Dans un palais vénitien, la principale association fasciste de la cité de Doges, fête l’entrée dans l’année 1940, la dix-huitième de l’ère fasciste. Un dignitaire fasciste salue la nouvelle année par un « Vive le Duce ! ». Si les convives sont en grande partie acquises à la cause, à une table le professeur Nino Rolf (Frank Finley), un Anglais, dans la soixantaine, est loin de partager l’enthousiasme ambiant. A sa table, sa jeune femme Teresa (Stefania Sandrelli), Lisa (Barbara Cupisti) leur fille et son fiancé Laszlo (Franco Branciaroli). L’orchestre entame une polka. Laszlo entraîne Teresa pour une danse, tandis que Lisa donne la main à une chemise noire. De table en table, les ragots vont bon train, Teresa trompe-t-elle son vieux mari ? Au moment de la valse, Teresa entraîne son mari. Eméché, Rolf en profite pour embrasser sa femme et caresser ses fesses, devant l’assemblée scandalisée…
Comment ne pas être ébloui par la beauté de Stefania Sandrelli ? Il est, alors, difficile, dans un premier temps, de voir La Clé au-delà de sa merveilleuse présence. Indéniablement, La Clé fonctionne par la grâce de l’actrice, de sa sensualité, de son charme, de son naturel et de son humour. Sandrelli dans le rôle de la douce Teresa, donne à ce point le tournis que le regard du spectateur finit par épouser celui du mari. La charge érotique que distille le film est énorme. Mais Sandrelli est bien plus qu’un simple corps désirable, une formidable actrice.
Stefania Sandrelli est découverte lors d’un concours de beauté sur une plage italienne. Elle débute au cinéma dans Jeunesse de nuit (Gioventù di notte) en 1961. Elle a 15 ans et irradie de sa jeunesse l’écran. Mais c’est Pietro Germi qui révèle ses talents d’actrice dans Divorce à l’Italienne (1961). Ce joyau de la comédie italienne avec Marcello Mastroianni est un triomphe et remporte l’Oscar du meilleur scénario. La carrière de Stefania Sandrelli débute sous de bons auspices. Toujours sous la direction de Germi, elle confirme qu’elle est l’une des meilleures actrices de sa génération avec Séduite et abandonnée (Sedotta e abbandonata, 1964). Elle reste fidèle à Germi pour deux autres remarquables comédies, Beaucoup trop pour un seul homme (L’Immorale, 1967) avec Ugo Tognazzi, et le méconnu Alfredo, Alfredo ! (1972) avec Dustin Hoffman. A la même époque, elle refuse le rôle de la femme de Michael Corleone (Al Pacino) dans Le Parrain, un des grands regrets de sa vie.
Elle attire l’attention du Bernardo Bertolucci qui la dirige, une première fois, dans Partner (1968), puis dans Le Conformiste (1970), un chef-d’œuvre, où elle est sublime. Son tango avec Dominique Sanda, fortement érotique, marque durablement les cinéphiles du monde entier. Déjà, Sandrelli incarne une jeune bourgeoise coincée dans une tradition de classe, mais qu’un simple petit pas peut faire basculer vers l’inconnu. Le Conformiste est une date importante dans sa carrière et ouvre pour Stefania Sandrelli une décennie glorieuse. Elle enchaîne les grands films et les chefs-d’œuvre au sein d’une cinématographie italienne alors à son sommet. Elle passe avec une déconcertante aisance de bourgeoise à ouvrière sicilienne, à professeur communiste. Un vrai crime d’amour de Luigi Comencini, Nous nous sommes tant aimés (C’eravamo tanto amati, 1974) d’Ettore Scola et 1900 (Novecento, 1975) de Bernardo Bertolucci sont des classiques incontournables des années 70 où s’étale toute la palette de Stefania Sandrelli.
Sandrelli fait quelques petits détours par la France. Ainsi, dès les années 60, Jean-Pierre Mocky la dirige dans Les Vierges (1963). Elle enchaîne avec L’aîné des Ferchaux (1963) de Jean-Pierre Melville avec Jean-Paul Belmondo, qu’elle retrouve quelque temps après dans Tendre voyou (1966) de Jean Becker. Mais, accaparée par le cinéma italien, elle ne reviendra dans l’hexagone qu’au milieu des années 70. En maîtresse d’Yves Montand dans Police Python 357 d’Alain Corneau, un des meilleurs polars du cinéma français. Dans l’étrange Les Magiciens, au côté de son compatriote Franco Nero, de Claude Chabrol d’après « Initiation au meurtre » de Frédéric Dard. Elle croise fréquemment, Jean-Louis Trintignant, en Italie et en France. On les retrouve dans Le voyage de noce (1976) de Nadine Trintignant, dans Le maître-nageur (1979) que réalise l’acteur et en Italie dans la comédie très noire de Scola, La Terrasse (1980).
