Suite à un rendez-vous amoureux nocturne, la belle et réservée Carolyn Harper ne réapparaît pas chez elle dans sa petite ville bien tranquille de l’Illinois. Sa mère, qui dirige la chorale du lycée, est dévastée. Mais ses appels à l’aide ne sont entendus que par trois adolescentes et leurs familles, touchées par l’indifférence de la communauté – comme si cette jeune fille n’avait jamais compté. De cette tragédie, une solidarité nouvelle va naître entre elles et les aider à surmonter le malaise que cette disparition révèle.
Présenté au Tribeca Film Festival à New York, au Festival de Berlin, au Festival de Deauville ainsi qu’à la dernière édition de L’Etrange Festival, Knives and Skin est, après Signature Move en 2017, le deuxième long métrage de la réalisatrice américaine Jennifer Reeder. Née en 1971 à Colombus dans l’Ohio, Jennifer Reeder est diplômée d’un Master aux Beaux-Arts de l’Art Institute de Chicago. Après avoir réalisé plus de cinquante courts ou moyens métrages et divers performances vidéo dont nombre ont été sélectionnés dans les festivals de cinéma du monde entier de Sundance à Venise en passant par Londres ou encore Berlin, portant un regard doux et original sur le monde de l’enfance et de l’adolescence, Knives and Skin est le premier long métrage dont la cinéaste signe à la fois le scénario et la mise en scène. Knives and Skin est produit par Brian et Jan Hieggelke, les fondateurs de Newcity, la plus importante maison d’édition d’art visuel de Chicago.
Avant de se lancer dans le cinéma, Jennifer Reeder a été danseuse de ballet et avait pour habitude de filmer les performances. Portée par son passé artistique, comme une extension d’elle-même, on retrouve une musicalité et une pensée du corps en mouvement dans les cadres inventifs et inattendus de ses très beaux plans, dans son rythme hypnotique et dans le style lyrique de sa mise en scène parfaitement chorégraphiée. Inspiré par les œuvres de cinéastes comme David Lynch, Catherine Breillat, Todd Solondz, Paul Thomas Anderson ou Todd Haynes, avant tout visuel et symbolique, l’univers de la réalisatrice reste singulier et personnel. Propice(s) à toutes les audaces cinématographiques, Jennifer Reeder n’hésite donc pas dans son film à utiliser le(s) genre(s) (romance, thriller, fantastique, épouvante, giallo,…) et à le(s) détourner pour appuyer son propos.
Comment vivre l’éveil à la sexualité dans une société névrosée ? Pâle et baignée de lumière blanche, vêtue d’un costume de fanfare qui l’ancre dans le Midwest, la jeune adolescente Carolyn Harper représente de manière explicite le cliché américain et sa disparition va provoquer le chaos. Le personnage de Carolyn Harper qui semble vouloir revenir à la vie et hante les rêves des habitants de la ville, peut aussi bien être associé aux zombies qu’aux fantômes. Comme un vampire, sa disparition obsède et possède les personnages jusqu’à la folie. Mais Carolyn Harper n’est-elle pas tout simplement partie pour un ailleurs meilleur, pour un ailleurs utopique ?
Le traitement du film et son esthétique remarquable, comme par exemple l’utilisation de la lumière et des couleurs, ajoutés aux personnages adolescents et à la localisation géographique de l’histoire, donnent à Knives and Skin l’apparence d’un « teen-movie ». Mais Knives and Skin qui s’inscrit dans la plus pure tradition de l’American Gothic, genre qui met en avant la face sombre de l’American Dream, est bien plus que cela. Il aborde en effet entre autres les thèmes de la mort, du deuil, de l’absence, de la maltraitance féminine, du consentement, de l’individu, de la société, de l’aliénation, de la perte d’identité, de la maternité, de l’adolescence, des relations humaines, des apparences, de la solitude, ou encore de la résilience. Dénonçant la violence quotidienne et le fascisme ordinaire qu’impose notre société actuelle aux individus qui la composent, sous ses allures de « teen-movie », c’est bien à une tragédie contemporaine à laquelle nous invite ici la cinéaste. Genre pouvant représenter et contenir tous les autres genres cinématographiques, le « teen-movie » n’est ici qu’un « prétexte » à plus de liberté formelle. En effet, en plus de rappeler par ses codes narratifs et esthétiques l’univers de David Lynch, le cinéma de Gregg Araki et avec des clins d’œil à celui de Paul Thomas Anderson, on pense également ici à Stand By Me (1986) de Rob Reiner d’après l’œuvre de Stephen King, à Donnie Darko (2001) de Richard Kelly, mais aussi à Twixt (2012) de Francis Ford Coppola, à Assassination Nation (2018) de Sam Levinson, ou encore au méconnu Le Fleuve de la Mort (River’s Edge, 1986) de Tim Hunter avec Keanu Reeves, Crispin Glover et Dennis Hopper auquel la réalisatrice fait ouvertement référence dans le film.
