La Chaîne, reste, plus de 65 ans après sa réalisation, une œuvre puissante. Il est, plus que jamais, salutaire de voir ou de revoir le film de Stanley Kramer, il serait même opportun de le montrer aux jeunes générations. Il est toutefois épouvantable de se dire que La Chaîne est toujours d’actualité. L’histoire est d’une efficacité redoutable, elle emprunte au film noir, la cavale de deux prisonniers enchaînés l’un à l’autre, en y ajoutant une dimension raciale. Le noir Noah Cullen (Sidney Poitier) et le blanc John « Joker » Jackson (Tony Curtis) purgent une peine de prison dans le Sud des Etats-Unis. Avec d’autres détenus, Cullen et Jackson sont transférés dans un autre pénitencier. Le trajet se déroule de nuit sous une pluie battante, le fourgon cellulaire dérape et quitte la route. Cullen et Jackson en profitent pour se faire la malle. Au matin, le shérif du comté, Max Muller (Théodore Bikel) prend la tête d’une chasse à l’homme.
Noah Cullen et John « Joker » Jackson n’auraient jamais dû se croiser. Noah Cullen est homme cultivé, mais sa couleur de peau le condamne. Joker est dans un ressentiment absolu envers la société qui ne le reconnaît pas à sa juste valeur. Il est rempli d’une haine contre ceux qui ont un peu plus que lui et envers les noirs, parce que c’est bien plus simple. De manière différente, ils sont relégués au bas de l’échelle sociale. Cullen pour une altercation est lourdement condamné, alors qu’un blanc s’en serait sortie avec une peine moins lourde. Cullen a une haine envers les blancs. Les deux hommes se haïssent mutuellement, mais sont obligés de s’entendre afin de se libérer. Durant leur périple, ils vont commencer à se connaître, et petit à petit, les préjugés racistes des deux côtés vont se fissurer, s’effondrer et laisser place à un respect mutuel. Un long chemin, rude, brutal, difficile, sous la pluie, dans la boue, tirailler par la faim. La liberté, la chaine rompue, arrive au moment où ils commencent à se voir autrement que par le prisme de la couleur de peau.
Dans un coin perdu, une femme élève seule son jeune garçon et exploite la ferme. Joker sonne comme une seconde chance, un amant et un père de substitution pour son fils. La femme (qui n’a pas de nom) trompe Cullen en l’envoyant vers la mort. Joker décide de partir sur ses traces… Si le choix de la femme se fait sur la couleur de peau, Joker s’en va pour sauver un homme tout simple, il a fait son chemin, il est au-delà des préjugés. Le film reste surprenant, ainsi le Shérif qui pourchasse Cullen et Joker, est loin d’être une brute raciste. Il tente à plusieurs reprises de remettre à leur place la meute qui l’entoure. Meute est bien le terme puisque les chasseurs ont plus d’estime et d’attention pour leurs chiens que les deux pauvres malheureux.
La Chaîne frappe par son aspect physique. La sortie d’un trou boueux, la traversé d’une rivière, le train, course folle impressionnante. Sidney Poitier et Tony Curtis s’engagent totalement, sans doublure. On imagine sans peine les difficultés liées à la réalisation de ses passages particulièrement spectaculaires.
Sidney Poitier est attaché dès le début au projet. Poitier est repéré dans Graine de violence (Blackboard Jungle, 1955) de Richard Brooks où il incarne un étudiant « lucide » face à Glenn Ford, le professeur. Il partage le haut de l’affiche avec John Cassavetes dans L’homme qui tua la peur (Edge of the City, 1957) de Martin Ritt, l’histoire d’une amitié interraciale qui connaît un grand succès critique et un échec commercial. Les salles du Sud refusent de l’exploité. Qu’importe Sidney Poitier est désormais un nom à Hollywood.
Il aura beaucoup galéré avant ce début de reconnaissance. Né le 20 février 1927 à Miami, deux mois avant terme, alors que ses parents bahamiens étaient de passage. Cette naissance sur le sol américain, lui permet de prendre la nationalité américaine après avoir passé son enfance Bahamas, à l’époque colonie de la Couronne britannique. A 15 ans, il retourne à Miami et confronté au racisme qui gangrène le pays. Il déménage à New York, après un premier échec, il intègre l’American Negro Theater où il se lie d’amitié avec Harry Belafonte. Il a du mal à trouver des rôles, handicapés par son accent bahaméen et sa surdité qui l’empêchait de participer à des spectacles musicaux. La Chaîne lui permet d’obtenir une première nomination à l’Oscar, avec son partenaire Tony Curtis, pour le meilleur acteur. David Niven les coiffe au poteau avec la comédie Tables séparées (Separate Tables, 1958) de Delbert Mann.
