Le prologue de La Luna est un exemple d’intelligence cinématographique, de mise en scène et de beauté formelle. En une courte succession de plans admirables, Bertolucci condense un propos qu’il va majestueusement déployer. Sur une terrasse surplombant la mer, un bébé, Joe, laisse couler le miel sur son biscuit. Sa mère Caterina (Jill Clayburgh) se penche et lèche le miel sur la jambe de Joe. Puis, elle recueille du miel sur son doigt et le donne à son bébé. Moment de bonheur, mais le petit suçote et s’étouffe. Un hélicoptère survole la maison. Caterina rattrape un ballon et à quatre pattes le fait rouler jusqu’à Joe, tandis que la grand-mère pianote… Guiseppe (Tomas Milian), le père, entre et dépose un cageot de poissons frais au sol. Caterina met un disque de Twist, la grand-mère quitte son piano et sort de la pièce. Caterina et Guiseppe dansent sur la terrasse. Joe les regarde et se met à pleurer. Il se lève et se met à courir vers sa grand-mère le fil d’une pelote de laine enroulé autour du cou. Ce fragile fil de laine est une métaphore du cordon ombilicale que relie l’enfant à sa mère. Ce cadre magnifique est la sublimation de l’enfant par rapport à son enfance, période bénie que chaque être humain garde au fond de lui. Au soleil du bord de mer succède une nuit sur une route isolée. Caterina à vélo et Joe dans un panier face à elle. Il regarde son visage, derrière elle – la lune, pleine et resplendissante. Acte primitif et fondateur pour Joe,… et le film débute une quinzaine d’années après…
La Luna est une œuvre importante dans la carrière de Bernardo Bertolucci, qui pour la première fois quitte la dialectique politique pour s’aventurer dans l’analyse psychanalytique et s’ouvrir ainsi de nouveaux sentiers. Comme souvent dans le cinéma de Bertolucci, et La Luna n’échappe pas à la règle, c’est absence du père qui est mise en cause, même si dans le cas présent se joue le rapport fils-mère au premier plan. La présence d’un père fantôme sous-tend la relation entre Joe et Caterina. Douglas, (Fred Gwynne) le père adoptif de Joe, meurt subitement. Juste avant de décéder, Douglas est sur le balcon de son appartement, il sent sous ses doigts un chewing-gum collé à la balustrade, la scène semble anodine mais elle est une référence directe avec celle où Paul (Marlon Brando) colle un chewing-gum avant de mourir dans la scène finale de Dernier Tango à Paris. Ces correspondances entre les films de Bertolucci vont s’accentuer tout au long du périple de Caterina et Joe dans La Luna.
Après ce choc émotionnel de la disparition du père, Joe plonge dans une recherche. Il n’a pas les mots pour l’exprimer : l’absence de la figure paternelle. Joe s’engouffre dans une recherche d’identité qui le terrorise et l’attire. Inconsciemment, il régresse tout en optant pour une attitude de fuite en avant. Evasion du réel par la drogue, où tout l’espace d’un instant devient beau: quête d’un père de substitution après la mort de Douglas, l’entraîneur de l’équipe de base-ball, l’homosexuel rencontré dans un bar de Rome. Ce long périple va le mener jusqu’à son père biologique.
La Luna n’est pas uniquement l’histoire de Joe mais aussi celle de Caterina, de son corps et de sa voix. Portrait d’une diva égocentrique, personnage plus grand que nature, qui côtoie les étoiles (sur scène). Catarina est à un tournant de sa vie, elle se détache du passé, accepte la mort de Douglas, retrouve sa voix et une puissance d’évocation érotique pour se consacrer enfin qu’à son art. Ce que ne comprend pas son amie la plus proche, Mariana, lesbienne totalement fascinée et amoureuse de Caterina. Ce cheminement de Joe et Caterina dans un premier temps déconnecté l’un de l’autre, en parallèle, va se rejoindre dans une sorte de catharsis réciproque pour vivre chacun de son côté sa vie. Caterina va se rapprocher de son fils de manière maladroite mais avec une sincérité confondante. Caterina dans sa volonté de sauver son fils ira jusqu’à l’aider à se piquer et à surmonter son complexe d’Oedipe. Elle s’offre à son fils avec une sexualité exaspérée, interdite, seule manière pour elle d’éviter d’aller jusqu’à l’acte sexuel. Dans La Luna, il ne s’agit pas directement d’inceste mais du sacrifice d’une mère, de sa déchéance volontaire pour guérir son fils puisque à partir de cet acte, où Caterina le fait jouir, Joe ira à la rencontre de son père.
Œuvre magistralement mise en scène et en lumière, où la vie est l’art se répondent en miroir. Dans le cinéma de Bertolucci, les personnages, les lieux et les actions du passé ont une influence sur le présent et une esquisse de futur aléatoire. Caterina et Joe effectuent un voyage à rebours dans le passé du cinéaste d’où resurgissent des mouvements comme entraperçus dans ses autres films ; Caterina perdu dans la ville, comme dans La Stratégie de l’araignée, la ferme de 1900, la maison de Verdi, etc. La mise en scène de Bertolucci fonctionne comme si les différents éléments d’un puzzle sensuel et psychologique en se mettant lentement en place nous révèlaient une vérité inconsciente. Mais chaque personnage a sa vérité.