A partir des années 80, le cinéma italien entame un déclin inexorable, dont la cause principale est l’explosion des chaînes de télévision privées. Quelques films intéressants durant cette période pour Sandrelli, le troublant La Désobeissance (La disubbidienza, 1981) d’Aldo Lado d’après Alberto Moravia. Pourvu que ce soit une fille (Speriamo che sia femmina, 1986) où elle retrouve Mario Monicelli après un petit rôle (important) en 1970 dans Brancaleone, s’en va-t-aux croisades (Brancaleone alle Crociate), un des chefs-d’œuvre de la comédie italienne, et La Famille (La Famiglia, 1987) d’Ettore Scola. Si durant les décennies suivantes Sandrelli tourne beaucoup, rare sont les films qui arrivent sur les écrans français. A retenir Un film parlé (1983) de Manoel de Oliveira, Le petit diable (Il piccolo diavolo, 1988) de Roberto Begnini, Jambon, Jambon (Jamon, Jamon, 1992) de Bigas Luna, l’injustement vilipendé Beauté volée (1996) de Bernardo Bertolucci, et enfin Le dîner (1998) d’Ettore Scola.
En 1983, La Clé est un énorme succès qui se double d’un scandale tout aussi important. Stefania Sandrelli est traînée dans la boue par quelques articles absolument indignes, qui pour les plus virulentes la compare à une truie. C’est d’une stupidité sans nom. Sandrelli apporte avec elle, dans le film de Tinto Brass, tout un pan du cinéma italien populaire et d’auteur, son passé prestigieux démultiplie l’effet de sidération devant l’impudeur avec laquelle, elle se dévoile. Avec une délicieuse insolence et un brin de provocation, Sandrelli crée avec Teresa, un personnage féminin qui dans l’intimité du couple accède à une véritable émancipation. Teresa s’affranchit de la lourdeur de couple, tout en restant à l’intérieur de celui-ci. Elle accède à une liberté (que la société fasciste réduit de plus en plus) par le sexe. Elle s’y abandonne avec joie et bonheur.
Mais sous le vernis érotique du film, se révèle un propos tout aussi intéressant sur la vieillesse. Le professeur Rolf, le mari de Teresa, son aîné, connaît des faiblesses d’ordre sexuel. Il a de plus en plus du mal à bander, mais a encore de forts élans érotiques. Par le biais, d’un double journal intime, Rolf et Teresa vont entrer dans le monde des fantasmes partagés. Teresa se prend au jeu de son mari, jusqu’à en prendre le contrôle. De son côté, Rolf découvre que la jalousie est un excitant puissant. Il « livre » sa femme, avec son consentement tacite, à son futur beau-fils, étudiant aux beaux-arts, et nullement indifférent au charme de Teresa.
Rolf entreprend de mettre en scène Teresa dans une série de photos. Teresa, endormie (mais consciente), offre son intimité à l’objectif de l’appareil photographique. Rolf, dans un jeu pervers, donne les négatifs à Laszlo. Il fait tout pour entraîner le jeune homme et Teresa dans une relation extraconjugale. L’imagination de Rolf est stimulée par la perspective de cette fusion sexuelle entre les deux. Quant à Teresa, elle trouve dans cette aventure, un moyen de vivre pleinement sa sexualité tout en restant amoureuse, et auprès, de son mari.
Tinto Brass réussit une excellente transposition du roman de Junichirô Tanizaki, La confession impudique/La clef (éditions NRF Gallimard/Folio). Il situe l’action dans le froid de l’hiver à Venise, à un moment de basculement où l’Italie s’apprête à rejoindre les forces de l’axe. Le seul espace de liberté dans l’Italie Mussolinienne, réside dans le domaine de l’intime, au sein du couple, dans la chambre.
La Clé, est un projet que Tinto Brass tente de concrétiser depuis la publication du roman en Italie. Il pose une option sur le roman en 1964-65 et le propose à Carlo Ponti et Dino De Laurentiis avec Sophia Loren ou Silvana Mangano (les épouses des deux producteurs) dans le rôle de Teresa. Refus catégorique des deux grands producteurs italiens. Tinto Brass finit par perdre son option. Ce roman sulfureux n’est pas passé inaperçu auprès des réalisateurs japonais. Le grand Kon Ichikawa ouvre le bal en 1959 avec Machiko Kyô et Ganjirô Nakamura. Quatre autres versions suivront, en 1974 par Tatsumi Kumashiro, en 1983 par Akitaka Kimata et Kôji Wakamatsu, en 1997 par Toshiharu Ikeda et enfin en 2022 par Hiroki Inoue ! L’histoire imaginée par Tanizaki traverse les âges.
