A l’instar d’Andrzej Wajda ou encore de Roman Polanski, Jerzy Skolimowski est une figure emblématique du renouveau du cinéma polonais des années 1960. Issu de la célèbre école de cinéma de Lodz, influencé par le cinéma de Jean-Luc Godard, admirateur des œuvres d’Orson Welles, Federico Fellini, Andrzej Wajda et Roman Polanski, Jerzy Skolimowski est un des réalisateurs polonais les plus singuliers, novateurs et talentueux à avoir connu, au moment où apparaissaient de nouvelles formes cinématographiques un peu partout dans le monde, une carrière internationale majeure suite à son bannissement de Pologne en 1967.
Désarrois et dans le même temps pureté de l’adolescence ; angoisse de l’entrée dans l’âge adulte, l’âge des désillusions ; sens de la tragédie ; l’enfermement ; le mouvement ; les frontières ou encore l’exil, sont autant les questions existentielles et les thématiques que la marque même de son œuvre. Une œuvre qui reste néanmoins toujours empreinte de l’extraordinaire humour noir et du cynisme du cinéaste mais aussi du sens de l’absurde et du burlesque ou encore de l’ironie du monde contemporain dans lequel nous évoluons. L’œuvre de Skolimowski dénonce une société dont l’emprise sur les individus n’a de cesse de les contraindre et de les formater. Imprégnée par l’originalité et l’incessante inventivité d’une forme d’expression libre et singulière, Skolimowski dresse à travers son œuvre tragi-comique le portrait semi-autobiographique d’une jeune génération désorientée et désenchantée.
Comme chez le philosophe Jean-Paul Sartre, tout dans l’oeuvre de Skolimowski montre que, chez l’homme, l’existence précède l’essence. L’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et se définit ensuite par ses choix et par ses actes. L’homme est comme il se fait lui-même et est ainsi responsable de ce qu’il est, responsable de son existence. Mais lorsqu’il se choisit, il choisit tous les hommes. L’homme est donc également responsable de tous les hommes. L’acte individuel engage toute l’humanité. Dostoïevski a écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. ». C’est là le point de départ de l’existentialisme. Même si Dieu existait, ça ne changerait rien. L’homme doit se retrouver lui-même et se rendre compte que rien ne peut le sauver de lui-même à part lui-même. Seul et sans aucune excuse, l’homme est libre de devenir qui il veut comme il veut. La liberté de chacun dépend entièrement de celle des autres et inversement. L’homme est condamné à être libre et seul responsable de ses choix en face des autres. Il n’y a de réalité et de vérité que dans l’action.
Malgré divers échecs et déceptions, Skolimowski est un cinéaste au romantisme douloureux qui a su traverser et marquer cinquante ans de l’histoire du cinéma. Skolimowski cinéaste de l’action et du mouvement. Skolimowski cinéaste du huis clos et de l’enfermement. Skolimowski cinéaste du « mouvement enfermé ». Skolimowski cinéaste existentialiste.
A l’occasion de la restauration et de la ressortie en salle (et en DVD et Blu-Ray) par le distributeur Malavida, de quatre de ses films couvrant l’ensemble de sa carrière, de ses débuts à sa période américaine dans de magnifiques copies restaurées : Signes particuliers : néant (Rysopis, 1964 – inédit en salles en France) et Travail au noir (1982) le 20 mars 2019 et Walkover (Walkower, 1965) et Le Bateau-Phare (The Lightship, 1985) le 10 avril 2019, Jerzy Skolimowski était le prestigieux invité d’honneur de la dernière édition du festival Toute la mémoire du monde qui lui a rendu hommage en projetant huit de ses longs métrages et en nous offrant, à l’issue de la projection de Walkover, une passionnante Master Class au cours de laquelle le réalisateur, acteur et scénariste est revenu sur les différentes phases de sa carrière internationale avec notamment son parcours en Pologne, en Belgique, en Angleterre ou encore aux Etats-Unis.
Né le 5 mai 1938 à Lodz (Pologne), Jerzy Skolimowski a eu une enfance profondément marquée par la guerre. Ses parents sont membres de la résistance polonaise mais son père sera arrêté par les nazis en 1941 et mourra dans un Camp en 1943.
