’œil, une édition combo (Blu-ray – DVD) Rimini Editions, master restauré en HD impeccable, avec en compléments : Dérapages contrôlés, une analyse du film par Jacques Demange, critique à Positif (17 minutes). Dans L’œil d’Hitchcock, Pierre Charpilloz, journaliste et critique de cinéma à Revus et Corrigés et Bande à Part, revient sur le passage du roman à l’écran et les liens avec le cinéma d’Alfred Hitchcock (12 minutes). Rimini Editions nous propose la fameuse séquence finale exploitée à l’époque en Europe (3 minutes env.) et enfin la Bande-annonce (2 minutes env.).
L’Arme à l’œil (Eye of the Needle) un film de Richard Marquand avec Donald Sutherland, Kate Nelligan, Stéphane MacKenna, Philip Martin Brown, Christopher Casenove, George Belbin, Barbara Graley, George Lee, Faith Brook, Barbara Ewing, Ian Bannen… Scénario : Stanley Mann d’après le roman de Ken Follett. Directeur de la photographie : Alan Hume. Décors : Wilfred Shingleton. Costumes : John Bloomfield. FX : George Gibbs. Montage : Sean Barton. Musique : Miklós Rózsa. Producteur : Stephen J. Friedman. Production : Kings Road Entertainment – United Artists. Grande-Bretagne. 1981. 1h52. Technicolor. Panavision. Format image : 1,85 :1. Son : Version originale avec ou sans titres français et Version française. DTS-HD Master Audio 2.0. Tous Publics.