Contrairement à une idée reçue, La Clé, ne suit pas Caligula dans la filmographie de Tinto Brass, entre ses deux films, se loge le curieux Action !, sorte d’exutoire expérimental, passé inaperçu. Même si La Clé aborde quelques thématiques déjà présentes dans ses précédents films, le film est un tournant dans la carrière et Tinto Brass en plus d’être son meilleur film. Il filme admirablement les corps et plus particulièrement celui de Stefania Sandrelli, ses cadres jouant sur des lignes convexes, il dédouble ses images par des effets de vitres. Esthétiquement, La Clé est certainement l’un des films les plus aboutis de Tinto Brass. Il ne cessera par la suite de se référencer à La Clé, réutilisant des figures de styles, une manière de filmer, des situations et des aménagements de décors similaires.
Tinto Brass, c’est une curieuse carrière, entre cinéma commercial et avant-gardiste. Dans les années 90, il disait, avec un brin de provocation, qu’il était venu au cinéma après le remplacement des bordels par des cinémas. Plus sérieusement, il vient en France et devient un assistant tout-terrain auprès d’Henri Langlois à la Cinémathèque française. Il assiste à la naissance de la Nouvelle vague. Il retourne en Italie, devient assistant de Roberto Rossellini, puis réalise son premier film Chi lavora è perduto (In capo al mondo) en 1964, avec Sady Rebbot et Pascale Audret, qu’il co-écrit avec Franco Arcalli, futur collaborateur de Bernardo Bertolucci. Il collabore pour la première fois avec Danilo Donati, à qui incombera la charge des décors et costumes de Caligula. Avec En Cinquième vitesse (Col cuore in gola, 1967) giallo avec Jean-Louis Trintignant et Ewa Aulin, Tinto Brass entame une longue collaboration avec son chef-opérateur Silvano Ippoliti. Tinto Brass est considéré comme un anticonformiste, ses films pour le moins iconoclastes attirent l’attention. Il œuvre dans tous les genres, – comédie, policier, western, – et ses films sont régulièrement sélectionnés à la Mostra de Venise, accueillis chaleureusement par la critique.
Durant les années 70, il n’abandonne pas l’idée de porter à l’écran La Clé et réussit à obtenir auprès de la veuve de Tanizaki les droits du roman. Cette fois, il trouve un producteur, Giovanni Bertolucci et une grande actrice. Pour le vieux professeur, Brass, contacte Frank Finlay, après l’avoir vu au théâtre dans Amadeus, où il jouait Salieri. Quoique fervent catholique, Finley accepte d’incarner Rolf. La Clé est un film de chambre, loin de la démesure opératique de Caligula, certainement plus à l’échelle de ce que fait Tinto Brass. Il y a dans sa mise en scène quelques petits dérapages grivois inutiles, comme la course de Lazslo, le (faux) pénis à l’air, au ralenti, finissant encastré dans un miroir, pas du meilleur goût. Faux pas que compense, la performance de Sandrelli, sans la moindre once de vulgarité, et la qualité de jeu de Frank Finlay, Franco Branciaroli et Barbara Cupisti. Tinto Brass laisse, pour la première fois de manière aussi marquée, libre cours à sa magnifique obsession pour le cul et pour l’origine du monde, filmer avec une évidente délectation.
Célébration du corps de la femme, La Clé est une perle du cinéma érotique des années 80. A savourer à l’infini.
Fernand Garcia
La Clé, une très belle édition (combo DVD-Blu-ray + livre) chez Sidonis-Calysta. Le film est présenté dans une version restaurée et pour la première fois en France en version intégrale. En bonus : Une présentation par François Guérif, « un regard admiratif de l’homme sur la femme » (10 minutes). Le journal secret, interview de Tinto Brass. Le maître italien de l’érotisme se remémore les différentes étapes qui ont conduit à la réalisation du film. Un document à l’image de Tinto Brass, instructif, passionnant et amusant (28 minutes). Trois scènes coupées, dans la première, le professeur Rolf est confronté de fausses œuvres de Klimt. Dans la seconde, Teresa achète un journal intime. Enfin, la dernière est une discussion entre Rolf et Laszlo (4 minutes). Et pour clore cette section, la bande-annonce d’origine (3 minutes env.). Sidonis – Calysta complète cette édition par un livre Tinto Brass, toutes les couleurs de l’érotisme par Olivier Père. Trois chapitres composent cet excellent ouvrage, un premier sur le cheminement de Tinto Brass et son œuvre, un deuxième axé sur La Clé, et le dernier est dédié à Stefania Sandrelli (60 pages). Une véritable édition collector.
La Clé (La Chiave), un film de Tinto Brass avec Stefania Sandrelli, Frank Finlay, Franco Branciaroli, Barbara Cupisti, Armando Marra, Maria Grazia Bon, Irma Veithen, Ugo Tognazzi (non crédité)… Scénario et Montage : Tinto Brass. Directeur de la photographie : Silvano Ippoliti. Décors : Paolo Biagetti. Costumes : Jost Jakob. Musique : Ennio Morricone. Producteur : Giovanni Bertolucci. Production : San Francisco Film – Selenia Cinematografica srl – International Vidro Service srl. Italie. 1983. 116 minutes (Version intégrale). Telecolor. Format image : 1,66 :1. Interdit aux moins de 16 ans.