Il décroche la statuette, cinq après, avec Le Lys de champs (Lilies of the Field, 1963) de Ralph Nelson. Sidney Poitier est le premier acteur noir à obtenir cette récompense dans le cadre de la compétition. Sidney Poitier est une star. 1967 est sa grande année avec trois films emblématiques avec l’acteur : Les Anges aux poings serrés (To Sir, With Love) de James Clavell, Dans la chaleur de la nuit (In The Heat Of The Night) de Norman Jewison et Devine qui vient diner… (Guess Who’s Coming To Dinner) de Stanley Kramer. Le succès du film de Jewison entrainera deux suites : Appelez-moi Monsieur Tibbs (They Call Me Mister Tibbs !, 1970) de Gordon Douglas et L’Organisation (The Organization, 1971) de Don Medford. Sidney Poitier passe à la réalisation avec Buck et son complice (Buck And The Preacher, 1972) après le départ de Joseph Sargent, pour divergence artistique. Il partage la vedette avec son ami Harry Belafonte. Il poursuit dans la réalisation, Faut s’faire la malle… (Stir Crazy, 1980) avec Richard Pryor et Gene Wilder, est son plus grand succès commercial. Sidney Poitier est décédé le 6 janvier 2022.
Stanley Kramer avait obtenu l’accord de Marlon Brando pour le rôle de John Jackson, mais l’acteur, sur d’autres films, ne peut se libérer à temps. Kramer abandonne l’idée d’avoir Brando et se tourne vers Robert Mitchum. L’acteur de La nuit du chasseur (The Night of the Hunter, 1955), trouve le postulat de départ improbable, le Sud est trop raciste pour enchainer un blanc et un noir ensemble. Il refuse le rôle. La remarque de Mitchum ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, Kramer et ses scénaristes ajoutent deux lignes de dialogue : « Comment se fait-il qu’ils aient enchaîné un blanc à un noir ? » « Le directeur a le sens de l’humour ».
Tony Curtis tente d’obtenir le rôle, Stanley Kramer hésite, mais la détermination de l’acteur finit par convaincre le réalisateur. Tony Curtis est un acteur populaire de comédie légère à succès. Il amorce, à ce moment de sa carrière, un tournant vers des rôles plus consistants dans des films plus dramatiques : Trapèze (1956) de Carol Reed et Le grand Chantage (Sweet Smell of Success, 1957) d’Alexander Mackendrick deux grands films avec Burt Lancaster, qui attestent de cette volonté. Tony Curtis sort des Vikings, la magnifique fresque de Richard Fleischer avec Kirk Douglas et Janet Leigh, quand il signe pour La Chaîne.
Il s’investit complètement allant jusqu’à coproduire le film par l’intermédiaire de sa société Curtleigh Production. Le nom de la société composé de la contraction de Curtis et Leigh. Il est excellent. La Chaîne, lui permet d’obtenir son unique nomination à l’Oscar. Il enchaîne avec un chef-d’œuvre Certains l’aiment chaud (Some Like It Hot, 1959) de Billy Wilder. Il est absolument extraordinaire dans la peau du serial killer Albert De Salvo dans L’Etrangleur de Boston (The Boston Strangler, 1968) de Richard Fleischer. En 1973, la série TV Amicalement vôtre… (The Persuaders), est un succès en Europe, mais ne réussit à la télévision américaine. Le duo Roger Moore – Tony Curtis fonctionne à merveille, les 24 épisodes sont toujours diffusés. On va petit à petit perdre Tony Curtis, un formidable second rôle dans Le Dernier Nabab (The Last Tycoon, 1976) d’Elia Kazan, des films improbables, 13 femmes pour Casanova (Casanova & Co / Some Like It Cool, 1977) de François Legrand/Franz Antel, de l’horreur Le Faiseur d’épouvantes (The Manitou, 1978) de William Girdler d’après Graham Masterton. Second rôle de choix pour de multiples téléfilms et séries jusqu’aux années 2000. Tony Curtis décède le 10 septembre 2010.
