Il existe de nombreux films et documentaires sur l’éducation et les valeurs de citoyenneté, que les humains voudraient transmettre à leurs enfants. Lorsque nous pensons à l’école, nous la considérons à tort ou à raison comme un lieu où les jeunes peuvent se former, acquérir des connaissances et de l’expérience pour les « préparer au monde réel ». Mais quel est exactement le monde réel qui semble désormais plus disruptif et monstrueux que jamais ? Selon le neuroscientifique Patrick Cavanagh, chercheur au Glendon College au Canada: « Il est vraiment important de comprendre que nous ne voyons pas la réalité. Nous assistons à une histoire qui est créée pour nous… Notre cerveau modifie également inconsciemment notre perception de la réalité pour répondre à nos désirs ou à nos attentes… Comment savons-nous ce qui est réel ? Et une fois que nous connaissons l’étendue des limites de notre cerveau, comment pouvons-nous vivre avec plus d’humilité – et réfléchir plus attentivement à nos perceptions ? ». D’après le film d’Ilker Çatak, qui revient «dans ce soi-disant monde réel», ce même refuge scolaire va se transformer en cauchemar.
Après avoir obtenu plusieurs prix pour ses longs et courts métrages comme son film de fin d’études Sadakat (2014) qui remporte l’or à l’Oscar de l’étudiant, puis son film Dans la cour des grands (2017), récit initiatique autour du monde d’un jeune boxeur ou Parole donnée (2019), qui lui a valu des nominations au Deutscher Filmpreis 2020 dans les catégories Meilleur réalisateur et Meilleur scénario, İlker Çatak, réalise La Salle des profs présenté dans la section Panorama de la Berlinale. Son film a remporté en 2023 cinq trophées aux German Film Awards, dont Mention spéciale pour le montage et le premier prix pour la meilleure actrice pour Leonie Benesch, connue du public international pour son rôle de nounou adolescente dans Le Ruban blanc (The White Ribbon) de Michael Haneke et aussi Cécile la sœur malheureuse du prince Philip dans le film The Crown. La Salle des profs vient d’être nominé aux Oscars 2024 du meilleur film étranger.
Développé avec Johannes Duncker, ce film est une mise en scène réaliste, presque documentaire, qui permet également de montrer une relation plus ou moins crédible entre professeur et élève. Cela nous rappelle le film allemand La Vague (Die Welle) de Jürgen Vogel tourné en 1984 même s’il examine le problème sous un angle différent. Les deux sont des films allemands et, pour des raisons historiques, le sujet est délicat mais semble ajouter à l’ambiance générale. La Vague est un film tout à fait réaliste et dérangeante à bien des égards et montre comment la plupart des étudiants tombent lentement et en toute innocence dans le fascisme. Cela vous fera réfléchir et éventuellement réévaluer la question importante, posée dans le film, de savoir si l’autocratie peut à nouveau relever la tête. Tout comme le film La Salle des Profs, La Vague représente aussi directement ou indirectement la société dans son ensemble, avec ses jeux de pouvoir, ses inégalités et ses injustices, sa discrimination entre vérité et justice, la place du bourreau et de la victime. Les deux films montrent aussi toute la mesquinerie dont sont capables les différents protagonistes où chacun semble avoir raison ou avoir ses raisons. Une mesquinerie que nous avons toujours vécue et que nous vivons actuellement. Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, les humains n’ont jamais été capables d’agir différemment même s’il était possible qu’ils fassent autrement.
Le film d’İlker Çatak représente-t-il un système plus large ou un ensemble d’idéaux, comme la salle des jurés dans 12 hommes en colère (Twelve Angry Men), de Sydney Lumet où la défense et l’accusation devraient décider si un jeune homme est coupable ou innocent du meurtre de son père ? Ce qui commence comme une affaire de meurtre devient rapidement un roman policier qui présente une succession d’indices semant le doute et un mini-drame des préjugés et idées préconçues de chaque juré sur le procès, les accusés et les uns les autres. Oui et non car il manque au film d’İlker Çatak la subtilité d’un film policier comme dans Twelve Angry Men.
Dans La Salle des Profs, tout semble bien se passer, jusqu’à ce qu’une série de vols mineurs surviennent au sein de l’école. Ali (Can Rodenbostel) d’origine turque est soupçonné de vol. Il est l’un des élèves de Carla Nowak (Leonie Benesch), une professeur de mathématiques et de sport idéaliste issue d’une famille polonaise de Westphalie, prise entre ses idéaux et le système scolaire. Les conséquences de ses actes pourraient bien la briser. Tout le monde se soupçonne et le doute paranoïaque s’installe partout surtout chez les représentants de classe : le sarcastique Lukas (Oscar Zickur) et l’authentique Jenny (Antonia Küpper), ainsi que le professeur Thomas Liebenwerda (Michael Klammer) qui n’insiste pas seulement pour nommer des noms, mais il est un maître manipulateur. La directrice Bettina Böhm (Anne-Kathrin Gummich) entonne lorsqu’elle et l’enseignant Milosz Dudek (Rafael Stachoviak) exigent d’inspecter les portefeuilles de tous les garçons de la classe de Carla : « Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre » leur a-t-elle dit.