Avec pour point de départ la disparition d’une jeune fille déterminée et maîtresse de son libre arbitre comme de sa sexualité, engagée à titre personnel depuis des années dans le courant féministe et la justice sociale, la cinéaste utilise son film pour débattre de l’importance du consentement et dresser le portrait d’adolescentes et de femmes au bord de la rupture, le portrait de mères dépressives en totale perdition. Film sur la maternité, on suit ici plusieurs mères dont les réactions inattendues démontrent qu’elles ne parviennent ni à assurer, ni à assumer leur rôle. On accompagne une mère en deuil qui, dans une souffrance indicible, tente de combler comme elle le peut l’absence douloureuse de sa fille, une femme qui sombre et ment à son mari et ses enfants, et une autre qui cache sa détresse derrière sa maternité. Loin des codes de représentation habituels, montrés avec crudité, les personnages féminins, forts et complexes, font de Knives and Skin un film résolument engagé et féministe.
Knives and Skin ausculte la fracture qui existe entre le monde « simple », honnête et sincère des adolescents et celui bien plus complexe des adultes. Située entre l’enfance et l’âge adulte, l’adolescence est une transition, un passage sombre et délicat où l’être doit se construire en découvrant le bien et le mal. L’adolescent perd son innocence mais ne doit pour autant ni se corrompre ni se perdre. Il doit en quelque sorte s’affranchir de la vie sans perdre son identité. Devenir adulte est un travail de chaque instant qui dure toute la vie. Les adolescents tentent d’échapper au quotidien et affrontent leurs vies familiales et scolaires en se souciant de leur apparence vestimentaire, en travaillant leur look, alors que les adultes censés les protéger sont froids, distants et brisés par la société. Les adultes traversent des crises majeures, ignorent leurs limites et sont sur le point de craquer. Irresponsables, ils n’assument pas les conséquences de leurs choix et de leurs actes. Orchestrés par les insidieux et pervers mécanismes sociaux que subissent et véhiculent les individus, les comportements perturbants qu’ont les adultes dans le film dénoncent leur désenchantement et le dangereux puritanisme des « bien-pensants » qui cherchent à se voiler la face. Faibles et médiocres, ne cherchant qu’à sauver les apparences car seule l’image compte, les adultes ne font que courir à leur perte. Derrière les apparences sociales acceptables se cachent des personnalités dépourvues de morale profonde et véritable. Sans âme ni conscience, engloutis par leurs propres échecs, les adultes sont complètement déshumanisés. La disparition de Carolyn révèle les adultes et les met face au vide existentiel de leurs vies. Face à la tragédie, le film dénonce les principes superficiels et fait voler en éclat le vernis mensonger de cet apparat. Face au drame, le film dénonce l’aveuglement, l’indifférence et la lâcheté des individus et révèle avec violence l’immense solitude qui les habite. Les secrets inavouables, les doutes, les crises, les rancœurs refoulées et les crimes des habitants de cette petite ville de province sont enfermés dans un terrible silence et une vertigineuse solitude qui les enterrent inexorablement. Marqués par un fort antagonisme social, les personnages adultes de cette histoire, plutôt que de représenter des personnes « sages », réfléchieset responsables, nous sont présentés ici comme déshumanisées. Comme des morts-vivants, les adultes du film sont morts mais l’ignorent. Ils sont victimes de leur propre culpabilité. Victimes de leurs défauts et de leurs faiblesses. Victimes de la société. Victimes d’eux-mêmes.
Remarquablement dépeint, les personnages du film font écho à l’expérience et à la vie de chacun. Inspirée par sa propre adolescence et son expérience de lycéenne « marginale » dans les années 80 où elle était une jeune punk gothique, Jennifer Reeder a pu constater par elle-même la sagesse dont font preuve les adolescents face aux tensions et bouleversements que traversent les adultes. Avec sa manière à la fois inventive, sensible et décalée de filmer les actes et les réactions des gens ordinaires d’une petite ville tranquille (trop ?), Jennifer Reeder déconstruit les figures d’autorité et installe dans Knives and Skin une inversion inattendue des rôles entre les parents et les enfants, entre les adultes et les adolescents.