Scolarisé dans la même école que Vaclav Havel, le jeune Jerzy manifeste peu d’intérêt pour les études. Son irrespect pour ses professeurs qu’il n’aime pas va faire naitre chez lui la thématique récurrente de son œuvre du conflit et de la non communication entre les générations. Afin d’échapper au service militaire il entreprendra néanmoins des études universitaires de Littérature et d’Histoire à Varsovie. Passionné de jazz et de poésie, il commence à écrire des textes afin de travailler avec le jazzman Krzysztof Komeda. Ce dernier les refusera mais une amitié se crée entre les deux hommes et le célèbre jazzman, déjà compositeur des films de Roman Polanski, composera par la suite les bandes originales de La Barrière (Bariera, 1966) et Le Départ (1967). Le jazz, la poésie mais encore le sport, que le cinéaste pratique également avec la boxe, sont les composantes que l’on retrouve bien présentes dans l’œuvre du cinéaste aussi bien sur le fond que dans la forme avec par exemple un sens incroyable de l’improvisation ou encore une stupéfiante musicalité dans les variations de rythmes.
Skolimowski rencontre Andrzej Wajda dans une résidence pour écrivains. Alors qu’il écrit le scénario de son prochain film, Les Innocents Charmeurs (Niewinni czarodzieje, 1960), Wajda demande à Skolimowski son avis sur celui-ci et lui propose de collaborer à l’écriture de ce dernier. Sur les conseils de Wajda, Skolimowski passe le concours d’admission à l’Ecole nationale de cinéma de Lodz où il rencontre Roman Polanski pour lequel il écrit le scénario et les dialogues du premier long métrage, Le Couteau dans l’eau (Noz w wodzie, 1962).
Tourné durant ses études, Skolimowski réalise Signes particuliers : néant (Rysopis) en 1964. Son premier long métrage, constitué de l’ensemble des courts-métrages et de des différents essais et exercices qu’il a réalisé à l’école, est déjà un coup de Maître. Le film marque également le premier volet des aventures du personnage récurrent d’Andrzej Leszczyc que l’on retrouvera dans quatre de ses cinq premiers films, Signes particuliers : néant (Rysopis, 1964), Walkover (Walkower, 1965), La Barrière (Bariera, 1966) et Haut les mains ! (Rece Do Góry, 1967). Andrzej Leszczyc est un jeune homme individualiste en colère et inadapté qui se débat contre le « fonctionnement » de la société. Dans un souci d’économie, c’est Skolimowski lui-même qui l’interprétera à l’écran dans trois de ces films (il ne joue pas dans La Barrière). Dès son premier film, porté et marqué par l’urgence de son propos – la lutte incessante contre la perte de l’innocence, vivre au présent, rester insouciant et ne pas tomber dans le renoncement du monde des adultes – le cinéaste capte une pulsion de vie de manière aussi intelligente que saisissante. Avec un style résolument moderne, des plans acrobatiques, un montage syncopé, il filme l’énergie et le mouvement avec vigueur et efficacité. Sans gros moyens financiers, il prend pour habitude de filmer les actions en une seule prise et réalise ainsi d’impressionnants plans séquences. On retrouvera cette singularité aussi bien thématique que formelle dans toute son œuvre à venir.
Il réalise ensuite Walkover (Walkower) en 1965 puis La Barrière (Bariera) en 1966.
En 1966, alors que le cinéaste présente La Barrière au Festival de Bergame où il remporte le Grand Prix, il rencontre Bronka Ricquier, une polonaise cinéphile vivant en Belgique mariée à un éditeur de revues automobiles, qui lui propose de financer son prochain film, Le Départ (1967), qu’il tournera en Belgique avec Jean-Pierre Léaud dans le rôle principal. Tourné en 27 jours, Le Départ remporte l’Ours d’Or au festival de Berlin et apporte la consécration et une renommée internationale au cinéaste.
En 1967, il réalise Haut les mains ! (Rece Do Góry), l’histoire d’un homme de trente-cinq qui, ayant socialement réussi, se demande ce qu’il a fait de ses dernières années et de ses idéaux de jeunesse. Mais son film, politiquement engagé, est considéré comme une charge antistalinienne et lui vaudra les foudres de la censure. Il ne sortira finalement en salle qu’en 1981.
