La place du spectateur
Dernier film de la « période américaine » du « hollandais violent » Paul Verhoeven, Hollow Man est sa version très personnelle du mythe de l’homme invisible, tourné 3 ans après le subversif Starship Trooper. Avec Hollow Man, le réalisateur hollandais allait profiter une fois de plus de tout le folklore de la science-fiction pour nous délivrer son point de vue sur l’individu devant l’écran, c’est-à-dire le spectateur. Dans le marasme cinématographique de la fin des années 90, le film est mal compris à sa sortie. Hollow Man est assimilé à une série B opportuniste profitant de la réactualisation des grands monstres de l’âge d’or amorcée par le Dracula de Francis Ford Coppola en 1993.
Sa narration ainsi qu’un traitement assez classique en apparence enfonceront le clou auprès des fans hard-boiled du réalisateur, regrettant son insolence politique qui le caractérisait. Verhoeven avait ouvert une nouvelle voie au cinéma de genre et plus particulièrement à la science-fiction avec Robocop en 1988. Depuis ce film, Verhoeven ne cessa de titiller la sensibilité de son public avec des œuvres poussant chacune un peu plus l’esprit de subversion au sein d’une Amérique toute puissante. En 1990, Verhoeven exprima le désir de travailler avec Arnold Schwarzenegger, superstar autrichienne du cinéma d’action hollywoodien. L’esprit comics de Total Recall excusa à lui seul cette récréation fantaisiste, elle arrivait après une succession d’œuvres aux forts accents politiques. La nouvelle de Philip K. Dick se prêtait alors à merveille à l’univers hardcore de Verhoeven. Le tour était joué. Les studios empochèrent donc la mise sur la réputation du culturiste au meilleur de sa forme ; permettant ainsi au cinéaste hollandais de s’installer au sein de l’industrie comme l’un des money-makers les plus importants de l’époque, aux côtés de John McTiernan, Tony Scott et James Cameron. De ce statut précieux et fragile, Verhoeven s’en servira à bon escient jusqu’en 96, année durant laquelle le réalisateur dépasse les bornes. Starship Trooper, produit par une filiale de Disney (Touchstone), n’hésite pas à assimiler les méthodes d’hégémonie militaire américaine au cours d’une invasion extra-terrestre avec la propagande nazi. Malgré la puissance formelle de ce blockbuster jusqu’au-boutiste ainsi que de bons résultats au box-office, les studios américains sermonnent Paul Verhoeven et décident de le mettre en laisse, tel un pitbull.
Vient alors l’idée de remettre au gout du jour l »homme invisible. Mais loin de se contenter d’une adaptation paresseuse du roman de H.G. Wells, Verhoeven nous fait partager une réflexion sur le positionnement théorique du spectateur au sein d’une œuvre.
Il est convenu aujourd’hui qu’à travers les outils d’écritures cinématographiques définis depuis l’époque du cinéma muet en Union Soviétique, que ce soit dans l’utilisation du cadre ou bien du montage, le cinéma questionne le point de vue. Il n’est d’ailleurs que cela. Élément qui ne cessera à travers les ans de susciter la discussion, de définir l’intérêt d’une œuvre ou bien de provoquer une controverse. Je pense immédiatement à l’affaire de « Morale » suscitée par le travelling de Kapo de Gillo Pontecorvo pour les Cahiers du cinéma dans les années 60. Le point de vue au cinéma est précisément ce qui intéresse Verhoeven dans Hollow Man.
Il est courant de s’identifier au narrateur ou au personnage principal dans la plupart des histoires pour se sentir happer par son déroulement inéluctable. Plus intellectuelle, est le point de vue du réalisateur qui tente d’imposer une idée à travers un sujet, un personnage, une situation. Plus métaphysique, est le point de vue du spectateur détaché de toute contingence. Une position qui se définit comme unité réelle et non inconsciente. Phénomène d’une rare intensité lorsque Ingmar Bergman la convoque dans le film Monika avec le regard caméra d’Harriet Andersson. Celui-ci prend à partir le spectateur sur sa propre moralité et l’interpelle directement. Cette initiative était sans précédent. Godard n’aura de cesse d’utiliser ce procédé sur un mode activiste. Comme une conversation en tant réelle avec le spectateur dans la plupart de ses films des années 60.
Verhoeven s’y prend autrement. Il veut que le spectateur prenne conscience de son insatiable besoin de perversion voyeuriste enfermé qu’il est dans l’obscurité d’une salle, s’approchant de manière inconsciente d’un fantasme d’adolescents. D’abord, le réalisateur fait l’effort dans la première partie du film de préparer le spectateur à ce qui va se passer. Comme autant d’avertissements provoqués par sa mise en scène tout aussi millimétrée qu’elle se fait complice ironique de celui qui regarde.
Dès la première séquence, il n’hésite pas à convoquer celui qui fut le premier a tenter une approche déviante du cinéma : Alfred Hitchcock. Verhoeven détourne en un clin d’œil subtil l’imagerie de Fenêtre sur cour. Fatigué par son travail, Kevin se détend en observant à travers ses persiennes, sa voisine de l’immeuble d’en face en train de se dévêtir. Déjà dans le film d’Hitchock, le spectateur était convié à participer dans la pénombre d’une chambre auprès de James Steward, au voyeurisme le plus racoleur. Tel un homme invisible, James Steward pénétrait alors dans chaque appartement de l’immeuble voisin par le biais de ses jumelles. Puis à plusieurs reprises, des détails aux apparences anodines interrogent sur ce que l’on nous amène à voir ou pas.