Stanley Kramer a 45 ans quand il réalise La Chaîne. Il n’est pas un inconnu du monde hollywoodien. En tant que producteur indépendant, il a déjà un beau palmarès, Le Champion (Champion, 1949) de Mark Robson, C’étaient des hommes ! (The Men, 1950) de Fred Zinnemann, l’excellente version américaine de Cyrano de Bergerac (1950) de Michael Gordon, La mort d’un commis voyageur (Death of a Salesman, 1951) de László Benedek, L’homme à l’affut (The Sniper, 1952) chef-d’œuvre du film noir d’Edward Dmytryk et l’énorme succès du Train sifflera trois fois (High Noon, 1952) de Fred Zinnemann, de L’équipée sauvage (The Wild One, 1953) de László Benedek, L’Ouragan sur le Caine (The Caine Mutiny, 1954) d’Edward Dmytryk. Stanley Kramer a un véritable sens du public. Il réalise son premier film en 1955, Pour que vivent les hommes (Not as a Stranger) avec un casting de star (une constante dans ses réalisations et productions) Olivia de Havilland, Frank Sinatra et Robert Mitchum. Puis Orgueil et passion (The Pride and the Passion, 1957) avec Cary Grant, Frank Sinatra et Sophia Loren. Deux réalisations qui précèdent La Chaîne.
Il marque son opposition au maccarthysme en travaillant avec des scénaristes inscrit sur la liste noire. Dans La Chaîne, les deux chauffeurs du fourgon du début sont les scénaristes du film. Leurs noms s’inscrivent sous leurs visages Nedrick Young et Harold Jacob Smith. Nedrick Young écrivait sous le pseudonyme de Nathan E. Douglas.
Stanley Kramer signe quatre films avec Spencer Tracy, qui compte parmi ses favoris : Procès de singe (Inherit the Wind, 1960), Jugement à Nuremberg (Judgment at Nuremberg, 1961), Un monde fou, fou, fou, fou (It’s a Mad Mad Mad Mad World, 1963) et Devine qui vient dîner (Guess Who’s Coming to Dinner, 1967). Ses derniers films : La Théorie des dominos (The Domino Principle, 1977) avec Gene Hackman, Candice Bergen et Richard Widmark, et le méconnu The Runner Stumbles (1979) avec Dick Van Dyke et Kathleen Quinlan, méritent d’être réévalué. Stanley Kramer est aujourd’hui un cinéaste dévalué, mal considéré, c’est un tort. Excellent metteur en scène et producteur, il a eu la volonté et l’énergie de porter à l’écran des sujets et des thèmes que les majors ne voulaient pas. La Chaîne fait partie de ses grandes réussites.
Fernand Garcia
La Chaîne, une édition collector (Blu-ray et DVD) de L’Atelier d’images, master restauré en HD avec en compléments : Stanley Kramer, l’éveil de la conscience par Sylvain Lefort, critique et co-fondateur de Revus et Corrigés, revient sur les thèmes récurrents au cœur de l’œuvre du cinéaste et sur l’importance de La Chaîne (35 minutes). Analyse de séquence par Sylvain Lefort (11 minutes).
La Chaîne (The Defiant Ones) un film de Stanley Kramer avec Tony Curtis, Sidney Poitier, Theodore Bikel, Charles McGraw, Lon Chaney Jr., King Donovan, Claude Akins, Cara Williams, Lawrence Dobkin… Scénario : Nathan E. Douglas (Nedrick Young) et Harold Jacob Smith. Directeur de la photographie : Sam Leavitt. Décors : Rudolph Sternad. Effets spéciaux : Alex Weldon. Montage : Frederic Knudtson. Producteur : Stanley Kramer. Production : Lomitas Productions – Curtleigh Productions (Tony Curtis – Janet Leigh) – United Artists. Etats-Unis. 1958. 96 minutes. Noir et blanc. Format image : 1.85:1. Son : Version originale avec sous-titres français et Version française. DTS-HD Master audio 2.0. Oscars du meilleur scenario et de la meilleure photographie en noir et blanc, 1959. Ours d’argent du meilleur acteur (Sidney Poitier), Festival de Berlin, 1958. Tous Publics.