Devant un tel film, il faut faire preuve d’humilité. Nous sommes malgré nous formatés à un type de narration, de visuel, d’image. Il faut se vider l’œil pour s’offrir pleinement à ce choc esthétique. Il est difficile d’être un Dieu est l’œuvre d’un artiste, hors formatage, hors normes. C’est un voyage dans une terre inexplorée, où des éléments nous semblent familiers et pourtant si loin de nous. Comme pour toute œuvre, c’est progressivement qu’elle se révèle à nous. C’est par une fréquentation, régulière ou non, plus ou moins étalée dans le temps, que l’on s’approche du cœur de l’œuvre en se l’appropriant. C’est à partir d’une première vision, sans aucune autre information, que me viennent donc ces impressions de voyage.
Nous sommes sur une planète lointaine, Arkanar. Elle ressemble à s’y méprendre à la terre, mais 800 ans en arrière. Des hommes de la terre sont venus. Ils vivent parmi, les habitants. Les lieux nous rappellent le Moyen Âge, les toiles de Bruegel l’Ancien. Nous sommes en automne. Ce qui nous frappe emblée en pénétrant dans se territoire, c’est la terre, imbibé d’eau, une boue permanente, à laquelle se mélange la merde humaine et animale. Les gens sont rudes. Ils sont divisés en plusieurs classes. En bas de l’échelle se trouve les esclaves, enchaînés depuis la naissance, ils travaillent la terre ou sont domestiques, ils n’ont aucune possibilité de sortir de leur condition. Les « maîtres » sont oisifs et grossiers, leurs pouvoir est assis sur un système tyrannique, qu’il utilise sans réserves. Reste une autre frange, honnis par tous, « les raisonneurs ». Ils lisent et écrivent, actes qui s’apparentent à une pensée, ce qui est inutile et condamnable. A notre arrivée, un vieux « raisonneur » est arrêté et condamné à mort. Il est plongé, tête bêche, dans une fosse. Dans ce pays, tout le monde a le nez bouché et de la morve qui coule. Il faut dire qu’il pleut violemment, comme ça, d’un coup quelques minutes ou tout au long de la journée. Les gens ont l’habitude de renifler tout ce qui les entoure. La puanteur est une donnée d’identification. Les femmes de la « haute » classe portent des ceintures de chasteté, tandis que celles des basses classes sont au mieux mariées soit prostituées. Et puis, il y a des observateurs, ces hommes venus de la terre, accueillis comme des divinités, mais qui n’ont aucun droit sur la société. Dans les terres du sud, vivent en exile, des noirs, c’est-à-dire, vêtus de longues tuniques à capuchon noir, des moines, ils s’opposent aux Maître pour établir un nouvelle ordre, religieux celui-ci, bien plus épouvantable que le précèdent.
Voilà, le décor et les enjeux sont plantés. Esthétiquement magnifique, c’est dans un noir blanc contrasté (pellicule 35 mm, Kodak et Ilford) faisant ressortir le moindre détail que Guerman travaille les êtres et les objets comme un sculpteur la matière. Tout de suite nous sommes comme spectateur immergé au cœur de l’action. Les personnages nous regardent souvent, faisant par là même de nous des « observateurs actifs ». Tout acquière ainsi une présence telle que nous vivons littéralement chaque action, physiquement et olfactivement. La mise en scène se joue du temps, les plans admirables nous emportent dans des mouvements, qu’il nous est difficile de savoir, où il débute et où il se termine, tant les enchaînements et les raccords deviennent imperceptibles. L’action se déroule sur un temps qu’il nous devient difficile d’appréhender, un jour, un mois, quarante ans, un siècle, nous sommes sur une autre planète, il est vrai. La maîtrise de l’espace de Guerman est totale. Film d’une telle richesse, qu’une seule vision ne peut rendre que partiellement.
Fernand Garcia
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Il est difficile d’être un dieu (Trudno Byt Bogom), un film d’Alexeï Guerman avec Leonid Yarmolnik, Aleksandr Chutko, Yuriy Tsurilo. Scénario : Alexeï Guerman et Svetlana Karmalita d’après le roman de Boris et Arkady Strugatsky. Directeurs de la photo: Vladimir Ilyin et Yuri Klimenko. Montage : Irina Gorokhovskaya et Maria Amosova. Producteurs : Marina Dovladbegyan, Viktor Izveko et Rushan Nasibulin. Production : Studio Sever – Russia 1 TV Channel. Russie. Noir et blanc. Dolby Digital. 2013. 170 mn. Distribution (France) : Capricci Films. Sélection, hors compétition au XXe Festival de l’Etrange, 2014.