La coupe à 10 francs – Ce que disait la critique en 1975
Enfin un film politique sans verbiage, ni discours fiévreux d’intellectuel (Henry Chapier) Bouleversant de justesse, de précision (Jérôme Prieur) Un film très net, très simple et très émouvant (Gilles Jacob) Un remarquable document sociologique (Jacques Siclier) Une exception rare dans le cinéma français (Dominique Rabourdin) L’antidote exacte de Pascal Thomas (Jacques Grant)…
Petit florilège de l’accueil critique du chef d’œuvre de Philippe Condroyer, La coupe à 10 francs, sorti en salle le 19 février 1975, 9 mois après son triomphe à la Quinzaine des Réalisateurs 1974.
Mais tout n’a pas été simple comme le rappelle le Quotidien de Paris (30 janvier 1975) « Il a fallu beaucoup de courage à Condroyer pour parvenir à ses fins et raconter l’atroce histoire de ce jeune ouvrier qui, renvoyé par son patron pour des motifs capillaires, se suicide par le feu à la manière des bonzes. Plusieurs fois, le tournage a été interrompu pour des raisons financières et le film achevé, les trop classiques problèmes de copies et de distribution se sont posés, encore compliqués par un différend qui oppose Condroyer à son producteur » si bien qu’ »au milieu des pires difficultés financières, mais sans aucun renoncement sur les plans artistiques et techniques. La coupe à 10 francs, où il n’est jamais question de politique en termes théoriques, est un cas exemplaire, une exception rare dans le cinéma français« ajoute Dominique Rabourdin (Cinéma 75).
L’angle choisi par Condroyer pour aborder ce tragique fait divers est mise en avant dans par Jacques Siclier (le Monde, 26 février 1975) « sans recours au romanesque, au pathétique, à la caricature ou au pamphlet politique, Philippe Condroyer fait donc le portrait d’une petite société organisée autour d’une moyenne entreprise. Il montre ce sue peut être une morale de classe et comment elle peut influer sur le destin des individus qu’elle domine… » tandis que la subordination au patron est analysée de manière éclairante par Jérôme Prieur (Quinzaine Littéraire, 3 mars 1975) « L’omniprésence du pouvoir patronal, ses mesquineries, ses peurs, son arbitraire, ses connivences avec les petits chefs ou les notables, ses intimidations, ses discours et ses chantages, son paternalisme pour cautionner les rapports d’exploitation, toutes ses pressions pendant et après le travail, les témoignages d’un fascisme ordinaire. En face, l’entêtement, la camaraderie, les ruses ne suffisent plus pour se défendre. La parole, les forces, les autres manquent« .
L’honnêteté du regard que porte Condroyer sur son personnage principal est souligné par Jean-Louis Tallenay (Télérama, 22 février 1975) « Le film ne fait pas d’André un porte-parole. C’est un Silencieux qui ne s’explique jamais. Et, d’ailleurs, à qui parlerait-il ? André est seul. La défaite, que représentent pour lui ces cheveux longs coupés, lui laisse présager la longue suite de vexations: et de démissions dont sera faite sa vie. Ce suicide, devant la porte de celui qui l’a réduit au désespoir, n’est ni une mise en cause de l’autorité ni une contestation de la société : c’est le dernier cri de protestation d’une dignité blessée. Le film exprime – jusqu’à sa limite – la volonté chez un garçon de dix-neuf ans d’être reconnu comme une personne humaine« .
