Joe Tynan (Alan Alda) soutient sa proposition de loi en commission devant un auditoire clairsemé inattentif. Le soir dans son lit, il en fait le compte-rendu à sa femme Ellie (Barbara Harris). Tynan est un sénateur libéral élu du parti démocrate, jeune et dynamique, il a un sénateur en vue. Dans son bureau, le vieux sénateur Birney (Melvyn Douglas) lui annonce que le Président se prépare à communiquer la nomination de Edward Anderson à la Cour Suprême. Tynan accepte de voter en sa faveur… jusqu’à ce qu’un lobby, conseiller par l’avocate Karen Traynor (Meryl Streep), lui divulgue qu’Anderson est en réalité un raciste…
La vie privée d’un sénateur est le cinquième film de Jerry Schatzberg et, pour la première fois, il quitte l’univers des marginaux pour des personnages au cœur de la société américaine. Le film a surpris lors de sa sortie en salles, la critique se plaint ne pas retrouver les qualités esthétiques du cinéma de Jerry Schatzberg. Qui ne se souvient du premier plan de L’Epouvantail (Palme d’or 1972), la rencontre sur une route de campagne de Gene Hackman et d’Al Pacino, du réalisme de Panic à Needle Park et de Vol à la tire, de la sophistication des plans de Portrait d’une enfant déchue. Avec La vie privée d’un sénateur, Schatzberg quitte la rue pour les couloirs feutrés du pouvoir et adopte une esthétique plus neutre pour décrire la vie publique et privée du sénateur Joe Tynan.
Près de quarante ans après sa réalisation, nous somme en territoire connu, ce qui n’était certes pas le cas à l’époque. Ce que décrit Schatzberg du fonctionnement de l’élite de la politique américaine, nous semble aujourd’hui beaucoup plus familier tant les arcanes du pouvoir sont depuis la base de nombreux films et séries TV. La force du film de Schatzberg ne réside pas seulement dans la description de l’action politique de son sénateur mais aussi dans la description minutieuse de sa vie intime.
Joe est un idéaliste. Il se consacre entièrement à sa carrière et, pour garantir son train de vie, donne des conférences, participe à des colloques le week-end, ce qui l’éloigne de sa famille. Il n’hésite d’ailleurs pas à l’instrumentaliser sans se rendre compte du malaise qu’il crée en son sein. A la maison, il n’aborde que des sujets en lien avec son activité politique. Le quotidien de sa femme et de ses enfants ne l’intéresse que discrètement. Ellie, sa femme, a surmonté bien des épreuves, une fausse couche, une dépression et est devenue thérapeute. Elle aime Joe mais souffre de sa solitude. Joe ne fait plus attention à elle. Marié depuis une vingtaine d’années, Joe ne voit la famille que comme un acquis qui doit donner de lui une image idéale et participer à sa réussite. Ellie est de son côté confrontée à des problèmes du quotidien: une fille en pleine crise d’adolescence et un préadolescent à qui son père manque. Elle a d’autres aspirations que d’attendre Joe éternellement.
Joe noue une relation amoureuse avec Karen, une brillante avocate, mariée. Il trouve en elle une sorte de double; comme lui, elle est dans l’action politique. Relation fusionnelle, où le métier et les sentiments se combinent. Cette relation est dès le début condamnée. Karen ne le sait que trop bien. Joe se comporte comme un enfant. Il va devoir composer entre les enjeux politiques, sa propre ambition et la reconstruction de la cellule familiale. Il est dans le compromis, le « deal ». Il découvre tous ses arrangements en coulisses, le donnant / donnant des intérêts particuliers – tout le monde se tient dans un énorme jeu de dupe. L’intimidation et la trahison sont l’essence de la vie politique, et l’idéalisme n’y a pas sa place. L’ego surdimensionné d’hommes dont le but est de durer, de se maintenir au pouvoir. Il en va ainsi du sénateur Birney (formidable Melvyn Douglas) rattrapé par son âge mais qui se donne encore de l’importance en manœuvrant pour le Président. Il continue coûte que coûte, menace Joe de représailles, mais est au bord de la démence. Ce théâtre du pouvoir est scène monstrueuse, où le machisme règne en maitre.
La grande force dramatique du film est dans cette progression de deux lignes narratives. Elles finissent par se rejoindre dans une séquence finale remarquable. Ellie, au cours d’une Convention qui doit marquer l’entrée en campagne de son mari pour la présidentielle, accepte de lui faire à nouveau confiance. Elle l’aime mais, dans la foule des militants qui scande son nom, elle a conscience que leurs rapports futurs vont être particulièrement difficiles.
