Karim Aïnouz était déjà à Un Certain Regard en 2002 à Cannes avec la sélection de Madame Sata, où il décrit Joao Fransisco dos Santos, un personnage peu appréciable et violent. Mais le thème abordé dans ce film par le cinéaste, qui revendique une formation politique marxiste dans son travail cinématographique, est surtout la souffrance d’une couche au Brésil, écrasée par la pauvreté et le racisme.
Dans ses longs métrages de Madame Sata en 2002 à Futuro Beach en 2014, à Amour à vendre et Je voyage parce que je dois et je reviens parce que je t’aime (co-réalisé avec Marcelo Gomes) – sélectionnés au Festival de Venise, dans la section Orizzonti, en 2006 et 2009 – à La Falaise d’argent présenté à Cannes à la Quinzaine des Réalisateur, le cinéaste brésilien, Karim Aïnouz a toujours été un grand narrateur visuel, avec un œil attentif pour éclairer les détails de ses personnages. Cependant son récit social souvent ne profite pas d’une structure narrative classique contrairement à son dernier film La vie invisible d’Eurídice Gusmão…
Dans La vie invisible d’Eurídice Gusmão, le cinéaste nous propose une réflexion sur le poids de la tradition, et la difficile émancipation des femmes, inspiré peut être (il n’est pas le seul) par le mythe grecque Orphée et Eurydice : des centaines d’œuvres ont pris leur inspiration de ce mythe comme le Kalevala, épopée nationale finlandaise ou l’opéra Orfeo de Monteverdi.
Eurydice, est la plus célèbre histoire d’amour de la mythologie grecque. Une nymphe deux fois perdue à Orphée, un demi-dieu. Le héros, Orphée descend jusqu’en enfer pour retrouver sa bien-aimée. C’est peut être le cas d’Eurídice dans le film d’Aïnouz de connaître les tourments de l’enfer dans sa vie quotidienne face à un père et un mari machos pour retrouver sa sœur ?
Hadès, Dieu des Morts, autorise Orphée à ramener Eurydice dans le royaume des vivants, à la seule condition que celui-ci ne se retourne pas tant qu’elle n’a pas atteint la rive des vivants et la lumière du soleil. Eurydice le suit, mais lorsqu’Orphée arrive près du but, pris de doutes, n’entendant plus le bruit des pas d’Eurydice, il se retourne, perdant ainsi sa dulcinée à jamais. Le beau film La vie invisible d’Eurídice Gusmão traite également de la perte d’Eurídice de sa sœur à vie, sa meilleure amie.
Néanmoins, un échec dans le mythe ou dans la vie n’est pas vraiment un échec, mais une indication de sens, de vérité. Orphée, comme Karim Aïnouz ou n’importe quel artiste, est certainement un initié de l’inconscient ! Les choix politiques, les amitiés, les comportements d’achat, l’altruisme… tout cela est dicté par des mécanismes de l’esprit qui nous échappent en grande partie. In fine, Orphée s’est fait à la perte d’Eurydice si nous pensons qu’Eurydice est la propre âme d’Orphée, à l’instar de Guida dans le film qui pourra être l’âme de sa sœur Eurídice ? Selon le psychologue Yung, Eurydice est la propre âme d’Orphée; elle est l’anima à son identité masculine, la vraie aimée, la chose la plus précieuse dans les traditions occidentales et dans les branches de la spiritualité orientale qui sont le bouddhisme, le Taôisme et l’hindouisme…
Eurídice dans La vie invisible d’Eurídice Gusmãos’est faite aussi à la perte de sa sœur et finit par gagner seulement en partie, au moins son concours de musique malgré l’objection de son mari. Bien que les faits et la connaissance aient tué son âme, l’imagination d’Orphée, exprimée à travers ses chants et ses jeux, lui a permis de conclure un pacte avec la Mort elle-même, et il peut revenir avec son âme restaurée. Nous voyons ici la limite même du pouvoir humain – un accord avec un dieu – comme Eurídice qui finit par conclure – un marché avec son mari considéré comme un « dieu » dans la société machiste brésilienne des années 50.
Est-ce qu’on peut dire que la figure féminine n’a pas changé de fonction depuis trois mille ans ? Eurydice dans le mythe est réduite à n’être que l’ombre de son mari et à mettre en valeur le pouvoir de son chant. Dans quelle mesure le personnage d’Eurídice dans le film et Eurydice dans le mythe peuvent-il remettre en question leur propre destin dans les réécritures du 21ème siècle ?
La montée du féminisme et les changements profonds de la société occidentale semblent d’ailleurs indiquer que la position de la femme n’est plus celle que met en scène le mythe d’Orphée. Néanmoins, la femme reste plus ou moins opprimée, en particulier dans les pays du tiers monde et les pays émergeants. Selon Karim Aïnouz une femme est assassinée toutes les deux heures au Brésil. Et si Eurídice dans le film déclinait d’obéir à son mari et à son père ? Le film de Karim Aïnouz sera-t-il un autre film ?
Tout redevient vivant lorsque la musique céleste de la lyre les reconnecte à leur origine divine et donc immortelle. La musique que joue Eurídice dans ce film ne nous oriente-t-elle pas par moment vers cette origine divine? La réponse est oui.