Qu’il soit réel (la disparition de Carolyn Harper) ou métaphorique dans ses représentations et symboles (l’enfance, l’innocence, la virginité, l’American Dream), Knives and Skin traite du deuil. Film sur le deuil, l’absence du personnage de Carolyn et ses conséquences complexes sur le quotidien et les réactions psychologiques, aussi diverses et inattendues, des habitants de cette petite ville de l’Amérique provinciale bordée de bois profonds qui se transforme en théâtre de l’étrange, l’univers du lycée avec son lot d’intrigues, de secrets et de cruautés, l’ambiance générale, ou encore l’intrigue déconstruite du film traitée avec un onirisme fascinant, ne vont pas sans faire penser à l’influence évidente de l’œuvre de David Lynch, avec plus particulièrement Twin Peaks la série ou encore Twin Peaks, Fire Walk With Me (1992), sur la cinéaste. Le nom de Carolyn Harper n’est pas sans évoquer celui de Laura Palmer. Knives and Skin est une œuvre qui interroge sur la complexité des relations humaines lorsque nous sommes confrontés au deuil. Comme son modèle, le film ausculte nos tentatives pour surmonter et vaincre nos traumatismes, nos diverses manières intimes d’y répondre et nos capacités de résilience, tout en y introduisant du lyrisme, du surréalisme et de la magie par le style, la forme et le traitement.
Knives and Skin met la lumière sur l’adolescence, la maternité, le deuil, les relations humaines, les violences faites aux femmes, le consentement, la résilience, la pression et la justice sociale mais aussi sur l’aliénation à la société. La perte d’identité que traduisent les vices et les crimes des individus, à la fois victimes et coupables, qui se masquent de faux-semblants afin de pouvoir mieux vivre avec les défauts et les travers qu’ils n’assument pas, afin de pouvoir supporter qui ils sont réellement, afin de se rassurer et de se donner bonne conscience, est la conséquence la plus dramatique de notre aliénation à la société. Nous mettant face à nos contradictions et nos mensonges, nous mettant face à notre lâcheté et notre hypocrisie intellectuelle, Knives and Skin est un film à l’image d’un esprit malin qui viendrait perturber le politiquement correct et le socialement acceptable.
Rythmé par une bande son électro et les chansons reprises par la chorale du lycée, l’histoire de Knives and Skin suit les musiques du film de manière exceptionnelle. Toutes les jeunes filles du film ont pour point commun de faire partie de la chorale du lycée dirigée par Lisa Harper, la mère de la disparue. Elles y réinterprètent des chansons pop des années 80 (Blue Monday de New Order, Girls Just Want to Have Fun de Cindy Lauper,…) issues de la playlist de la période adolescente de la réalisatrice dont les textes s’accordent à l’état d’esprit des protagonistes et à l’histoire du film. Au détour d’une scène déchirante où les personnages reprennent a cappella le titre Promises, Promises de Naked Eyes, Jennifer Reeder nous permet de nous remémorer tous les personnages du film et leur histoire. En exposant de façon magistrale, avec un fort pouvoir communicatif et émotionnel, les connexions existantes entre les sentiments des personnages à cet instant précis, elle cite clairement Magnolia (1999), chef d’œuvre de Paul Thomas Anderson, dans lequel au cours d’une scène les personnages chantent tous le titre Wise Up d’Aimee Mann. Non seulement la bande son du film rehausse magnifiquement le visuel mais en plus, avec ses textes et sous-textes, elle accompagne l’histoire, souligne le récit et crée le lien entre les personnages.
Notons que le compositeur de la bande originale du film est Nick Zinner, le guitariste du groupe rock Yeah Yeah Yeahs. Il a collaboré ou joué avec entre autres avec Santigold, TV On The Radio, Arcade Fire ou encore Damon Albarn. Il a également participé aux bandes-originales de Mad Max : Fury Road (2015) de George Miller et Max et les Maximonstres (2009) de Spike Jonze.
En superpositions d’images et en longs fondus croisés entre les scènes, le montage effectué par Mike Olenick donne au film un rythme qui répond aux musicalités de chacune des séquences et lui offre une autre réalité du temps et de l’espace, un niveau de lecture supplémentaire. Le montage participe ici, lui aussi, pour beaucoup au merveilleux du film.
