Dès le premier plan, nous sommes saisis par un sentiment d’angoisse, la cour des Invalides (à l’arrière-plan la tour Eiffel), ciel lourd, de ce bleu-gris parisien, soldats en rang. Un homme s’avance, il s’appelle Alfred Dreyfus (Louis Garrel). Capitaine de son état, il va être dégradé pour haute trahison. L’état-major est là au grand complet: officiers fiers, droits dans leurs bottes, l’armée a confondu un traître, l’a condamné, l’institution va bien. La foule massée derrière les grilles assiste à la déchéance d’un homme que des mois d’articles venimeux et qu’une campagne de dénigrement dégueulasse ont chauffée à blanc. Dreyfus crie son innocence. Personne pour l’entendre. Le colonel Picquart (Jean Dujardin) assiste à la cérémonie, il fut son professeur à l’Ecole militaire: aucun doute pour lui, Dreyfus est coupable. Dreyfus est condamné à exil, le plus loin possible, sur l’île du Diable, un îlot rocheux, où il doit mourir dans l’oubli. L’armée en est convaincue plus personne n’entendra parler de Dreyfus. Le temps passe, Picquart est appelé à de nouvelles fonctions, il prend la direction de la Section des statistiques (le renseignement), service qui a révélé l’affaire…
J’accuse est l’adaptation du roman D de Robert Harris. Polanski et l’auteur anglais avaient déjà collaboré sur le formidable Ghost Writer. Polanski, bouleversé dans sa jeunesse par La Vie d’Emile Zola (The Life of Emile Zola, 1937) de William Dieterle, a toujours eu le désir de porter à l’écran cette histoire à son tour. Sa phase d’écriture est longue et ardue, suivre Dreyfus pas à pas n’est pas simple. Comment faire quand il se retrouve au bagne car l’action s’arrête ? Au bout d’un an de travail, Harris trouve la solution: changer de point de vue, laisser Dreyfus sur son rocher et raconter l’histoire à partir du Colonel Picquart. A partir de recherches méticuleuses, Robert Harris écrit un roman An Officier and a Spy (devenu mystérieusement D en traduction française), et Polanski tourne La Venus à la fourrure (2013). Polanski et Harris relancent J’accuse à partir du roman. Polanski se trouve vers ses partenaires anglais habituels pour assurer le financement auprès des studios américains, mais le sujet est jugé à Hollywood trop ancien et trop français pour intéresser un public gavé de super-héros. J’accuse reste au point mort pendant plusieurs années. En 2018, Alain Goldman, producteur entre autres des Rivières pourpres (2000) et de La Môme (2007), propose à Polanski de le produire et de tourner en français.
J’accuse suit le sillon de Ghost Writer et s’aventure sur le sentier tortueux de la vérité. Polanski raconte le cheminement d’un militaire, le colonel Picquart, qui par un concours de circonstances se retrouve à devoir démailler le vrai du faux. Rapidement, il découvre que l’Armée a menti. Picquart est un personnage complexe, il n’aime pas les Juifs, mais n’est pas antisémite, il est le produit de la pensée de son époque. Raccourci formidable pour définir Picquart : sa rencontre avec Dreyfus alors qu’il est son professeur. Dreyfus lui demande pourquoi il a donné une note si baisse alors qu’il est meilleur que les autres: « Est-ce que c’est parce que je suis juif ? » Picquart n’est absolument pas désarçonné, lui répond dans un charabia mélangeant morale et préjugés. Moralement, Picquart est droit comme un I, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une maîtresse, Pauline Monnier, l’épouse d’un de ses amis.
L’idée de génie de Polanski et Harris est donc d’adopter le point de vue de Picquart, petite main sans qui rien ne serait peut-être arrivé. Picquart n’est pas particulièrement sympathique et n’a aucune estime pour Dreyfus, mais il ne peut supporter qu’un innocent soit condamné et qu’un coupable poursuive sa minable activité. Picquart n’est pas un bloc de morale, ce qui l’insupporte, c’est l’injustice. Le film établit un parallèle entre Dreyfus et Picquart. Plus Picquart avance sur la voie de la vérité et plus il revit ce qu’a vécu Dreyfus. Ses amis s’éloignent de lui, la hiérarchie militaire le dégrade petit à petit. Démis de ses fonctions, Picquart est attaqué, calomnié, jeté en prison. Picquart n’est pas un politique, il applique simplement sa morale personnelle, ce qui l’éloigne de manière radicale de l’éthique militaire. Il pense défendre l’institution en révélant la vérité, mais son action ne peut conduire qu’à un effondrement de l’édifice de mensonges bâti autour de Dreyfus. Pour les hauts-gradés, il est impossible de reconnaître que Dreyfus est innocent. Le film dresse un portrait glaçant de hauts militaires, une hiérarchie vérolée, et ce n’est pas un hasard si Picquart prend la direction de la Section des statistiques précédemment sous l’autorité d’un officier, Sandherr (Eric Ruf), au stade ultime de la vérole. Mentalité pourrie des chefs militaires, mais aussi de leurs subalternes, capables de tout afin de porter l’étendard de l’armée, un pouvoir dans le pouvoir. On se dit que ce sont ces mêmes militaires qui seront, quelques années plus tard, aux commandes de la boucherie de la Première Guerre mondiale, on se remémore Les Sentiers de la gloire (Paths of Glory, 1957) de Stanley Kubrick et les exécutions pour l’exemple, le déni qui s’ensuit et qui perdure au sein de l’armée française.