Il est intéressant de noter qu’en revenant sans Eurydice à la surface sans son âme, ce n’est qu’une question de temps avant qu’Orphée soit tué, par les femmes Thraces, qui ne peuvent pas accepter qu’un être humain puisse pleurer pour l’amour de sa vie – son âme – et le préférer à l’hédonisme superficiel des Thraces. L’être humain préfère-t-il l’hédonisme, le vide spirituel, l’angoisse existentielle, inapte à jouir de soi dans la paix de l’âme et l’équilibre du corps ? Toujours hors de soi dans la quête d’expériences telle le sexe, les voyages, la musique, la drogue… pour échapper à l’ennuie. On l’aperçoit avec Guida, le personnage du film d’Aïnouz, obsédée par le sexe, le voyage les discothèques… Eurídice, le deuxième personnage du film, est envoutée par la musique pour s’évader de sa vie de couple ou comme l’écrit Charles Baudelaire :
« Plonger au fond du gouffre,
Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’inconnu pour trouver de nouveau ».
Le mythe d’Orphée révèle que l’humanité est à la recherche de son âme perdue depuis longtemps. Dans le film, Eurídice cherche aussi son âme mais ne la trouve pas non plus – anéantie par le père et le mari -.
La vie invisible d’Eurídice Gusmãoest une adaptation du premier roman publié en 2015 de Martha Batalha, journaliste brésilienne qui vit aux USA actuellement. Deux sœurs inséparables dans les années 50, à Rio de Janeiro sont obligées de vivre à part à cause de la culture machiste de la société brésilienne.
Eurídice (Carol Duarte), adolescente, et sa sœur aînée, Guida (Julia Stockler) se perdent de vue dans la forêt tropicale convergeant vers le littoral rocheux aux abords de Rio de Janeiro, alors qu’elles rentrent chez elles, avant une tempête. Cette première scène du film ressemble à un cauchemar surnaturel, anticipe l’avenir des deux sœurs, 20 ans après et va être dans l’esprit des deux femmes une fois que le destin les a séparées en 1951 par la misogynie de leur père Manuel (Antonio Fonseca). Les deux sœurs ont des projets de vie bien loin de leur maison de famille à Rio, qui échouent en partie.
Les couleurs saturées et les sons luxuriants du film renforcent l’intimité du magnifique mélodrame de Karim Aïnouz. Il traite des femmes dont l’indépendance d’esprit reste intacte, alors même que leurs rêves sont brisés par une société étouffante et patriarcale. Au début du film, Eurídice couvre à contrecœur les sorties nocturnes clandestines de Guida dans les discothèques avec le beau marin grec Yorgos (Nikolas Antunes). Bien qu’elle s’inquiète pour sa sœur, elle savoure l’excitation des découvertes sexuelles de son aînée. Guida, à son tour, encourage l’espoir d’Eurídice, une pianiste douée, d’étudier au conservatoire de musique de Vienne en Autriche.
Leur lien vital est rompu lorsque Guida décolle avec son compagnon sur un navire pour Athènes, laissant une lettre indiquant qu’elle reviendra quand elle sera mariée. Mais Yorgos se révèle être un dragueur, alors Guida revient seule et enceinte. Manuel, son père lui dit qu’elle n’est plus la bienvenue à la maison et qu’Eurídice est partie étudier à Vienne en Autriche, un mensonge qui semble encore plus cruel d’autant plus que ce rêve échappe à sa sœur pianiste.
Lorsque tous les liens physiques entre les deux sœurs ont cessé à cause du père, et la lâcheté et l’obéissance aveugle de la mère au mari, le film baigne dans un sentiment d’amour, de solidarité et de respect profond pour les femmes, amies, qui deviennent des substituts à la famille de Guida. Et malgré la séparation avec sa sœur, la vie de Guida après n’est pas uniquement une misère dès lors que les choses ne sont jamais manichéennes. Elle se construit une nouvelle vie dans les bidonvilles du Brésil, avec Filomena (Bárbara Santos), prostituée astucieuse et gentille qui agit comme son nouvel ange gardien. Elle peut faire face à des coups plus durs que sa sœur, mais trouve son propre bonheur contrairement au mythe d’Orphée qui semble en apparence mal finir, même si nous y percevons en fait un destin, une noblesse, une grandeur et une vérité.
Guida écrit dans une de ses nombreuses lettres adressées au cours des années 50 à sa sœur Eurídice (qui n’a jamais eu connaissance de ses lettres, puisque la mère dominée par le père ne les a jamais transmises): « Filomena est ma mère, mon père et aussi ma sœur« . La richesse des images tournées par la française Hélène Louvart et accompagnées de la musique du compositeur Benedikt Schiefer ainsi que la bande sonore de ce film sont une merveille. La direction artistique épurée de Rodrigo Martirena et les costumes de Marina Franco sont dans l’esprit du film.
Une belle apparition vers la fin du film de la grande Fernanda Montenegro, 90 ans, qui a joué dans le film de Walter Salles nominé aux Oscars il y a 20 ans pour Central de Brazil. Son visage retrace l’humanité, l’expérience émotionnelle rassemblant tous les sentiments et la souffrance des deux sœurs.
Norma Marcos
La vie invisible d’Eurídice Gusmão uun film de Karim Aïnouz avec Julia Stockler, Carol Duarte, Flávia Gusmão, António Fonseca, Hugo Cruz, Nikolas Antunes, Maria Manoella, Luana Xavier, Fernanda Montenegro… Scénario : Murillo Hauser, Inés Bortagaray, Karim Aïnouz d’après le roman de Martha Batalha. Image : Hélène Louvart. Décors : Rodrigo Martirena. Costumes : Marina Franco. Musique : Benedikt Schiefer. Producteurs : Michael Weber & Rodrigo Teixeira. Production : Canal Brasil – Pola Pandora Filmproduktions – RT Features – Sony Pictures Releasing. Distribution (France) : ARP Sélection (11 décembre 2019). Brésil. 2019. 140 minutes. Couleur. Format image : 2.39 : 1. DCP. Son : 5.1. Tous Publics. Prix Un Certain Regard – Festival de Cannes 2019.
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