New York de nos jours. Une soirée est donnée en l’honneur d’un jeune étudiant chinois qui doit repartir en Chine. La fête suit son train-train quand sur l’écran LCD, le karaoké fait place à un film chinois des années 70, La prise de la montagne du Tigre par stratégie, un classique que le jeune homme connaît et à sa grande surprise une forte nostalgie le submerge. 1946, la Seconde Guerre sino-japonaise est terminée depuis quelques mois. Profitant de la désorganisation de l’Etat chinois, des bandits s’accaparent de zones qu’ils administrent en terrorisant la population. La situation est particulièrement alarmante dans le nord-est du pays. Les soldats de l’Unité 203 de l’Armée Populaire de Libération (APL) en opération dans la région arrêtent des hommes qui se livrent au pillage dans les villages des environs. Ces criminels sont sous les ordres d’un terrible tyran : Hawk (Le Faucon). Le capitaine responsable de L’unité 203 décide de mettre fin aux agissements de Hawk. Yang, un officier de reconnaissance, se rend sous une fausse identité à la forteresse où se trouve Hawk…
La Bataille de la montagne du Tigre est une œuvre étonnante par le mariage qu’opère Tsui Hark entre plusieurs éléments de l’histoire chinoise, de la mythologie, de l’histoire du cinéma chinois et de la modernité cinématographique. Pour bien saisir la richesse du matériau, il nous faut revenir aux sources du film. En 1957, le romancier Qu Bo publie aux Editions Littérature du peuple : Patrouilles dans la forêt enneigée. Le roman largement autobiographique se nourrit de son expérience au sein de l’armée et narre le combat pour la pacification du nord-ouest. Il se divise en trois parties. Le héros du livre en est l’intrépide Yang Zirond. Qu Bo décrit trois batailles contre des bandits. Chaque partie se termine sur la victoire de Yang et des soldats de l’Armée Populaire de Libération. Le succès du livre est phénoménal et devient rapidement un classique de la République populaire de Chine. Au plus fort de la Révolution culturelle, en 1969, le livre de Qu Bo est l’objet d’une adaptation par l’Opéra de Pékin sous le titre de La prise de la montagne du Tigre par stratégie. Il s’agit du premier « opéra-modèle » sensé éduquer les masses populaires. L’année suivante, le ministère de la culture décide d’en faire un film. C’est le cinéaste Xie Tieli qui en dirige la version cinématographique. Produite par les Studios de Pekin, cette première adaptation d’un « opéra-modèle » à l’écran est un triomphe. La prise de la montagne du Tigre par stratégie est à ce jour l’un des films les plus vus en Chine, c’est-à-dire l’une des productions à avoir eu le plus de spectateurs de l’histoire du cinéma mondiale. L’œuvre de Qu Bo a toujours fait l’objet d’une lecture et une instrumentalisation idéologique à laquelle le film de Xie Tieli n’échappe évidemment pas. 45 ans après cette première version, Tsui Hark s’attaque à une œuvre chargée d’une histoire indissociable de la Chine de la fin du XXe siècle aussi importante culturellement que politiquement. Le réalisateur et producteur Hongkongais, conscients des enjeux, opte pour une version à la croisée des chemins, entre tradition et modernité.
De manière surprenante, Tsui Hark débute son film de nos jours à New York. Aux éléments autobiographiques du roman d’origine, Tsui Hark répond par l’évocation à peine déguisée de ses souvenirs. Le jeune homme qui redécouvre par hasard les images du film de 1970 est un écho du jeune Tsui Hark qui, au début des années 70, projetait La prise de la montagne du Tigre par stratégie pour la communauté chinoise dans les salles de Chinatown. Cette évocation toute personnelle permet à Tsui Hark de s’approprier l’ouvrage et d’en faire une œuvre personnelle. Il va donc osciller constamment entre traditions, ce que les spectateurs connaissent de l’histoire, sa vision de l’œuvre et son besoin intrinsèque de renouvellement de la forme.