Le cinéaste explique : « Ce soin de créer un ensemble a été porté par Simone Bär. Elle m’a toujours dit qu’il y avait tellement de bons acteurs et actrices que nous devions veiller à ce que personne ne se démarque. C’était la bonne approche pour ce film, car je le considère comme une œuvre collective ».
Malgré les objections de Carla, Ali est dûment fouillé et une somme d’argent inhabituelle est trouvée dans son portefeuille. Carla est profondément mécontente des méthodes brutales et injustifiées utilisées par l’école. Les parents d’Ali, indignés et furieux, fournissent une explication plausible. L’excédent d’argent s’est avéré être simplement un cadeau de ses parents pour acheter un jeu vidéo. Carla est convaincue de l’innocence d’Ali et du caractère secrètement raciste des accusations portées contre lui non seulement par ses camarades préadolescents mais aussi par ses collègues enseignants. Elle décide, pour le défendre, de mener sa propre enquête et laisse donc son ordinateur portable ouvert et un portefeuille avec quelques billets dans la salle des professeurs. Le piège ne tarde pas à fonctionner.
En effet, la caméra de son ordinateur portable parvient à filmer le bras de quelqu’un dérobant son portefeuille. Mme Kuhn (Eva Löbau), l’une des secrétaires de l’école, est immédiatement suspectée, car elle portait le même genre de chemise le jour du vol. Carla affronte discrètement Mme Kuhn sans succès. Elle apporte ensuite les preuves à la directrice (Anne-Kathrin Gummich). La nouvelle fuit, ajoutant à l’angoisse de l’enseignante. Mme Kuhn est la mère d’Oscar (Leo Stettnisch), un garçon brillant avec qui Carla a noué un lien spécial avant que la stigmatisation de sa mère ne menace de faire de lui un paria. Ne pouvant plus supporter la disgrâce de sa mère, Oscar, en colère et plein de ressentiment, utilise son intelligence et sa violence pour miner la crédibilité de Carla en lançant une campagne de chuchotements contre Carla. Petit à petit, le vent se retourne contre l’enseignante : ses collègues, loin de faire preuve de solidarité, sont en quelque sorte convaincus qu’il y a quelque chose d’indiscipliné et de peu professionnels dans son comportement. Ils plaisantent ouvertement en décrivant Carla comme « trop idéaliste » pour la profession qu’elle a choisie. Carla doit maintenant réussir à contrôler sa classe alors que ses étudiants et les professeurs commencent à se retourner contre elle. Les bonnes intentions de Carla ne mènent qu’à un scandale qui bouleverse toute la dynamique sociale et de pouvoir de l’école.
İlker Çatak explique : « Le caractère d’une personne finit toujours par se révéler au moment de prendre des décisions difficiles, quand elle est sous stress ou qu’elle doit gérer des problèmes. »
On est surpris par le comportement irréaliste et naïf des étudiants et vous vous demandez : les étudiants parleraient-ils vraiment à un professeur comme ça, oseraient-ils même avoir une telle conversation ? Les dialogues et le comportement de chaque professeur étaient un peu plats à tel point qu’il nous était très difficile de sympathiser avec eux et avec les autres personnages : élèves, professeurs, parents sont en quelque sorte antipathiques. A noter que la caméra ne quitte pas l’école, car ceux qui sont au pouvoir (le directeur, les professeurs), les élèves et le journal de l’école sont certainement le reflet de la société. Peut-être est-ce là une manière efficace de montrer comment un incident peut empoisonner toute la communauté scolaire et toutes les sociétés en général ?
La culpabilité de Mme Kuhn n’est jamais fermement établie, car il n’y a jamais des vraies preuves et d’aveux clairs. Le spectateur peut se demander pourquoi Mme Kuhn va voler au moment même où Carla installe sa caméra ? Pourquoi n’a-t-elle pas volé un autre professeur ce jour-là ? Tout comme l’innocence d’Ali n’est jamais pleinement prouvée.
