Khartoum est un grand spectacle historique, spectaculaire et politique dans la lignée de Lawrence d’Arabie. L’introduction, un lever de soleil sur les pyramides et la succession de scènes présentant l’Egypte, est majestueuse. Une entrée en matière bien dans l’esprit du Cinerama, en mettre plein les yeux, dépaysement garanti. Et puis nous arrivons sur une expédition de l’armée égyptienne au Soudan. Nous sommes le 5 novembre 1883, 10 000 soldats avec à leur tête le colonel Hicks (Edward Underdown), un mercenaire de l’armée anglaise. Il doit mater la révolte des mahdistes menées par le Mahdi (Laurence Olivier). En chemin, dans le désert, Hicks est attaqué par les troupes du Mahdi, c’est un carnage, la colonne anglo-égyptienne est anéantie « sur 10 000 hommes, 250 survivants, dont un seul Européen, sont à dénombrer ».
Londres accuse le coup, la presse se déchaîne, pour le gouvernement britannique cette déroute est incompréhensible. Comment une horde de « monades et bédouins » a-t-elle pu venir à bout d’un corps expéditionnaire aussi important ? Une honte pour l’armée, les impérialistes profitent de l’événement, ils veulent entrer dans l’Afrique, contrairement au Premier ministre William Gladstone (Ralph Richardson). Les enjeux politiques sont importants, l’Egypte se charge de la sécurité du canal de Suez et l’Angleterre, de l’Egypte. La décision est prise de rappeler le général Charles Gordon (Charlton Heston) surnommé « le chinois », depuis qu’il a conduit l’arme de l’empereur chinois de victoire en victoire. Le général Gordon connaît parfaitement le Soudan dont il fut le gouverneur. Il y a aboli l’esclavage, c’est un héros national aux yeux des soudanais. Gladstone le missionne pour évacuer Khartoum avant que la ville ne tombe aux mains du Mahdi. Pourtant, le général Gordon n’a pas la confiance du gouvernement britannique, qui le considère comme un idéaliste doublé d’un mystique incontrôlable.
Le film montre clairement comment loin du théâtre des opérations, Londres évalue mal la situation, les conflits d’intérêts qui parcourent la classe politique et surtout l’aveuglement d’un Empire. Et qu’une décision politique peut être à géométrie variable. Le politique a toujours le dessus quelles que soient ses contradictions. De l’autre côté, le Madhi poursuit une guerre sainte. C’est un mystique manipulateur qui s’est donné pour mission d’instaurer les lois et les commandements du prophète Mahomet et de détruire tous les progrès apportés par l’Occident. Evidemment, on peut mettre en parallèle le général Gordon et le Madhi, le film accumule d’ailleurs les similitudes, mais leur approche du monde diverge radicalement. Les scènes entre les deux, – qui n’ont pas eu lieu dans la réalité -, participent d’une clarification des positions. Scène parfaitement construite et dialoguée avec beaucoup de subtilité par Robert Ardrey.
Khartoum est l’unique scénario original de Robert Ardrey. Le parcours d’Ardrey est des plus fascinants. Né en 1908, Ardrey étudie les sciences naturelles et sociales (dont l’anthropologie), ainsi que la dramaturgie à l’Université de Chicago. Son professeur et mentor, Thornton Wilder – auteur du célèbre Notre petite ville (Our Town) – le pousse à écrire jusqu’à ce qu’il trouve son style. La Grande Dépression le contraint à exercer toutes sortes de métiers. Ses écrits deviennent plus politiques, il écrit des pièces de théâtre qui témoignent de son temps. La compagnie new-yorkaise d’avant-garde radicale du Group Theatre, monte ses pièces. Il rencontre Lee Strasberg et Elia Kazan, ce dernier joue dans ses pièces avant de les mettre en scène. Si le succès n’est pas au rendez-vous, la qualité de ses œuvres en fait un dramaturge de premier plan. En 1938, sa pièce La Tour d’ivoire (Thunder Rock) s’inspire des accords de Munich, accord entre la France et l’Angleterre qui empêchera l’URSS d’intervenir en Tchécoslovaquie lors de son invasion par les troupes hitlériennes. Pièce qui s’oppose à la politique isolationniste américaine. Roy Boulting porte la pièce à l’écran en 1942. Samuel Goldwyn l’engage à Hollywood, mais au bout de quelques mois il se sépare d’Ardrey. C’est à la RKO qu’il trouve porte ouverte avant de travailler pour la MGM. Il négocie un contrat de scénariste indépendant, une première, avec la firme au lion. Ardrey se spécialise dans les adaptations littéraires, le bondissant Les trois mousquetaires (The Three Musketeers, 1948) de George Sydney, c’est lui, tout comme Madame Bovary (1949) de Vincente Minelli ou Les aventures