Il est difficile aux français de mesurer la solitude dans laquelle vivent aux Etats-Unis les écrivains qui ont choisi la littérature populaire. Les amateurs français de série noire, sans lire forcement tout ce qui est traduit dans notre langue, parviennent vite à reconnaître le talent de tel romancier et à le faire savoir. Le téléphone arabe fait le reste, et c’est ainsi que les noms de David Goodis, Dolores Hitchens, William Irish, Dorothy B. Hughes, Henry Farrell, Jim Thompson, Joseph Harrington, Harry Whittington, ou celui, plus récent, de l’anglais Patrick Alexander circulent de bouche à oreille et se font une réputation parmi les spécialistes. Rien de semblable aux Etats-Unis. En 1962, alors que je me trouvais à New York pour y présenter Jules et Jim, lorsque j’annonçai que j’avais l’espoir de tourner Fahrenheit 451, je découvris qu’il ne se trouvait pas un journaliste américain sur dix pour connaître le nom de Ray Bradbury. Il fallut l’arrivée des cosmonautes sur la lune en 1969 pour que le public américain, à travers la presse, fasse réellement connaissance avec l’auteur de Chroniques martiennes. A cette obscurité, qui dans le cas de Charles Williams, Goodis, Irish, se perpétue post mortem, il n’existe qu’une seule explication, la surproduction, le nombre incroyable de livres publiés chaque année, le nombre incroyable d’éditeurs non pas groupés à New York mais disséminés dans toute l’Amérique.
Chaque fois que j’ai approché un écrivain de la série noire j’ai été impressionné par sa modestie, son professionnalisme mais aussi sa tristesse. Il y a souvent quelque chose de désespérant et de fatal dans la destinée d’un romancier qui gagne sa vie en racontant des histoires criminelles.
Parce que la critique ne parle jamais d’eux, parce qu’ils n’ont jamais eu l’impression d’avoir leur « public », les romanciers populaires qui semblent écrire hâtivement et seulement pour l’argent se livrent, à travers leur fiction, beaucoup plus intimement qu’on ne le croit, et sans doute qu’ils ne le croient eux-mêmes. S’imaginant bien dissimilés derrière quelques cadavres et quelques revolvers, ils se dévoilent, se confessent et accomplissent, dans la contrainte, une œuvre libre. De même, dans l’ancien système oppressant d’Hollywood, les cinéastes de série B se croyaient de simples employés de studio alors qu’ils étaient des artisans sincères et inspirés. Ecrivains souterrains dans un sens presque littéral, bien différent de « underground » qui suggère le flirt avec la mode -, les écrivains de série noire sont à Hemingway, Norman Mailler ou Truman Capote ce que les acteurs de post-synchronisation sont aux vedettes de l’écran. On peut les comparer, comme le faisait Max Ophuls à propos des artistes du doublage, à des fleurs sauvages qui poussent dans les caves.
Charles Williams, dont Fantasia chez les ploucs fait rire à chaque page, s’est suicidé, il y a six ou sept ans, sur le bateau où il passait la plus grande partie de l’année, sans que les journaux américains consacrent un entrefilet à sa disparition.
Souhaitant depuis longtemps porter à l’écran un roman de Charles williams, j’ai arrêté mon choix sur Vivement dimanche ! parce que ce roman raconte une histoire criminelle du point de vue de l’héroïne, une simple secrétaire, et que l’humour constamment vient en saupoudrer les cadavres.
François Truffaut
Extrait du dossier de presse de Vivement Dimanche ! (1983)
Exposition François Truffaut à la Cinémathèque Française du 8 octobre 2014 au 25 janvier 2015
Intégrale des films de François Truffaut en DVD chez TF1 Vidéo/MK2