Effroyable histoire dont « la longueur des cheveux n’est ici qu’un prétexte. La vraie confrontation se trouve dans les rapports de force qui opposent le monde adulte à celui des adolescents » (Bernard Hunin, Les Fiches du cinéma 1975) à l’issue tragique dont « Philippe Condroyer n’a pas eu la prétention de montrer les solutions ni même d’ouvrir les portes de la lutte. Mais son constat fera réfléchir, d’autant plus que son film est passionnant, dans son intimisme fait de colère contenue, de révolte qui est le début d’une prise de conscience » pour Samuel Lachize (L’Humanité Dimanche, 26 Février 1975) qui laisse le spectateur libre de tirer ses propres conclusions comme le relève Philippe Colin (Elle, 20 janvier 1975) « La coupe à 10 francs par le seul déroulement de sa logique palpitante ne nous explique rien, ne nous fait rien comprendre mais nous fait tout savoir » puisqu’en « entre l‘obstination du patron et le suicide de l’ouvrier, tout un mécanisme subtil s’est mis en place, forçant le spectateur à se poser la question ultime : le fait d‘être « autre » mérite-t-il la mort ? Lorsqu’une simple question de longueur de cheveux engendre autant de haine et de drame, comment s‘étonner de la hargne que déchaînent les différences de peau ou de sexe ? Mais la tolérance est – aussi – un problème politique, plus encore que moral » écrit Stéphane Sorel (Télé Ciné, Mars 1975).
Pour Henry Chapier (Le Quotidien de Paris, 24 février 1975) « Il est évident que cette tragédie symbolise un malaise autrement profond que l’éternel clivage des générations, dès qu’il s’agit d’une mode : si le héros de cette histoire choisit de s’asperger d’essence devant la porte de l’usine où il travaille, c’est parce qu’il veut, à l’instar des bonzes, faire un exemple aux dépens de sa vie, pour libérer ses frères de ce qu’il considère comme un esclavage » qui ajoute que « c’est film profondément émouvant, qui rappelle à certains militants qu’il y a loin entre la théorie et la pratique, que le prolétariat n’est pas forcément combatif, qu’il y a encore beaucoup de gens démunis, et qu’un véritable désarroi affecte souvent les jeunes décontenancés par un monde dont tous les jeux, quels qu’ils soient, lui paraissent également stériles et contrefaits« . Avis partagé par Gilles Jacob (L’Express, 17 Février 1975) « C’est une réflexion sur la dignité face à l’abus de pouvoir. Un film très net, très simple et très émouvant« .
La situation géographique est aussi un élément important, « parmi les éléments mis en place, la réalité de la province me semble à la fois la plus remarquablement traitée, et par conséquence, fondamentalement différente de tout ce qu’on voit habituellement sur ce point dans les films français : La coupe à 10 francs ne MONTRE pas la province, cette bête curieuse, mais se DEROULE en province, ce lieu de vie et de travail » (Jacques Grant, Cinéma 75).
Unanimement la critique salue la qualité de l’interprétation, La Croix (8 Mars 1975) prévient toutefois le spectateur « N’attendez ici, évidemment, ni des comédiens-vedettes, ni des numéros voyants : chaque acteur (Didier Sauvegrain, le jeune ouvrier; Roseline Vuillaume, la petite amie…) joue comme s’il ne jouait pas. La réalité, alors, nous saute au visage, le cœur se prend, surtout la tête raisonne et la mémoire se souvient… » de son côté Bernard Hunin (Les Fiches du cinéma 1975) admet que « les personnages semblent à ce point naturels que l’on pourrait imaginer qu’ils interprètent leurs propres vies« . Des acteurs « tous membres de cette jeune génération de comédiens spontanés qui éclot un peu plus à chaque film, chez Condroyer, Rozier, Doillon et quelques autres » Le Quotidien de Paris (30 Janvier 1975).
Laissons le mot de la fin à Jérôme Prieur qui revient dans son essai sur le cinéma, Nuits blanches (Editions Gallimard, 1980) sur La coupe à dix francs, « Ce film, on ne s’y attend pas, est bouleversant de justesse, de précision. Impossible de s’évader, on n’en sort pas indemne non plus« .
Une œuvre d’on n’en sort pas indemne effectivement et 40 ans après, La coupe à 10 francs n’a rien perdu de sa force froide et le sentiment de révolte face à l’injustice est toujours aussi intact, signe des grands films.
La coupe à 10 francs, un film écrit et réalisé par Philippe Condroyer, en salle à partir du 18 novembre 2015 dans une version restaurée et numérisée, distribuée par Madadayo Films.
Revue de presse par August Tino
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