Pour échapper à la lourdeur de la tragédie, Bertolucci casse la dramaturgie, un peu comme dans Le Dernier Tango, en introduisant des scènes plus légères, comiques, par le biais de personnages qui s’introduisent dans le cours de l’histoire avant de retomber dans le néant. « Ce que je vais dire sera choquant pour une Américaine… Je suis communiste. » Surprenante séquence entre Caterina et un chauffeur rencontré par hasard. Dans une auberge, l’homme lui raconte une histoire sur Fidel Castro de pêche au poisson – qui renvoie aux poissons du prologue -, et de la jalousie du « Lider Maximo » qui avait pêché un tout petit contrairement au chauffeur. Jalousie qui va immédiatement saisir Joe dès que l’homme caresse la joue de sa mère. Scène tragi-comique qui se termine sur l’air de Azucena de la fin du Trouvère, annonciateur du dernier acte. La fin, sublime, est une fausse reconstitution de la famille. Le père, la mère et le fils se retrouvent loin les uns des autres. La mère sur scène, le père et le fils assis dans l’orchestre loin l’un de l’autre. C’est Joe qui se reconstruit et non la famille, la nuit qui tombe sur la scène s’abat aussi sur son adolescence. Il est désormais libre de vivre une autre phase de sa vie et d’entrer dans son âge adulte.
La Luna est une œuvre visuellement splendide. Les mouvements d’appareil et de caméra sont encore une fois impressionnants, d’une incroyable fluidité et l’utilisation de la lumière tout simplement prodigieuse. L’association de Bertolucci et de Vittorio Storaro (son directeur de la photographie) est tout simplement magique. Ils transforment Rome en une ville proche-oriental avec l’utilisation de son architecture arabisante: ses pyramides, ses palmiers et sa lumière d’été. Bertolucci franchira la méditerranée quelques années plus tard pour suivre le périple d’un couple avec son adaptation du Thé au Sahara.
Jill Clayburgh est formidable dans un rôle d’une grande difficulté et particulièrement complexe. Elle a cette grâce vénéneuse des grandes tragédiennes et l’aura des sopranos inaccessibles. Jill Clayburgh a 34 ans quand elle tourne La Luna, elle venait d’obtenir le prix d’interprétation à Cannes pour Une Femme libre (1977). Par la suite, le cinéma américain l’utilisera plus pour ses dons de comédie. C’est Costa-Gavras qui lui offrira un autre rôle tragique marquant avec Hannah K. (1983). La Luna reste sa plus belle et émouvante performance.
La Luna est une œuvre puissante, dérangeante et séductrice, où comme dans un mélodrame, la passion brûle jusqu’à l’incandescence. Un très grand film.
Fernand Garcia
La Luna est édité par BQHL dans une très belle édition double DVD. Un disque est entièrement consacré au film dans un superbe report HD et en 16/9e contrairement aux précédentes éditions. Le deuxième disque est entièrement consacré aux compléments. Les visages de La Luna est une interview de Bernardo Bertolucci (en français). « L’idée de La Luna vient d’un souvenir enfantin… » avec une grande simplicité Bertolucci évoque la création de son film, ses principaux collaborateurs et donne des clés pour La Luna né du « désir de faire un film sur la mère ». Un document précieux (29 minutes).
Les grands réalisateurs d’Hollywood, émission entièrement consacré à Bertolucci. On ne peut pas vraiment dire que Bertolucci soit un cinéaste américain tant il est culturellement et intellectuellement italien. Ses films sont avant tout Européens, produits, parfois, avec une part de financement américain. En plusieurs vignettes, Bernardo Bertolucci (en anglais sous-titré) revient sur les principaux titres de sa carrière (les plus connus du public anglo-saxon). Une petite approche pour qui ne connait pas son œuvre (25 minutes).
A cet ensemble, un excellent livret sur les coulisses de La Luna par Marc Toullec. On y apprend, entre autres, que la première actrice envisagée pour le rôle de Caterina était Liv Ullmann. L’actrice, célèbre pour ses rôles chez Ingmar Bergman, doit renoncer pour cause de planning inconciliable (24 pages). Seul regret que le film dont l’image est absolument sublime ne soit pas disponible en Blu-ray.
La Luna, un film Bernardo Bertolucci avec Jill Clayburgh, Matthew Barry, Veronica Lazar, Tomas Milian, Renato Salvatori, Fred Gwynne, Alida Valli, Franco Citti, Elisabetta Campeti, Roberto Benigni, Carlo Verdone, Laura Betti… Scénario : Bernardo Bertolucci, Giuseppe Bertolucci & Clara People d’après une histoire de Franco Arcalli, Bernardo Bertolucci & Giuseppe Bertolucci. Directeur de la photographie ; Vittorio Storaro. Direction artistique : Maria Paola Maino & Gianni Silvestri. Costumes : Lina Nerli Taviani. Montage : Gabriella Cristiani. Producteur : Giuseppe Bertolucci. Production : Fiction Cinematografica S.p.a. – 20th Century Fox. Italie – Etats-Unis. 1979. 142 minutes. Couleur. Format image : 1.66 :1. 16/9e compatible 4/3. Son VO STF et VF Dolby Digital mono. Interdit aux moins de 16 ans.