Jerry Schatzberg trouve un juste équilibre entre ces deux histoires. On pourrait dire que parfois nous sommes à la limite du conventionnel, avec une surabondance de dialogues, et puis, par la grâce de la mise en scène, certains moments sont incroyables de sincérité et emporte le morceau. Il suffit de voir ses longs plans sur des visages silencieux, énormément sur des déceptions intimes. C’est aussi ces fêlures qui resurgissent au détour d’un dialogue. Ces enfants noirs dans un car scolaire qui traverse la ville, image de la misère et de la ghettoïsation d’une population au pied des grandes institutions de la démocratie américaine à Washington. On retrouve là le grand Schatzberg.
La vie privée d’un sénateur est une commande. C’est la première fois que Schatzberg travaille à partir d’un scénario où les dialogues sont aussi importants, limitant l’improvisation très contrôlée de ses premiers films. Il n’en demeure pas moins une direction d’acteurs remarquable avec leurs jeux de regards d’une intensité sidérante. Jusqu’aux plus petits rôles toute l’interprétation est admirable, pas une fausse note. Les deux rôles féminins sont époustouflants.
Barbara Harris est une actrice rare. Elle donne une interprétation de la femme de Joe d’une grande sensibilité, toujours à la limite d’un décrochage, d’une rechute dans la dépression. Barbara Harris a privilégié le théâtre sur le cinéma où elle a joué les plus grands auteurs du répertoire. Au cinéma, elle a été dirigée par l’immense Alfred Hichtcock dans son dernier film Complot de famille (Family Plot, 1976) et par Robert Altman dans son chef-d’œuvre choral Nashville (1975). Elle a été nominée à l’Oscar pour Qui est Harry Kellerman ? (1971), film hélas un peu oublié, avec Dustin Hoffman réalisé par Ulu Grosbard.
Pourtant la révélation du film est Meryl Streep. A trente ans, elle irradie. Jerry Schatzberg l’engage après une courte audition où elle est éblouissante. Meryl Streep était un petit nom, elle venait de jouer dans la série Holocauste et entame une période artistique exceptionnelle. La même année, elle est à l’affiche de deux œuvres phares du cinéma américain : Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter) de Michael Cimino et Manhattan de Woody Allen. Difficile à titre personnel puisqu’elle venait de perdre son compagnon, l’acteur John Cazale. Il y a dans la manière dont Schatzberg filme Meryl Streep un petit quelque chose qui rappelle Faye Dunaway (son ex-compagne).
Alan Alda est un acteur populaire, immense vedette aux États-Unis. En France, il est principalement connu pour la série TV M.A.S.H. Chose assez rare, il est l’auteur du scénario de La vie intime d’un sénateur. Il s’y consacre pendant trois ans. Œuvre touffue que Schatzberg restructure pour la porter à l’écran. Il élimine énormément de dialogues et rééquilibre les personnages féminins. Curieusement Alan Alda ne s’était pas donné le beau rôle avec Joe Tynan, personnage sur le papier prétentieux et à la limite antipathique. Schatzberg va le rendre plus humain et moins schématique, le rôle y gagne en nuances.
La vie privée d’un sénateur fait plus que jamais regretter l’absence des salles d’un des réalisateurs les plus singuliers du cinéma américain.
Fernand Garcia
La vie privée d’un sénateur est disponible en édition combo, DVD et Blu-ray, chez Elephant Films en complément de programme une présentation élogieuse du film par Jean-Pierre Dionnet qui en profite pour nous donner des nouvelles de Jerry Schatzberg, qui depuis des années tourne un film sur Bob Dylan. Une très belle section de photos et d’affiches complète cette édition.
La vie privée d’un sénateur (The Seduction of Joe Tynan) un film de Jerry Schatzberg avec Alan Alda, Meryl Streep, Barbara Harris, Rip Torn, Melvyn Douglas, Charles Kimbrough, Carrie Nye, Michael Higgins, Blanche Baker… Scénario : Alan Alda. Directeur de la photo : Adam Holender. Directeur artistique : David Chapman. Costumes : Jo Ynocencio. Montage : Evan Lottman. Musique : Bill Conti. Producteur : Martin Bregman. Production : Universal Pictures. États-Unis. 1979. 104 minutes. Technicolor. Ratio image : 1.85 :1 – 16/9e. Audio : Anglais DTS HD Mono 2.0. VOSTF. Master numérique Haute Définition. Full HD. Tous Publics.