Une journée, une nuit, à la recherche du « moteur de l’action ». Un personnage voyage de vie en vie « pour la beauté du geste ». Au volant d’une limousine blanche, Céline (Edith Scob) conduit Monsieur Oscar (Denis Lavant) à chacun de ses rendez-vous, d’une mission à une autre, d’un rôle à un autre, d’une vie à une autre. Mais où sont les caméras ?…
Premier long métrage de Léos Carax depuis Pola X (1999), Holy Motors est plus qu’un film mais une oeuvre somme qui en contient en fait une dizaine et qui ne ressemble à aucun autre. C’est dire sa richesse, son ampleur, sa portée artistique et universelle. Carax dresse un état des lieux du cinéma, ce qu’il était, ce qu’il est et ce qu’il sera. Avec une inventivité plastique et une liberté créative prodigieuses, Léos Carax, cinéaste estampillé maudit depuis le tournage cauchemardesque du film Les Amants du Pont-Neuf et son accueil glacial par la presse et le public en 1991, prophétise la mort du cinéma ou tout au moins d’un cinéma. Une nostalgie du cinéma est présente tout le film mais ce dernier n’est pas un requiem pour autant. La nostalgie est ici féconde. Le cinéma est partout dans ce film. Tout y fait référence. Dès l’ouverture du film, on entre par une porte dérobée dans un imaginaire, un esprit (mais aussi une fiction, un film), comme dans un rêve. On pense déjà au cinéma de Cronenberg et de Lynch. On entre dans ce film comme dans un labyrinthe. S’enchaînent alors des séquences, toutes aussi surprenantes et folles les unes que les autres, qui enchantent autant qu’elles désorientent. Carax entraîne le spectateur dans des mondes souterrains et parallèles. Il déconstruit les codes narratifs pour tendre vers le cinéma expérimental. Chacune des transformations du personnage principal (Mr Oscar) nous entraîne d’un genre cinématographique à l’autre (polar, drame, comédie, action, S.-F.,…) revisité avec brio par Carax qui se sert au passage des autres arts (danse, musique, chant,… – A noter au passage les paroles magnifiques signées Gérard Manset, parolier de Bashung, Barbara et Birkin pour ne citer qu’eux, d’une chanson à la fin du film qui continue d’étayer la réflexion et l’idée même du film.) et utilise surtout de multiples références cinéphiles, de Franju à Godard en passant par Clouzot, Murnau, Cocteau ou encore Buñuel mais aussi à son propre cinéma, du décor de la « malédiction » de la carrière du cinéaste (le Pont-Neuf) à Mauvais Sang (1986) sans oublier le personnage de Monsieur Merde, créature déjà vue dans le segment de Tokyo ! qu’il réalise en 2008. Sans égocentrisme, pathos ou prétention, le cinéaste parle de son cinéma avec sincérité et souffrance. Avec lucidité.
Trop homogène pour être un « simple » film à sketches, Holy Motors est un film « sauvage », un ovni qui utilise toutes les formes, aussi bien anciennes que contemporaines. Non seulement chaque interstice du film fait référence, rend hommage au cinéma, mais en plus, parvient habilement à développer de nouvelles idées de cinéma. A la fois une vue d’ensemble de l’histoire du cinéma et de son avenir, et le portrait intimiste d’un cinéaste cinéphile « endormi ». La poésie merveilleuse qui relie les scènes est fascinante et donne au film une dimension onirique peu commune.
Riche en symbole, Holy Motors dégage sa puissance de son discours sur le cinéma en tant qu’Art et sur l’Art en tant que philosophie. Le film ouvre donc sa réflexion à l’image, au temps, à la création, à l’existence, à la vie. Comme l’observe Monsieur Oscar avec regret, les caméras sont devenues invisibles : « Elles sont devenues de plus en plus petites, maintenant on ne les voit plus »; « La beauté est dans l’oeil de celui qui regarde. Qu’en restera-t-il s’il n’y a plus personne pour regarder ? ». A travers Oscar, c’est Carax qui constate et s’interroge : Le cinéma traverse une crise morale et philosophique. Comment l’artiste peut-il aujourd’hui créer et transmettre ? Où sont le vrai et le faux dans cette succession de rôles habités par le bouleversant Denis Lavant ?
Le réel et le temps nous échappent dans le film comme dans la vie. Les rencontres sont devenues furtives et accidentelles. Comme dans le film, nous composons dans la vie différents personnages (travail, famille, amis, relations amoureuses,…). Nous portons des masques. Mais à force de porter des masques, certaines personnes se mentent à elles-mêmes, restent toujours fausses et n’ont plus de personnalité véritable.
Bien évidemment, le personnage d’Oscar est une allégorie du comédien : sa limousine est comme une loge de comédien sur un tournage et son travail est de se transformer et de vivre d’autre vies. Mais la performance hallucinante de Denis Lavant, alter ego de Carax dans le travail, va encore plus loin. Avec ce personnage d’Alex Oscar (anagramme de Léos Carax), il devient la métaphore du réalisateur lui-même dans la propre fiction de ce dernier. Mais qu’est-ce qui pousse Oscar à agir ? Qu’elle est sa motivation ? Comme le cinéaste, Oscar agit pour « la beauté du geste ».
Habité d’innombrables fulgurances de cinéma, Holy Motors tiens du prodige. Puissant et bouleversant. Beau et étrange. Indéfinissable, ce film touchera et créera des émotions différentes en chacun de nous en fonction de notre vie, de notre vécu et de notre sensibilité propre. Avec un lyrisme incroyable, Carax, véritable écorché vif, nous égare pour mieux nous guider.
Holy Motors est la réflexion d’un auteur touché par la grace sur, la vie, le cinéma, le processus créatif, son propre travail, mais qui laisse la part belle à l’imagination du spectateur. Du grand cinéma.
Steve Le Nedelec
Holy Motors, un film de Leos Carax avec Denis Lavant, Edith Scob, Eva Mendes, Kylie Minogue, Michel Piccoli, Leos Carax, Jeanne Disson. Scénario : Leos Carax. Photo : Caroline Champetier. Montage : Nelly Quettier. Producteurs : Martine Marignac, Maurice Tinchant, Albert Prévost. Production : Pierre Grise Productions – Théo Films – ARTE France Cinéma – Pandora Filmproduktion – WDR – Arte – Canal + – Wild Bunch. Distribution (salles) : Les Films du Losange. Editions DVD-Blu-ray : Potemkine. Le film est dédié à Yekatarina Golubeva. France-Allemagne. 2012. 115 mn.