La Dernière Vague – Peter Weir

Selon les aborigènes du pays, annonciateurs d’un cataclysme imminent, des phénomènes météorologiques étranges et inquiétants (grêle et tonnerre dans un ciel bleu, pluies noires diluviennes…) s’abattent sur une région désertique et plonge Sydney dans l’obscurité. L’avocat David Burton est commis d’office pour défendre cinq aborigènes accusés du meurtre de l’un des leurs au cours d’une rixe. L’avocat enquête afin d’en savoir plus sur les circonstances obscures de ce meurtre tribal.

Après Les Voitures qui ont mangé Paris (1974) et Pique-Nique à Hanging Rock (1975), La Dernière Vague est le troisième long métrage de Peter Weir.

Principalement remarqué dans les festivals de cinéma avec son premier film, et après le succès à la fois critique et commercial du second, avec La Dernière Vague, Peter Weir confirme l’univers singulier de son cinéma et continue son exploration formelle du mystérieux et du fantastique tout en évoquant dans le même temps les différentes cultures aborigènes de son pays et les liens existants (ou pas) entre les êtres et leur environnement. En écho à la manière dont la société australienne s’est façonnée, l’inquiétante étrangeté qu’instaure le cinéaste et l’angoisse permanente de la catastrophe climatique qui menace à chaque instant, viennent aussi bien traduire les maux actuels et ancestraux du pays que l’aliénation des individus aussi étrangers au milieu où ils vivent qu’à son histoire. Peut-on vivre coupé de ses racines ?

À la fin des années 60, l’Australie ne produit plus de longs métrages depuis quinze ans, et la possibilité même de l’existence d’un cinéma national ne suscite aucun intérêt auprès d’un public qui se contente des productions anglaises et américaines qui monopolisent les écrans. Débarque alors une génération de cinéastes, formés pour la plupart à l’étranger, qui ne souhaite pas se limiter aux courts métrages, aux documentaires ou à travailler pour la télévision, et qui va profiter d’une série de lois favorables à la création artistique pour donner naissance à ce qui deviendra la Nouvelle Vague du cinéma australien, l’Ozploitation.

De la comédie à l’horreur sanglante, en passant par des films d’action bien souvent teintés de science-fiction ou de fantastique, ou œuvres inclassables, ce sont des centaines de films qui vont, durant près de deux décennies, former la majorité du mouvement de ce que l’on nomme aujourd’hui l’Ozploitation. Parmi les œuvres les plus représentatives de ce mouvement, aux côtés de celles de Peter Weir, on retrouve entre autres, Wake in Fright (1970) de Ted Kotcheff, La Randonnée (Walkabout, 1970) de Nicolas Roeg, ces deux premiers films ayant la particularité d’avoir été réalisés par des cinéastes Canadien et Anglais, Alvin Purple (1973) de Tim Burstall, Inn of the Damned (1975) de Terry Bourke, Mad Dog Morgan (1976) de Philippe Mora, Oz (1976) de Chris Löfvén, Journey Among Women (1977) de Tom Cowan, The FJ Holden (1977) de Michael Thornhill, Mad Max (1977) de George Miller, Patrick (1978) de Richard Franklin, Réaction en chaîne (1980) de Ian Barry, Goodbye Paradise (1981) de Carl Schultz, Road Games (1981) de Richard Franklin, Next of Kin (1982) de Tony Williams, Razorback (1984) de Russell Mulcahy, ou encore Fair Game (1986) de Mario Andreacchio.

En lien avec un groupe d’aborigènes de Sydney, l’avocat David Burton est sujet à des visions mystérieuses et inquiétantes. Avant même le crime dont il va avoir la charge de défendre les accusés, celui-ci rêve de l’un d’entre eux qu’il voit debout dans son salon lui montrant une pierre gravée. Quelle signification ce rêve peut-il bien avoir ? Est-ce une prémonition ? Dans un Sydney cauchemardesque, le « rêve » au cœur du quotidien, la réalité du monde de David va progressivement se « décaler » et lui faire perdre ses repères pour mieux découvrir l’histoire de son pays, ses propres origines et qui il est réellement. C’est à travers la prise de conscience du personnage de David Burton que transparait la culpabilité subconsciente de la société contemporaine. David – et par identification, le spectateur avec lui – va vivre un voyage initiatique qui sera, en plus du reflet de l’histoire du pays, une mise en garde écologique universelle.

Parmi les nombreuses thématiques que développe Peter Weir dans le film, on retrouve celui de l’intrus, de l’autre vivant dans une société étrangère et hostile, qui sera présent dans (presque) toute l’œuvre du cinéaste (Les Voitures qui ont mangé Paris, Pique-Nique à Hanging Rock, La Dernière Vague, Witness, The Mosquito Coast, The Truman Show…). Le choc des cultures crée alors un sentiment d’inquiétude qui happe le spectateur dès le début du film pour ne plus le lâcher.