Le cinéaste s’exprime : « L’aspect central du film pour moi, est la question de la vérité : comment on la cherche, est-ce qu’on la trouve, est-ce qu’on y croit… Le garçon veut croire en sa mère, tandis qu’elle veut croire en la justice. Les fake news, la cancel culture ou le besoin de chaque société de trouver un bouc émissaire sont d’autres thèmes qui balaient le film. »
Tout au long, Çatak nous propose des gros plans de chaque personnage : celui qui ment ou celui qui vole ou tout simplement, qui complote et attaque Carla, même si le film est ancré sur le point de vue de Carla qui n’a pas respecté la réglementation qui interdit la surveillance personnelle non autorisée des biens. Le problème est que Carla à force de ménager les coupables, de ne pas dénoncer leurs mensonges, et de vouloir protéger les plus jeunes de la réalité finit par se retrouver dans une impasse et se voir menacée elle-même. Voir le sujet du film comme une parabole de l’attitude diplomatique envers les despotes de tous bords est peut-être « vrai », en ces temps où les dictateurs usent sans vergogne du mensonge.
C’est un drame peu conventionnel mais qui manque d’émotion, accompagné d’un jeu d’acteur subtil et nuancé mais au bout d’un moment, le film tourne un peu en rond et ne fait pas autant de progrès dramatiques qu’il le pourrait. Il semble un peu monotone et parfois odieux avec des cris, des hurlements et un reflet superficiel de ce qui émeut réellement les personnages.
La cinématographie de Judith Kaufmann et le montage intéressant de Gesa Jäger sont constitués de plans fixes. Le film utilise des couleurs bleu-blanc atténuées capturées à travers un objectif 4:3 quelque peu claustrophobe. La structure tout au long du film est simple avec une narration rapide et plus ou moins efficace avec quelques séquences saccadées même si les tendons dramatiques du film se relâchent un peu dans le troisième acte. Bien réalisé en termes de découpage, de montage et de prise de vue. La musique du compositeur Marvin Miller est présente accompagnée d’un silence minimaliste avec des cordes dissonantes face à une confrontation stressante qui se prépare autour de Carla.
L’histoire de Çatak est faite d’accusations, de boucs émissaires, de paranoïa, d’identité, de culpabilité. La force du film, c’est que c’est une histoire ouverte à une infinité d’interprétations, avec notamment le choix de ne jamais répondre clairement à la question de savoir qui est coupable car nous sommes tous plus ou moins coupables. L’intérêt de La Salle des profs est la manière dont le réalisateur nous montre le degré de cruauté, d’hypocrisie et de discrimination des minorités que peut atteindre le système éducatif, même dans un pays démocratique comme l’Allemagne. Selon Tom Douglas dans son livre publié en 1995, Scapegoats : « L’espèce humaine a une forte proportion à préférer trouver un responsable à ses malheurs, plutôt que des solutions et des actions pour les résoudre. Le bouc émissaire n’est pas une conception moderne. Depuis toujours, les civilisations s’acharnent sur des minorités constituées malgré elles en bouc émissaire ».
Le fardeau de l’idée selon laquelle la société a besoin toujours d’un bouc émissaire à blâmer pour fonctionner montre à quel point elle peut être cruelle beaucoup plus que les animaux. Le psychologue Daniel Graham explique : « Même si la violence chez les chimpanzés peut entraîner la perte d’une oreille ou d’un doigt, elle aboutit rarement à la mort. Les meurtres n’ont lieu que lors de rares occasions. Les humains, en revanche, portent la violence intra spécifique à un tout nouveau niveau meurtrier… Les baleines, qui se nourrissent uniquement d’animaux, ne tuent pratiquement jamais les membres de leur espèce. Mais ce qui reste curieux, c’est que les adultes humains tuent et écrasent d’autres adultes humains en grand nombre, et peuvent le faire en période d’abondance relative ».
Un film à voir.
Norma Marcos
La Salle des Profs (The Teachers’ lounge / Das Lehrerzimmer), un film de İlker Çatak avec Leonie Benesch, Michael Klammer, Rafael Stachoviak, Anne-Kathrin Gummich, Eva Löbau, Kathriin Wehlisch, Sarah Bauerett… Scénario : İlker Çatak et Johannes Duncker. Images : Judith Kaufmann. Décors : Zazie Knepper. Costumes : Christian Röhrs. Montage : Gesa Jäger. Musique : Marvin Miller. Producteur : Ingo Fliess. Production : IF… Productions Film GmbH – ZDF-ARTE. Distribution (France) : Tandem Films (Sortie le 6 mars 2024). Allemagne. 2023. 99 minutes. Couleur. Format image : 1.37 :1. Prix des Cinémas Art & Essai, Festival de Berlin – Section Panorama. 5 Lolas : Meilleur film, réalisateur, actrice, scénario et montage. Nomination à l’Oscar du meilleur film international. Tous Publics.