de Quentin Durward (1955) de Richard Thorpe. Petit à petit, le milieu hollywoodien le dégoûte, il ne supporte plus l’infantilisation et le puritanisme des films. En authentique homme de gauche il s’oppose activement à la chasse aux sorcières. Il s’éloigne du cinéma. Effectue des reportages en Afrique, entre autres, sur l’apartheid. Il se passionne pour les recherches sur l’australopithèque de Raymond Dart, médecin / anthropologue, qu’il rencontre en Afrique du Sud. Il se consacre durant six années à ses propres recherches qui aboutiront à la publication de quatre ouvrages entre 1961 et 1976, Les Enfants de Caïn (African Genesis, 1961), L’impératif Territorial ou Le Territoire (The Territorial Imperative, 1966), La loi Naturelle (The Social Contract, 1970) et Et la Chasse créa l’homme (The Hunting Hypothesis, 1976), des best-sellers. « La première manifestation d’humanité était la capacité de tuer » et notre ancêtre était un singe tueur, son approche « révolutionnaire » et iconoclaste crée la polémique. Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick s’inspirent de ses thèses pour L’Aube de l’humanité de 2001 : l’odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, 1968). Kubrick reconnaît aussi son influence sur Orange Mécanique (A Clockwork Orange, 1971). Les chiens de paille (Straw Dogs, 1971), autre chef-d’œuvre, de Sam Peckinpah est totalement dans la droite ligne des écrits d’Ardrey. Robert Ardrey est mort en janvier 1980 au Cap.
Khartoum est la confrontation de deux immenses acteurs dans des personnages plus grands que nature. Charlton Heston est remarquable, son interprétation est digne d’éloges. Il incarne à la perfection un officier anglais, il a l’attitude, le phrasé et la posture juste, conforme au portrait du célèbre général Gordon, une des meilleures prestations de Heston. Il avait pourtant refusé une première fois le rôle en 1963. Il ne souhaite pas refaire une nouvelle épopée historique après Les 55 jours de Pékin (55 days at Peking, 1963). Le projet est alors proposé à d’autres acteurs dont Burt Lancaster qui décline l’offre. Le producteur Julian Blaustein ne se décourage pas et deux ans plus tard revient vers Heston qui accepte. L’itinéraire de Gordon est un parcours christique, le sacrifice suprême d’un homme pour des idées, c’est un personnage complexe et ambigu, un individualiste qui tente de façonner le monde à l’image qu’il s’en fait. Gordon Pacha (son surnom auprès des autochtones) est un homme seul qui finira en légende, transpercée d’une lance (final reprit dans Le Survivant avec Heston en 1971).
Laurence Olivier incarne le Madhi, choix qui sera critiqué (un peu) à l’époque, car l’acteur anglais y joue grimé, mais c’est un habitué des rôles à transformation. Ce qui aujourd’hui est impossible et considéré comme raciste ne l’était pas à l’époque. A moins d’être d’une parfaite mauvaise foi, il faut avouer que Laurence Olivier est excellent dans le rôle. Il a une puissance d’incarnation et une présence exceptionnelle. Son ombre s’étend sur tout le film alors qu’en définitive, il est peu présent à l’écran.
Lewis Gilbert est le premier réalisateur envisagé, mais devant les retards accumulés par la production, il jette l’éponge pour se consacrer à Alfie, le dragueur (1966). Heston propose Carol Reed qui l’a dirigé dans L’Extase et l’Agonie (The Agony and the Ecstasy, 1965) à Julian Blaustein. Reed décline la proposition. Charlton Heston se tourne vers Guy Green, qui a réussi à mener à bien Les 55 jours de Pékin en remplacement de Nicholas Ray au plus bas, il refuse à son tour tout comme Ken Hughes (Chitty Chitty Bang Bang, 1968) et Guy Hamilton (Goldfinger, 1964).
Basil Dearden est un choix un peu surprenant, ce n’est pas un habitué des grosses productions. On lui doit de très bons films, avec une dynamique de polar sur fonds social comme l’excellent La Victime avec Dirk Bogarde, premier film à aborder frontalement l’homosexualité dans le cinéma anglais. Toutefois, Heston lui reprochera sa mise en scène, son manque de parti prit fort. Sur ce point, il n’a peut-être pas entièrement tort, le format du film, l’ultra Panavision 70 mm annihile peut-être le dynamisme du cinéma de Basil Dearden. Il en résulte parfois une certaine mollesse dans ses scènes, – sauvé par l’interprétation et les dialogues -, ce qui contraste avec la puissance des scènes de bataille dirigée par Yakima Canutt, un des plus grands réalisateurs de secondes équipes. Même un œil non professionnel peut deviner qui a réalisé quoi.
