À la mort de son père, éditeur célèbre, Jeanne Drahi emménage dans la demeure familiale en compagnie de son mari, Marcel Bellmer, écrivain à succès, et de leur fille Lucie. Mais une étrange jeune fille, Gloria, va s’immiscer dans la vie de la famille et bouleverser l’ordre des choses…
Après Calvaire (2004), Alléluia (2014) ou encore Message From The King (2016)) et bien évidemment Adoration (2019), sa puissante histoire d’amour absolu entre deux adolescents en manque d’affection perdus dans la « brume » du monde des adultes qui s’évadent par le fantasme, le cinéaste belge Fabrice Du Welz revient sur les écrans avec Inexorable, son septième long métrage qui, rien qu’avec son titre, donnent le ton de l’histoire à laquelle on va assister et qui va s’apparenter à une réelle descente aux enfers.
« Je voulais que l’on soit happé, que le spectateur plonge dans ce vortex, qu’il se noie dans les mensonges de Benoît Poelvoorde » Fabrice Du Welz.
Drame sur toile de fond littéraire, construit comme un thriller « home invasion » à l’intrigue diabolique et à la mécanique implacable, Inexorable est à l’image des thrillers sexuels des années 90 (Basic Instinct, 1992 de Paul Verhoeven ; JF Partagerait appartement, 1992 de Barbet Schroeder ; La Main sur le Berceau, 1992 de Curtis Hanson ; Obsession Fatale, 1992 de Jonathan Kaplan …). Tout en gardant une sensibilité gothique et romantique qui dans sa forme et son esthétique rappelle aussi bien celles des gialli de Dario Argento ou Mario Bava que le cinéma d’Hitchcock, avec Inexorable, Fabrice Du Welz plonge le spectateur dans la psychologie des personnages de manière vertigineuse. Réaliste, dès le début très « chabrolien » du film, on observe les différences dramaturgiques évidentes qui existent entre Adoration et Inexorable qu’il a volontairement travaillé en réaction / opposition à son précédent long métrage. En effet, si Adoration parlait de l’éveil de l’enfance, Inexorable traite en partie de l’enfance avortée et malheureuse. Adoration parlait d’amour véritable et réciproque, d’amour de l’autre. Inexorable parle d’amour arrangé, d’amour égoïste à sens unique, d’amour de soi.
Que cachent les façades des belles demeures bourgeoises ? Faussement idyllique, que se cache-t-il derrière le masque du bonheur ? Avec Inexorable, Fabrice Du Welz nous montre les failles et les blessures derrière le vernis social qu’il « s’amuse » à faire craqueler pour nous révéler les vrais visages des personnages. Ni le temps, ni les apparences ne peuvent faire disparaitre nos défauts, nos faiblesses ou nos erreurs. On n’échappe pas à son passé.
La force du cinéaste réside dans le fait d’installer avec habileté un climat d’abord inquiétant puis réellement asphyxiant, d’instaurer un suspense maitrisé et efficace, mais dans le même temps, de faire d’Inexorable une œuvre délicate et épurée aussi passionnée que passionnante. Comme en attestent ses films, Du Welz est influencé et nourri du cinéma qu’il aime. Avec Inexorable, il nous offre un drame traité comme un thriller psychologique en presque huis-clos et dans lequel il aborde nombre de ses thèmes de prédilections comme le secret, le mensonge, le couple avec le paradoxe de la difficulté de vivre à deux et l’impossibilité de rester seul, la famille et les liens familiaux, l’enfance, la vengeance, les pulsions, le désir et bien évidemment l’amour. Comme en témoigne la brillante analogie effectuée entre la relation de confiance d’un enfant avec ses parents et son obéissance, avec celles d’un chien avec son maitre, à l’image d’un ordre familial et social établi, ces dernières éclatent en morceaux lorsqu’une personne extérieure vient s’immiscer dans ces relations intimes fragiles. Le réalisateur nous invite à un voyage introspectif vertigineux au cœur l’intime, au cœur de la psyché humaine et de ses bas instincts. Comme un voyage existentiel, Inexorable nous questionne sur qui nous sommes en vérité.
Ambigus, les personnages d’Inexorable sont tous remarquablement incarnés à l’écran. Déjà à l’affiche d’Adoration dans un second rôle très marquant, on retrouve dans Inexorable l’immense Benoît Poelvoorde (C’est Arrivé Près de Chez Vous, 1992 ; Les Randonneurs, 1996 ; Les Convoyeurs Attendent, 1999 ; Les Portes de la Gloire, 2001 ; Entre Ses Mains, 2005 ; Cowboy, 2005 ; Le Grand Soir, 2011 ; Les Rayures du Zèbre, 2013 ; La Rançon de la Gloire, 2013 ; Le Tout Nouveau Testament, 2014 ; Saint Amour, 2016 ; Le Grand Bain, 2018 ; Au Poste !, 2018 ;…) dans un de ses plus beaux rôles dramatiques. Le comédien est particulièrement impressionnant ici dans le rôle inquiétant de Marcel Bellmer qui se révèle être un imposteur manipulateur que la peur d’être démasqué va faire exploser. Quel lourd secret cache-t-il ? Pourra-t-il s’en sortir et échapper aux fantômes de son passé ?