« Le problème que connaissent les aborigènes aujourd’hui, c’est avec la jeunesse. Nous avons les technologies les plus sophistiquées, les grandes villes sont très attirantes. Donc le problème pour les tribus est de savoir comment retenir les jeunes, comment les laisser proches de leur culture, comment les intéresser aux cérémonies initiatiques, comment les empêcher de s’en aller vers les villes. » Peter Weir.

Sublime fable australienne aux multiples niveaux de lecture, La Dernière Vague traite du rêve, de la prémonition, de la préscience millénaire de la disparition d’un continent, et à travers eux, des certitudes les plus ancrées de la communauté blanche australienne ou encore de la méconnaissance qu’à l’homme moderne de lui-même. Si, avec des millénaires d’histoire, les aborigènes remontent aux origines de notre civilisation, ces derniers restent pourtant « ignorés » de la grande majorité des occupants blancs de l’Australie qui leur ont imposé leur domination de manière arbitraire en occultant la nature et leur propre humanité.

Plus qu’une simple confrontation de civilisations abordant les questions des classes sociales et démographiques, tout en métaphore, La Dernière Vague est une critique en bonne et due forme de la société coloniale victorienne, de ses préjugés, de son ignorance et de son mépris racial. Retour onirique sur l’histoire et la situation actuelle de l’Australie mais aussi sur celle, tristement ironique, de l’homme « moderne » qui s’ignore lui-même, avec La Dernière Vague, Peter Weir nous rappelle l’urgence de reprendre conscience de nos origines et de notre héritage refoulé. L’urgence qu’ont nos sociétés, et les individus qui les composent, à assumer leur responsabilité collective et à affronter leurs démons en s’ouvrant, en respectant et en acceptant enfin l’autre. Oui, La Dernière Vague est un film malheureusement toujours terriblement actuel. La Dernière Vague est donc un film nécessaire.

Co-écrit avec Tony Morphett et Petru Popescu en collaboration avec une fondation tribale afin de veiller à l’exactitude des us et coutumes des tribus, le scénario de Peter Weir et sa mise en scène unique font du film une véritable expérience spirituelle. Principalement teinte de bleu, de gris et de noir, en totale opposition avec l’image lumineuse et délicatement vaporeuse de Pique-Nique à Hanging Rock, le même chef-opérateur Russell Boyd signe ici une photographie sombre. Une photographie à la fois somptueuse et angoissante où chaque ombre vient parfaitement répondre à l’urbanisation et au fatalisme du film qui nous présente un monde perdu et aux portes du chaos. Peter Weir collaborera à nouveau avec Russell Boyd sur Gallipoli (1981), L’Année de tous les dangers (1982), Master and Commander (2003) et Les Chemins de la liberté (2010). Composée par Charles Wain et accompagnée des sons pénétrants et hypnotiques du didjeridoo, la bande originale électro-synthétique du film est intensifiée par les bruits incessants de vent puissants et de pluies diluviennes de l’impressionnante bande sonore signée Don Connolly. Utilisée à bon escient, l’ambiance sonore prend part à l’atmosphère « étrange » du film. Peter Weir a d’ailleurs utilisé la musique sur le plateau de tournage du film afin de placer les comédiens dans le meilleur état d’esprit possible. Les décors, quant à eux, sont réalisés par Goran Warff.

Au service du sujet et de la narration, tous les choix esthétiques, de la mise en scène avec ses cadres et ses plans serrés, à la bande sonore, en passant par la musique, la photographie, les décors ou encore le montage, participent pleinement à la puissance évocatrice du film. Ce sont ces mêmes choix esthétiques et cette puissance évocatrice qui créent une angoisse « surnaturelle » chez le spectateur et l’invitent dans le même temps à vivre une expérience à la fois mystique et métaphysique.

L’approche subtile du fantastique se traduit ici par l’utilisation d’un réalisme magique (surnaturel) toujours présent dans le film dont le traitement est réaliste (réel). Un réalisme magique qui marque le style du cinéaste. Si l’action du film se déroule en ville et non plus à la campagne, à l’instar de Pique-Nique à Hanging Rock, la nature est bien présente dans La Dernière Vague et tient une nouvelle fois un rôle à part entière. Particulièrement sensible à la nature, à sa force et à sa spiritualité, chère à Peter Weir, cette dernière est ici toute puissante et insondable. Utilisée comme instrument de frayeur et de suspense par le réalisateur, c’est la nature qui apporte au film sa dimension surnaturelle. Comme un moyen d’auto-défense, toute puissante, la nature s’apprête à se venger des descendants des colons qui l’ont complètement oubliée. Omniprésente, celle-ci se matérialise ici presque exclusivement sous la forme de l’eau. L’eau est partout et emporte tout. L’eau qui ronge et effrite avant d’engloutir. C’est par une destruction apocalyptique que la nature se libérera et qu’un monde nouveau renaitra. Les lois de la nature sont au-dessus de celles des hommes.