Fortement affecté par cette interdiction, forcé à l’exil, Skolimowski quitte la Pologne et part rejoindre Roman Polanski à Londres qui lui parle d’un projet de film historique d’après Arthur Conan Doyle : Les Aventures du Brigadier Gérard (The Adventures of Gerard, 1970). Le cinéaste accepte de l’adapter librement mais le réalise surtout pour des raisons économiques. Durant le tournage, ce dernier va également beaucoup souffrir de la barrière de la langue. Déçu par cette expérience, il décide d’enchaîner immédiatement avec le tournage de Deep End (1970) qui sera le premier grand film de son exil en Angleterre et obtiendra un succès international.
Toujours en Angleterre, il réalise ensuite Roi, Dame, Valet (King, Queen, Knave, 1972), une adaptation de Nabokov dont l’échec commercial éclipsera sa carrière durant cinq années. Mais la critique sera au rendez-vous lors de la sortie de son nouveau film, Le Cri du Sorcier (The Shout) en 1978 avec à l’affiche Alan Bates, Susannah York, John Hurt ou encore Tim Curry et qui obtient le Grand Prix du Jury au Festival de Cannes. En 1982, toujours tourné dans l’urgence, son film suivant connaîtra le même succès. En effet, prenant pour toile de fond la loi martiale décrétée par Jaruzelski en Pologne en 1980 face à la montée du nouveau syndicat Solidarnosc, le coup d’état militaire du 12 décembre 1981 a déclenché la rage de créer du cinéaste qui a écrit, réalisé et monté Travail au noir (Moonlighting) en moins de cinq mois. Travail au noir, avec Jeremy Irons dans le rôle principal, remporte le Prix du Scénario au Festival de Cannes en mai 1982 et est à ce jour le plus grand succès public de Skolimowski. Deux ans plus tard, le cinéaste connaîtra un nouvel échec avec Le Succès à tout prix (Success is the best revenge, 1984) dont le casting comportait pourtant les noms de Michael York, Anouk Aimée, John Hurt et Michel Piccoli.
A la suite de l’échec de son dernier film, Jerzy Skolimowski part travailler aux Etats-Unis et réalise Le Bateau Phare (The Lightship, 1985) avec Klaus Maria Brandauer, Robert Duvall, William Forsythe et Michael Lyndon, qui lui vaudra le Prix Spécial du Jury à la Mostra de Venise. Il réalise ensuite Les Eaux Printanières (Acque di primavera, Torrents of Spring, 1989) avec Timothy Hutton Nastassja Kinski, Valeria Golino et William Forsythe. En 1991, il adapte un des romans majeurs de la littérature polonaise : Ferdydurke de Witold Gombrowicz. Ferdydurke que le cinéaste considère comme son plus mauvais film et qui le dégoûte du cinéma. Il décide alors de faire une pause… Une pause qui durera 17 ans.
Durant son éloignement de la caméra, Skolimowski consacre son temps à la poésie et à la peinture (à noter que l’on peut voir certaines de ses toiles dans The Ghost Writer (2010) de Roman Polanski) mais continue de fréquenter les plateaux de tournage en tant qu’acteur. On le retrouve par exemple à l’affiche de Mars Attacks ! (1996) de Tim Burton, d’ I Love L.A. (L.A. Without a Map, 1998) de Mika Kaurismäki, d’Avant La Nuit (Before Night Falls, 2000) de Julian Schnabel, ou encore de Les Promesses de l’Ombre (Eastern Promises, 2007) de David Cronenberg.
De retour en Pologne avec son épouse, il revient à la mise en scène en 2008 et fait un retour très attendu avec l’inquiétant Quatre Nuits avec Anna (Cztery Noce z Anna) qui lui vaut le Prix spécial du Jury au Festival international du Film de Tokyo. Il tourne ensuite le très physique Essential Killing (2010) avec Vincent Gallo et Emmanuelle Seigner, pour lequel il obtient à la Mostra de Venise le Grand Prix du Jury ainsi que le Prix d’Interprétation Masculine. A ce jour, 11 Minutes (11 Minut, 2015) est le dernier film réalisé par le cinéaste sorti dans les salles. Ces trois œuvres remarquables prouvent que le cinéaste n’a absolument rien perdu ni de son talent ni de sa superbe et qu’il compte toujours parmi les plus grands et plus importants cinéastes contemporains.
Steve Le Nedelec
Jerzy Skolimowski – Invité d’honneur – Toute la mémoire du monde – 7ème édition – Festival International du Film Restauré – Du 13 au 17 mars 2019 à La Cinémathèque Française et « Hors les murs ».