Un jeune migrant se fait tirer dessus alors qu’il traverse illégalement la frontière. Sous le coup de sa blessure, Aryan découvre qu’il a maintenant le pouvoir de léviter. Jeté dans un camp de réfugiés, il s’en échappe avec l’aide du Dr Stern qui nourrit le projet d’exploiter son extraordinaire secret. Les deux hommes prennent la fuite en quête d’argent et de sécurité, poursuivis par le directeur du camp. Fasciné par l’incroyable don d’Aryan, Stern décide de tout miser sur un monde où les miracles s’achètent.
Jupiter a 67 lunes connues dont les quatre plus grosses ont été découvertes en 1610 par Galileo Galilei (Galilée). L‘une d’entre elles est présumée avoir un océan d’eau salée sous sa surface glacée. Cela pourrait être le berceau de nouvelles formes de vie. Cette lune a été nommée Europe.
Sous ses airs de science-fiction contemporaine, La Lune de Jupiter (Jupiter holdja), le nouveau film de Kornél Mundruczó, immense cinéaste et metteur en scène de théâtre et d’opéras Hongrois à qui l’on doit entre autres l’extraordinaire White God (Fehér Isten, 2014) où l’on suivait une bande de chiens errants qui se révoltait contre les hommes, mais aussi Pleasant Days (Szép napok, 2002), Johanna (2005), Delta (2008) et Tender Son : The Frankenstein Project (Szelid Teremtes – A Frankenstein Terv, 2010), raconte avec courage une histoire profondément ancrée dans une Europe en crise. La Lune de Jupiter traite la question de « l’étranger » tout en nous questionnant sur nos croyances, les religions, la foi, la confiance, la rédemption, la manipulation des images et des médias, le terrorisme, l’émigration, le racisme et la différence. En pointant du doigt l’état totalitaire, la corruption ou encore les violences policières et les menaces imaginaires qu’ils invoquent pour justifier leurs actes, le réalisateur dénonce les méthodes et donc les problèmes de son pays (et pas que). La lune de Jupiter baptisée Europe, sur laquelle la vie pourrait exister dans les mers, semble être aussi loin de nous que l’Europe qu’est devenue celle où nous vivons aujourd’hui. Si le film s’inscrit indéniablement dans une actualité brûlante, pour appuyer sa dénonciation politique, le cinéaste a fait le choix de prendre de la distance tant au niveau du récit que du langage cinématographique.
Pour la préparation du tournage, l’équipe du film s’est installée durant plusieurs jours dans un camp de réfugiés à Bicske en Hongrie et a été bouleversée.
« J‘ai eu l‘impression qu‘être étranger, différent, était un état d‘être. Il y avait une étrange forme de sainteté chez ces gens, car on les avait placés hors du temps et de l‘espace. L‘image ou l‘allégorie de la privation est très proche de la liturgie chrétienne, que je connais bien car elle m‘a été inculquée dans mon enfance. Vous n‘avez ni passé, ni avenir, vous n‘avez que le présent, mais même ce présent est incertain. Vous ne savez même pas si vous êtes encore vous-même, si vous êtes la personne que vous étiez en partant, ou si vous êtes devenu quelqu‘un d‘autre durant le voyage. On ne peut pas être témoin de cela sans se sentir solidaire. Ce serait inhumain. » Kornél Mundruczó.
Gouvernés par nos religions traditionnelles, dans le monde actuel, nous ne sommes plus définis que par l’argent, le pouvoir, la réussite à tout prix, le populisme et la satisfaction immédiate. Doté de pouvoirs surhumains, Aryan, le jeune réfugié du film interprété par Zsombor Jéger, nous interroge sur nos croyances et sur la possibilité de l’existence d’une « foi » plus grande et universelle que celles qui nous sont dictées par nos cultures et notre époque. Avec sa mise en scène et ses choix esthétiques singuliers: images inversées et renversées, jeux d’échelles et autres effets d’optiques, le réalisateur trompe nos sens et dans le même temps nous implique de manière active. Pouvons-nous croire ce que nous voyons ? Savons-nous encore lever les yeux ou ne vivons-nous plus qu’à l’horizontale ? Pouvons-nous encore croire ? Pourvu du don de voler, le personnage d’Aryan incarne une figure christique. Rejeté, chassé, tué et ressuscité, Aryan (les migrants) représente donc en quelque sorte le salut de notre Europe. Notre salut. Ses lévitations dans le ciel de Budapest expriment l’espoir d’un retour vers la croyance et la morale. Aryan est un ange contemporain.