On a reproché tout et son contraire à Khartoum, tout d’abord son colonialisme, mais le film est plus fin que cela. Si l’on y décèle quelques images qui peuvent laisser à penser cela, c’est toutefois aller un peu vite en besogne. Le film est encadré par deux défaites ce qui dans le cadre d’un film colonialiste n’est pas si fréquent surtout que celui-ci ne glorifie absolument pas la présence britannique. Khartoum évoque avant tout le destin de deux hommes avec deux visions du monde incarnées par le général Gordon et le Madhi, la Bible contre le Coran et vice-versa. C’est la description d’un choc culturel, où chacun tente d’imposer à l’autre sa culture, sa religiion et sa politique. Khartoum dialogue évidemment avec son époque, les années 60, mais on peut aussi le rapprocher de notre temps avec la renaissance des mouvements islamistes antioccidentaux.
Khartoum est un grand spectacle intelligent tenu en grande estime par Martin Scorsese.
Fernand Garcia
Khartoum bénéficie d’une édition remarquable sous la bannière des Editions Rimini. Le master haute définition de Khartoum est splendide et permet d’apprécier l’admirable photographie du film. De plus, cette édition respecte les choix artistiques de l’époque avec l’ouverture, l’intermission/entracte et la musique de sortie (de la salle). En complément : Khartoum, un duel shakespearien, conversation croisée entre Jean-François Rauger et Jean-François Baillon, le film et son époque, de sa conception à sa sortie (réalisation Stéphane Chevalier, 33 minutes). Charlton Heston, le goût de l’histoire : « Papa a toujours eu un penchant pour les rôles d’hommes importants confrontés à des circonstances difficiles », longue et brillante intervention de Fraser Heston, fils de l’acteur (réalisation : Bertrand Tessier, 30 minutes). Sur le DVD : interview de Sheldon Hall, historien et critique de cinéma (28 minutes). Enfin, cette édition s’accompagne d’un passionnant livre Khartoum, le dernier rempart (100 pages) divisé en plusieurs sections : Il était une fois l’Empire britannique, la petite histoire de l’Empire britannique au cinéma à travers quelques chefs-d’œuvre emblématiques du genre (La Charge de la brigade légère, Les Trois Lanciers du Bengale, La Charge de la brigade légère, Les 4 plumes blanches, Lawrence d’Arabie, Zoulou, Khartoum, Les Griffes du lion, L’Homme qui voulut être roi, L’Ultime Attaque) par Stéphane Chevalier, 1885, Khartoum, le contexte historique, avec des portraits des différents protagonistes. Khartoum, le dernier rempart, retour sur les deux principaux artisans du film: le producteur Julian Blaustein et surtout le scénariste Robert Ardrey (le cavalier de l’apocalypse), une véritable mine d’informations sur l’itinéraire plus que singulier de ce dernier et 1966 – Khartoum, une réponse à Lawrence d’Arabie ? et Khartoum, entre authenticité, fiction et légende par Christophe Chavdia enfin Basil Dearden, promenade au sein d’une œuvre méconnue par Jean-François Baillon. Une édition en tout point remarquable.
Khartoum un film de Basil Dearden avec Charlton Heston, Laurence Olivier, Richard Johnson, Ralph Richardson, Alexander Knox, Johnny Sekka, Nigel Green, Michael Hordern, Zia Mohyeddin, Marne Maitland… Scénario : Robert Ardrey. Réalisateur seconde équipe : Yakima Canutt. Réalisation scènes d’introductions : Eliot Elisofon. Directeur de la photographie : Edward Scaife. Photographie 2e équipe : Harry Waxman. Décors : Charles Orme. Effets spéciaux : Richard Parker. Montage : Fergus McDonell. Musique : Frank Cordell. Producteur : Julian Blaustein. Production : Julian Blaustein. Productions LTD. – United Artists. Grande-Bretagne. 1966. 136 minutes. Technicolor. Ultra Panavision 70 mm. Cinerama. Format image 2.75 :1. Master HD. 16/9e compatible 4/3. Langue : Français mono / Anglais Stéréo. Sous-titre : Français. Tous Publics.