A l’affiche du film, dans le rôle de David Burton, on retrouve l’acteur américain Richard Chamberlain que l’on a notamment pu voir à l’affiche de Petulia (1968), Les Trois Mousquetaires (1973) et On l’appelait Milady (1974) réalisés par Richard Lester, mais aussi de The Music Lovers (1970) de Ken Russell ou encore La Tour infernale (1974) de John Guillermin. Richard Chamberlain remportera le Prix du Meilleur acteur pour son rôle au Festival international du film fantastique de Sitges en 1982.

A ses côtés, dans le rôle de Chris Lee, le comédien David Gulpilil incarne parfaitement l’essence même du film. Arraché au bush australien alors qu’il n’était qu’un jeune garçon, David Gulpilil va devenir la première icône aborigène sur grand écran, partagé entre les traditions de son peuple et les excès hollywoodiens. La noblesse qu’il dégage dans le film rend la sienne au peuple aborigène qui a toujours été à sa place sur le continent. Découvert dans La Randonnée de Nicolas Roeg, on a notamment vu David Gulpilil à l’affiche de L’Etoffe des héros (1983) de Philip Kaufman, Jusqu’au bout du monde (1991) de Wim Wenders, Le Chemin de la Liberté (2003) de Phillip Noyce, Australia (2008) de Baz Luhrmann ou encore Charlie’s Country (2014) de Rolf De Heer.

Notons également que les personnages accusés du meurtre dans le film sont tous interprétés par d’authentiques aborigènes tribaux. Nandjiwarra Amagula qui joue le rôle de Charlie, est un veritable chef aborigène australien. Après le tournage du film, ce dernier est retourné vivre au sein de sa tribu. Le film marque sa seule et unique expérience au cinema.

La Dernière Vague a été doublement recompensé par l’Australian Film Institute en 1978 en obtenant les prix de la Meilleure photographie et du Meilleur son. Le film a également reçu le Prix spécial du jury au Festival international du film fantastique d’Avoriaz en 1978. Il faudra cependant attendre 1982 avant de voir arriver La Dernière Vague dans les salles en France.

Inspiré et habité par le mysticisme des croyances aborigènes, La Dernière Vague est pourtant un authentique film australien. Parfaite œuvre syncrétique, La Dernière Vague est un film onirique, envoûtant et fascinant. Un grand film fantastique qui se situe entre rêve et réalité. Une fable sociale où le spirituel l’emporte sur le rationnel. Un film unique qui illustre magnifiquement le sentiment de culpabilité de tout un pays face aux aborigènes. Un classique incontournable du cinéma et du cinéaste australiens.

Steve Le Nedelec

La dernière vague une édition (combo Blu-ray + DVD) limitée d’ESC Editions – BAC Films, avec en complément : Une présentation du film par Bernard Bories (4 minutes). La Vague Australienne, entretien avec Christophe Gans (7 minutes). La Vague de Peter Weir, entretien avec Christophe Gans (50 minutes). La présentation publique du film par Jaz Coleman, leader du groupe Killing Joke, lors de sa carte blanche à L’Etrange Festival en 2016 (10 minutes). Lighting the Cave : Russell Boyd, le chef opérateur, évoque le tournage du film (24 minutes). Conversation entre l’acteur Richard Chamberlain et le critique Paul Harris (22 minutes). Et pour être complet, la bande-annonce d’origine.

La Dernière Vague (The Last Wave) un film de Peter Weir avec Richard Chamberlain, Olivia Hamnett, David Gulpilil, Frederick Parslow, Vivean Gray, Nandjiwarra Amagula, Walter Amagula, Roy Bara… Scénario : Peter Weir, Tony Morphett et Petru Popescu. Directeur de la photographie : Russell Boyd. Décors : Goran Warff. Costumes : Annie Bleakley. Montage : Max Lemon. Musique : Groove Myers. Producteurs : Hal McElroy & Jim McElroy. Production : McElroy & McElroy – The South Australian Film Corporation – The Australian Film Commission – Last Wave Productions. Australie. 1977. 106 minutes. Couleur. Panavision. Format image : 1.85:1.Prix Spécial du Jury – Festival du film fantastique d’Avoriaz, 1978. L’Etrange Festival, 2016 – Festival de la Cinémathèque, Toute la mémoire du monde, 2024.