Interprété par le comédien Merab Ninidze, le personnage du Docteur Stern nous est présenté comme l’archétype contemporain du praticien. Désabusé et ayant perdu la foi, ce dernier n’a plus envie de pratiquer son métier et se contente de survivre. Il est devenu « aveugle ». Corrompu et peu scrupuleux, lorsqu’il rencontre Aryan et son don miraculeux, il ne pense d’abord qu’à l’exploiter pour son propre profit. Le cinéaste s’intéresse ici à la relation qui lie Aryan à Stern. Ce dernier ne comprendra que plus tard qu’il gagnera uniquement en se montrant capable de sacrifice. La conscience de Stern va s’élever au contact d’Aryan. Son évolution au cours de l’histoire nous transmet le message que l’on peut toujours changer quand quelque chose en vaut vraiment la peine.
Comme pour White God où il était déjà question du discours nationaliste hongrois, La Lune de Jupiter repose sur une structure à plusieurs niveaux de lecture. En plus d’emprunter aux codes et stéréotypes du cinéma de genre, le réalisateur a fait le choix d’utiliser différentes formes et techniques de mise en scène qui viennent appuyer son propos et traduire le sentiment que nos sociétés sont en pleine chute. Le mélange des genres et des formes révèle ici plusieurs réalités entremêlées desquelles va se dégager de façon saisissante la vérité de la réalité. Afin que le film soit toujours ancré dans le réel, celui-ci a été tourné en 35 mm et l’utilisation des images de synthèse pour les effets spéciaux numériques a été réduite à sa plus stricte nécessité pour servir l’histoire et le message que le metteur en scène cherche à faire passer. Dans un souci de réalisme, le réalisateur ne laisse rien au hasard ; du choix des angles de prise de vue de chaque scène, de l’arrière-plan au premier plan, le moindre détail à son importance. Dès la stupéfiante séquence d’ouverture le metteur en scène nous plonge au cœur de l’effroi, de la peur, des cris, des larmes, du sang, de la mort, au cœur de la sauvagerie et de l’inhumanité, au cœur du chaos, au cœur du drame des réfugiés. Les travellings témoignent de la révolte de Mundruczó face à la situation intolérable et aux conditions de vie déplorables auxquels sont confrontés les migrants. La brillante utilisation et maitrise des impressionnants et complexes plans séquences rythme intelligemment le film et certifie du talent du cinéaste autant que de la puissance visuelle et formelle de l’œuvre. A la fois film fantastique et drame social, sous ses aspects de thriller d’ « anticipation » avec notamment ses scènes de courses poursuites effrénées, le nouvel opus de Kornél Mundruczó est une parabole, un pamphlet politique métaphorique qui nous gratifie également de spectaculaires scènes d’action magnifiquement pensées, chorégraphiées et réalisées.
Œuvre allégorique dense et dénonciatrice de l’effrayante réalité du triste théâtre de l’Europe d’aujourd’hui, La Lune de Jupiter est donc un film ambitieux et multiforme qui convoque aussi bien le cinéma classique que le cinéma moderne. A l’instar des grands cinéastes, avec La Lune de Jupiter, Mundruczó se permet d’explorer de nouvelles formes à la fois techniques et narratives pour nous inviter à la réflexion et confirme qu’il est un artiste inventif et inspiré aussi virtuose que contestataire. La Lune de Jupiter est un film original et remarquable, une puissante expérience visuelle et émotionnelle. Aujourd’hui, Kornél Mundruczó songe à adapter à l’écran le roman de Vladimir Sorokine intitulé La Glace qui, après White God et La Lune de Jupiter, marquerait le dernier volet d’une trilogie consacrée à la foi.
Steve Le Nedelec
La Lune de Jupiter (Jupiter holdja) de Kornél Mundruczó avec Merab Ninidze, Zsombor Jéger, György Cserhalmi, Monika Balsai, Farid Larbi, Zsombor Barna… Scénario : Kornél Mundruczó et Kata Wéber. Directeur de la photographie : Marcell Rév. Décors : Marton Agh. Costumes : Sabine Greunig. Montage David Jancso. Musique : Jed Kurzel. Producteurs : Viola Fügen, Michel Merkt, Viktoria Petranyi, Michael Weber. Production : Proton Cinema – KNM – Match Factory Productions – Chimney – ZDF/ARTE. Distribution (France) : Pyramide distribution (Sortie le 22 novembre 2017). Hongrie – Allemagne. 2017. 129 minutes. Couleur. Arriflex. Pellicule négatif 35 mm. Ratio image : 2.35 : 1. Sélection officielle Festival de Cannes, 2017 – Grand Prix Nouveau Genre, L’Etrange Festival, 2017. Grand Prix du Festival de Sitges, 2017. Tous Publics.