A ses côtés, comme habitée par son personnage, la jeune comédienne Alba Gaïa Bellugi que l’on a pu voir enfant à l’affiche de Le Temps qui reste (2005) de François Ozon et adolescente à l’affiche d’Intouchables (2011) d’Eric Toledano et Olivier Nakache, Thérèse Desqueyroux (2012) de Claude Miller ou Aimer, Boire et Chanter (2014) d’Alain Resnais, interprète avec conviction le personnage énigmatique et pervers de Gloria, la jeune femme, l’intruse, qui va venir « parasiter » et faire voler en éclat la vie bien rangée de la famille Bellmer-Drahi. Si elle ne semble pas être là par hasard, qui est véritablement Gloria? Que cherche-t-elle à faire et pourquoi? Comme un clin d’oeil ou plutôt comme une continuité, notons que Gloria était également le prénom de la jeune héroïne d’Adoration.
Mélanie Doutey (La Fleur Du Mal, 2003 de Claude Chabrol; Aux Yeux de Tous, 2012 de Cédric Jimenez; Le Grand Bain, 2018 de Gilles Lellouche;…) est parfaite dans le personnage de Jeanne Drahi, cette femme qui apparait d’abord très douce et qui, par ses doutes et ses inquiétudes de femme et de mère, va, à juste titre, devenir insupportable. Lucie, la petite fille de la famille, est remarquablement interprétée par la jeune Janaïna Halloy Fokan qui, âgée de onze ans, tourne ici son premier film. Elle est l’incontestable revelation d’Inexorable.
Tourné en une vingtaine de jours dans une magnifique demeure au cœur des Ardennes en pellicule Super 16 (comme l’était déjà en partie Adoration) pour gagner en souplesse technique, donner plus de texture à l’image et ainsi, par son esthétique singulière, participer à l’ambiance et l’atmosphère du film, Fabrice Du Welz s’est entouré d’une équipe technique avec laquelle il est habitué à travailler. Appuyées par les superbes décors du directeur artistique Emmanuel Demeulemeester qui viennent traduire de manière visuelle les états mentaux des personnages, le fantastique travail effectué sur la photographie (contrastes, clairs obscurs,…) par le chef opérateur Manu Dacosse (Amer, 2009 ; Mobile Home, 2012 ; L’Etrange Couleur des Larmes de ton Corps, 2013 ; Alléluia, 2014 ; Evolution, 2015 ; Laissez Bronzer les Cadavres, 2017 ; Adoration, 2019 ;…) et renforcées par la cantate de Vivaldi, le Nisi Dominus et la sublime bande-originale signée par le compositeur Vincent Cahay à qui l’on devait déjà celle d’Adoration, l’atmosphère et l’ambiance d’Inexorable nous submergent, nous transportent ailleurs, dans une dimension sacrée et effrayante qui nous envoûte littéralement. Le décor de la vie quotidienne et les gestes les plus ordinaires deviennent inquiétants et nous emportent à la lisière du fantastique.
De la conception des génériques du film par le graphiste Tom Kan, qui a collaboré avec Gaspar Noé, et qui à eux seuls racontent une histoire, tout dans Inexorable vient traduire un geste total de cinéma. Un geste aussi généreux par son sujet que singulier par son traitement viscéral et sa proposition esthétique. Produit par Jean-Yves Roubin (Frakas Productions), Manuel Chiche et Violaine Barbaroux (The Jokers Films), au sortir de la projection d’Inexorable, on ne peut qu’être profondément marqué par le film tant il est différent, par le fond et la forme, de ce que l’on peut voir aujourd’hui sur nos tristes écrans. A la fois fragile, inquiétant et terrifiant, à l’image des sentiments et des passions qui habitent et animent les hommes et les personnages de cette histoire, Inexorable invite le spectateur à vivre une expérience cinématographique à la fois sensorielle, sensuelle et intellectuellement « troublante ».
Réaliste, lyrique, romantique, étouffant, introspectif, venimeux et volontairement saisissant par ses scènes violentes, Inexorable témoigne de l’intégrité d’un cinéaste qui, sans faire de concession, ose créer avec ce film une authentique et sincère proposition cinématographique. Une proposition artistique originale et singulière qui, par sa mise en scène virtuose, fait d’Inexorable une œuvre brillante, sensible et précieuse. Inexorable est un bon film et par les temps qui courent, ça fait du bien.
Inexorable a été présenté au Festival international du film de Toronto (tiff), au Festival de Deauville ainsi qu’à l’Etrange Festival à Paris en septembre dernier.
Steve Le Nedelec
Inexorable, un film de Fabrice Du Welz avec Benoît Poelvoorde, Alba Gaïa Bellugi, Mélanie Doutey, Janaïna Halloy Fokan, Anaël Snoek, Jackie Berroyer… Scénario : Fabrice Du Welz, Aurelien Molas et Josephine Darcy Hopkins. Image : Manu Dacosse. Décors et direction artistique : Emmanuel de Meulemeester. Costumes : Maïra Ramedhan-Levi. Montage : Anne-Laure Guegan. Musique : Vincent Cahay. Coproducteurs : Manuel Chiche et Violaine Barbaroux. Producteur : Jean-Yves Roubin. Production : Frakas Productions – The Jokers Films – One Eyed. Distribution (France) : The Jokers Films – Les Bookmakers (Sortie le 6 avril 2022). Belgique – France. 2021. 98 minutes. L’Etrange Festival, 2021 – Sélection officielle Festival de Deauville, 2021 – TIFF, 2021. Interdit aux moins de 12 ans.