Influencé par les rendus visuels de films comme Paris, Texas (1984) de Wim Wenders dont le directeur de la photographie était Robby Müller, Suspiria (1977) de Dario Argento éclairé par Luciano Tovoli ou encore des « gialli » en général pour leur utilisation des couleurs vives et saturées, le travail effectué sur la photographie du film par Christopher Rejano, le chef opérateur de Knives and Skin, la lumière chaude et vibrante de la chaleur de l’été, les tons des couleurs et les profondeurs de champ, est extraordinaire et confère au film un sentiment d’étrangeté, un côté surnaturel, un décalage par rapport au réel qui lui donne l’impression, comme un parfum doux et vénéneux à la fois, d’être en suspension dans les airs.
Décrits et construits avec le plus grand soin, les personnages de Knives and Skin marquent autant par leurs complexités que par le charisme des comédiens et comédiennes qui les interprètent avec conviction. La distribution du film est principalement composée d’acteurs et d’actrices issus de l’univers des séries télé. Le personnage de Carolyn Harper est incarné par la jeune comédienne Raven Whitley. Lisa Harper, la mère de Carolyn, est interprétée par Marika Engelhardt. Les acteurs et actrices Audrey Francis qui joue le personnage de Lynn, Tim Hooper (Vanilla Sky, 2001 de Cameron Crowe; Prête à tout, 1995 de Gus Van Sant; Le Dernier des Mohicans, 1992 de Michael Mann;…) celui de Dan, Grace Smith celui de Joanna ou encore Ty Olwin (Personal Shopper, 2016 de Olivier Assayas) celui d’Andy, composent les membres de la famille Kitzmiller. Dans les personnages de la famille Darlington on retrouve la comédienne Kate Arrington (The Irishman, 2019 de Martin Scorsese) qui joue Renee. Les comédiens James Vincent Meredith, Kayla Carter, Robert T. Cunningham, Ireon Roach, Emma Ladji, Jalen Gilbert ou encore Tony Fitzpatrick, viennent compléter la distribution du film.
Exigeante dans les moindres détails, de la direction d’acteurs aux dialogues en passant par la musique, les décors baroques d’Adri Siriwatt et les costumes kitsch de Kate Grube, toute la direction artistique du film est soigneusement étudiée pour lui donner une unité formelle homogène et cohérente. Rien n’est laissé au hasard. Tout a du sens. La maîtrise du cadre, de la composition de l’image, du montage, du scénario et de son traitement témoignent du fait que Knives and Skin est un film ambitieux et rare aussi bien par sa forme que par son récit, son sujet ou les thématiques qu’il aborde. Particulièrement soigné et fortement imprégné des travaux de son auteur durant ses études en école d’Art aux côtés de peintres, de sculpteurs ou encore de photographes, Knives and Skin est un film singulier et unique par sa proposition esthétique. Comme le démontre de nombreux aspects du film, avec une forme visuelle inventivequi lui donne une atmosphère toute particulière, le cinéma de Jennifer Reeder ne se contente pas de dire, il montre. Nourri et enrichi d’une réflexion psychologique et sociale solide, Knives and Skin possède qui plus est de multiples niveaux de lectures possibles.
Etrange et mystérieuse symphonie, situé quelque part entre le cauchemar venimeux et le rêve onirique, avec le fascinant et troublant Knives and Skin Jennifer Reeder convoque les genres avec maîtrise et provoque la collision entre l’amour et la violence, la douceur et l’horreur, le sexe et la mort, le sang et la vie. Engagé et militant, Knives and Skin est une peinture sombre et envoûtante de la société et des individus qui la composent. Original, singulier, libre et audacieux dans son approche cinématographique et sa recherche formelle, Knives and Skin est une véritable pépite du cinéma indépendant américain.
Steve Le Nedelec
Knives and Skin un film de Jennifer Reeder avec Marika Engelhardt, Raven Whitley, Tim Hopper, Ty Olwin, Audrey Francis, Kate Arrington, Tony Fitzpatrick, James Vincent Meredith, Claire VanDerLinden… Scénario : Jennifer Reeder. Image : Christopher Rejano. Décors: Adri Sirlwatt. Costumes : Kate Grube. Montage : Mike Olenick. Musique : Nick Zinner. Producteurs : Brian Hieggelke & Jan Hieggelke. Production : Knives and Skin LLC. – Newcity’s Chicago Film Project. Distribution (France) : UFO Distribution (Sortie le 20 novembre 2019). Etats-Unis. 2019. 111 minutes. Couleur. Format image : 2.35:1. DCP. Tous publics avec avertissement : « Certaines scènes de ce film sont susceptibles de troubler un jeune public ». Sélection Compétition Internationale L’Etrange Festival, 2019.