J’accuse c’est tout l’art de Polanski, ce souci du détail juste, cette manière de faire vivre un décor, ces espaces intérieurs en décrépitude, murs verdâtres, ces décors intérieurs de Paris de la fin du XIXe siècle rejoignent l’espace mental du Locataire, autre film parisien, avec cette impression prégnante de danger, de suspicion généralisée de la part de collègues, d’inconnus où d’une simple gardienne d’immeuble. La description d’une époque où tout un chacun épie l’autre. Un sentiment de paranoïa gagne le spectateur. L’antisémitisme coule autant dans les veines de l’armée que dans celle d’une fraction importante de la population. Sensation diffuse d’un malaise, derrière le décor une image fantôme, celle du ghetto de Varsovie, de l’antisémitisme.
La mise en scène de Roman Polanski est prodigieuse, d’une intelligence rare; chaque mouvement, déplacement, geste, regard sont réfléchis, rien n’est laissé au hasard. Et quel régal pour le spectateur de pénétrer dans un monde avec ses codes et de découvrir des personnages avec leur phrasé. Il faut bien reconnaître qu’à force de voir de mauvais films avec une direction d’acteur réduite à rien, nous avions oublié le formidable vivier d’acteurs que nous avons en France. On retrouve dans J’accuse la plupart des acteurs du Français, comme si, par une sorte d’ironie toute «polanskienne», une institution (La Comédie Française) en remplaçait une autre (L’Armée). Tous les acteurs qu’ils soient du Français ou non sont admirables. Jean Dujardin, que l’on ne quitte quasiment pas, est bluffant, dès sa première apparition à l’écran, guindé dans son uniforme, il est Picquart, oubliés les OSS 117 et autres Brice de Nice. Il est impeccable, sa plus impressionnante prestation à ce jour.
Quant à Emmanuelle Seigner, elle n’est jamais meilleure que chez Polanski. J’accuse est leur sixième film ensemble. Depuis Frantic en 1988, son jeu, un peu rebel, s’est affiné au fil des années: Lune de fiel (1992), La neuvième porte (1999), La vénus à la fourrure (2013), D’après une histoire vraie (2017) attestent de cette évolution et de la richesse de ses compositions. Dans J’accuse c’est une nouvelle facette, celle de la femme amoureuse, protectrice et déterminée. Seigner incarne Pauline Monnier, la maîtresse de Picquart. Personnage important, traîné dans la boue, vilipendé, Pauline n’abandonnera jamais Picquart. C’est aussi pour laver l’honneur de Pauline de toutes les infâmes calomnies qu’elle a subi que Picquart va poursuivre son action.
L’autre idée de génie de Polanski et d’Harris est d’avoir conçu J’accuse comme un thriller. A partir d’une histoire que nous pensons tous connaître, ils nous entraînent de surprise en surprise, de rebondissement en rebondissement. Ils jouent avec nos attentes comme la rencontre de Picquart et Emile Zola, une pure construction dramatique. Le film est aussi une preuve supplémentaire de la maîtrise absolue du montage de Polanski. Il retrouve son monteur de longue date, Hervé de Luze (depuis le sketch La Rivière de diamants du film Les plus belles escroqueries du monde en 1964). Magnifiques introductions des flashbacks, rythme parfaitement soutenu, enchaînement imparable entre les plans fixes et ceux en mouvement. J’accuse est la septième collaboration entre Roman Polanski et le chef opérateur Pawel Edelman. Les extérieurs évoquent les cartes postales de l’époque mêlant photographie et peinture. Regrettons toutefois que les effets spéciaux des extérieurs ne soient pas au niveau des exigences artistiques de Roman Polanski. Epoque de changement avec l’arrivée de l’image photographique et au détour d’un décor, l’on découvre une enseigne Kodak. L’affaire Dreyfus se déroule alors que les premiers brevets du cinématographe Lumière sont déposés. En 1899, Georges Méliès tourne L’Affaire Dreyfus (le premier film politique jamais réalisé) peu après le procès de Rennes.
J’accuse se termine sur une pièce vide, Picquart et Dreyfus sortis de scène, les forces du mal ont investi le décor. Tout est faussement calme. Un chef-d’œuvre.
Fernand Garcia
J’accuse un film de Roman Polanski avec Jean Dujardin, Louis Garrel, Emmanuelle Seigner, Grégory Gadebois, Hervé Pierre, Wladimir Yordanoff, Didier Sandre, Melvil Poupaud, Eric Ruf, Mathieu Amalric, Laurent Stocker, Vincent Perez, Vincent Grass, Denis Podalydès, Damien Bonnard, Laurent Natrella, Bruno Raffaelli, André Marcon… Scénario : Robert Harris et Roman Polanski d’après le roman de Robert Harris. Image : Pawel Edelman. Décors : Jean Rabasse. Costumes : Pascaline Chavanne. Effets spéciaux : Yves Domenjoud. Montage : Hervé de Luze. Musique : Alexandre Desplat. Producteurs : Alain Goldman, Roman Polanski. Production : Légende Films – R.P. Productions – Gaumont – France 3 Cinéma – France 2 Cinéma – Eliseo Cinéma – RAI Cinema – OCS – Canal + – France Télévision – Entourage Pictures. Distribution (France) : Gaumont. France – Italie. 2019. 132 minutes. Couleur. Format : 1.85 :1. Tous Publics. Lion d’Argent – Festival de Venise, 2019.