Si d’entrée de jeu les temps se télescopent, ce n’est que pour mieux entrer dans le vif du sujet. 1946, le film démarre sur les chapeaux de roue par une intervention de l’APL. Mais rien n’est simple dans ces terres reculées. Et l’on ne peut jamais être certain de l’identité véritable de celui à qui l’on a affaire. Des stratégies se mettent en place, des héros apparaissent et des traitres se profilent dans l’ombre. Entouré de montagnes, l’ex-poste de commandement de l’armée japonaise est désormais le repaire de l’impitoyable Hawk, un sinistre despote, que même ses hommes de main redoutent. Tsui Hark va suivre le héros Yang entre éléments réalistes et lutte quasi-mythologique, son combat contre un imposant tigre.
C’est à une chorégraphie de haut vol que Tsui Hark nous convie. Au réalisme des séquences du début, soin du détail réaliste, lieu, armes, etc. répond une mise en scène ultra-moderne issue du cinéma d’action de ces trente dernières années. Tsui Hark ose l’irréalisme le plus total avec la réalité la plus brute. Ses différentes couches s’additionnent pour propulser le film vers une dimension légendaire.
L’aspect politique existe bel et bien et il se concrétise au sein des interrogations et des états d’âme qui animent les décisions du capitaine. Il est dans une problématique communiste de l’après-guerre. Yang est déjà dans une autre dimension, celle de l’exemplarité de l’héroïsme pur. Il est un héros populaire idéal. A nos yeux d’Occidentaux, il est une sorte de croisement entre des personnages de Ken Loach et de James Bond. Hanyu Zhang est impeccable en Yang Ziron avec tout ce qu’il faut de fougue et d’autorité. Quant à Tony Ka Fai Leung, méconnaissable en Hawk, il se délecte visiblement de la perfidie monstrueuse de son personnage.
Usant de son sens incroyable de la mise en scène et une maîtrise époustouflante de la 3D, Tsui Hark avance à un rythme effréné dans un renouvellement permanent de l’action. Le spectacle est si intense et l’intrigue avec ses multiples rebondissements si prenants que nous ne pouvons décrocher. Grâce à son goût immodéré pour le spectacle cinématographique, Tsui Hark affranchit sa Bataille de la montagne du Tigre de toute prétention idéologique. Spectacle pour le spectacle aux antipodes des actuels blockbusters Hollywoodiens qui n’existent que par l’exaltation des valeurs américaines censées être l’apanage de tout un chacun sur terre.
Seul maître à bord, Tsui Hark, nous propose une époustouflante double fin. Après l’élimination de Hawk, Tsui Hark invite à la table du jeune homme enfin de retour au pays, les soldats de l’APL, le passé et le présent sur un même plan. On se croirait presque chez Apichatpong Weerasethakul. La boucle est bouclée se dit-on. C’est mal connaître le cinéaste Hongkongais. Homme de spectacle total, il reprend le combat final entre Yang et Hawk pour une séquence grandiose dans un biplan à flanc de montagne enneigée. C’est de toute beauté et à couper le souffle. Le roman n’est plus une œuvre d’instrumentalisation politique mais l’éclatante preuve de la suprématie de Tsui Hark comme l’auteur complet et intégral de La Bataille de la montagne du Tigre, une œuvre passionnante et artistiquement libre.
Fernand Garcia
La Bataille de la montagne Tigre (Zhi qu weihu shan), un film de Tsui Hark avec Hanyu Zhang, Tony Ka Fai Leung, Kenny Lin, Nan Yu, Liya Tong, Geng Han. Scénario : Jianxin Huang, Tsui Hark, Yang Li, Chi-An Lin, Zhe Dong, Bing Wu d’après le roman de Bo Qu. Directeur de la photo : Sung Fai Choi. Musique : Wai Lap Wu. Montage : Boyang Yu. Producteur : Jianxin Huang. Production : FilmWorkshop – Baidu – Bona Film Group – Huaxia Film Distribution Company – Youku Original. Distribution (France) : Metropolitain Filmexport. Chine – Hong-Kong.2014. 2h22. 3D & 2D. 2,35 : 1. Couleurs. Dolby Atmos. Dolby Surround 7.1. Tous publics avec avertissement.