Dans la scène du restaurant, après le succès de l’opération de réversibilité du chimpanzé, le personnage d’Elizabeth Shue se tourne sur sa chaise vers sa gauche pour échanger un regard avec le personnage de Kevin Bacon. La caméra suit son regard et nous montre une chaise vide. Le fait que la femme s’attendait à voir son partenaire dans cette chaise provoque un réflexe machinal de sa bouche et de son regard alors qu’elle est sur le point de l’interpeller. Il semble, un bref instant, qu’elle veuille communiquer avec une entité invisible. Liz, tout comme le spectateur, prend acte immédiatement de l’absence de Kevin Bacon. La malice de Verhoeven est flagrante. Le personnage de Kevin Bacon est bien absent… Non pas encore invisible à l’œil nu. D’ailleurs, en le cherchant du regard, Liz, le retrouve finalement sur le balcon.
D’une autre manière, deux séquences suivantes, les personnages sont tous réunis autour d’une table pour évoquer l’enjeu principal du film : l’impact d’invisibilité sur le corps humain. Qui plus est sur le corps de Kevin Bacon. L’échange est assez conventionnel entre les gardiens d’une éthique scientifique et les gardes fous sécuritaires craignant un incident sanitaire incontrôlable. Mais encore une fois, l’intérêt est ailleurs. Dans le détail précisément. L’un des scientifiques présents écoute les arguments de Kevin tout en s’emparant d’un broc de café et faire le geste machinale de pencher l’ustensile en direction de sa tasse. Mais rien ne coule. Quelques secondes suffisent là encore pour influencer notre jugement et possiblement évoquer l’existence d’un liquide invisible se déversant du broc tout à fait naturellement. Alors une question se pose : pourquoi Verhoeven utilise-t-il à deux reprises ce procédé de mise en scène disposé comme une maladresse pour le broc vide bien entendu ou bien un acte manqué avec la chaise vide ?
L’hypothèse qui nous intéresse est bien sûr la connivence avec le spectateur sur son utilisation des subterfuges physiques, grossiers, évidents qu’il utilise pour communiquer avec le public sur la supercherie de son sujet.Le don d’invisibilité est une farce pour Verhoeven. L’élément le plus racoleur que le cinéma n’est jamais créer au même titre que la capacité de voler ou de mourir à volonté. Un élément de spectacle et de magie qui va lui servir pour un tout autre propos.
Le réalisateur nous a prévenus deux fois. Désormais, il faudra être vigilant car la scène suivante, défini comme un passage obligé par le scénario, va nous montrer Kevin Bacon (victime de sa propre expérience) devenir par là même son jouet involontaire. Après une scène de transformation spectaculaire, Verhoeven se fout éperdument de son personnage principal. Jamais un homme invisible n’a été aussi voyant.
Sous prétexte d’échecs scientifiques répétés, Kevin Bacon nous apparaîtra sous un drap, collé à des diodes, couvert de sang, dans la fumée d’une pipe, enrobé d’eau, de vapeur et pour le rendre pareil à ses semblables, recouvert de latex de couleurs chair. Tous les procédés physiques imaginables sont utilisés pour garder la star masculine du film à l’écran. Mais cela reste encore de l’ordre du subterfuge car dés l’instant où Kevin décide d’utiliser son pouvoir à des fins personnels, le point de vue subjectif est alors convié.
Qui n’a jamais eu le désir profond à la vue d’une belle créature dans un film de profiter de la situation. Dépassé la frustration de la distance du cinéma porno, Verhoeven vous libère et vous permet d’entrer dans la tête et le corps d’un film à travers une main imaginaire qui caresse les cheveux d’une actrice endormie. Allant même jusqu’à pouvoir lui tirer fermement le téton. Ce n’est pas l’homme invisible qui le fait, c’est le cinéma qui en prend le pouvoir à travers ce que le spectateur a envie de voir.
Il semblerait que cette approche du film puisse être avérée par une édition Laserdisc du film, sortie au début des années 2000. Elle proposait une scène coupée très importante. Paul Verhoeven a bel et bien filmé le viol de la sublime Rhona Mitra. Cette scène de viol a été censurée par la production pour sa violence et sa gratuité. C’est d’ailleurs là tout l’intérêt de cette séquence pour le réalisateur. La gratuité. La possibilité de le faire et de ne pas s’en priver car comme le dit Kevin Bacon : « Vous n’imaginez pas tout ce qu’on peut faire, lorsque l’on a plus besoin de se regarder dans la glace… ». Verhoeven va jusqu’au bout de son propos. Il sert le sang, les larmes, la violence au public qui a payé pour ça et qui fantasme à travers son regard et sa capacité de faire par procuration les actes les plus ignobles… Mais cette fois en tant que spectateur.
Le spectateur devient dans le film de Verhoeven, un personnage à part entière. Ce bouleversement intervient à un moment bien précis du film : Kevin Bacon profite encore un petit peu de son statut privilégié au milieu des autres personnages et provoque une conversation avec Liz. L’échange est très intéressant car il tient sur l’attirance du concept au détriment du personnage qui l’incarne. Dans le cas présent, Kevin Bacon ne trouve à nouveau grâce aux yeux de sa petite amie qu’à travers cette expérience et non pas pour sa personnalité.
C’est à ce moment précis de confidence, aidé par un élégant mouvement de caméra rotatif, que le regard de Kevin Bacon se substitue à la caméra. Le passage est évident. La caméra est constamment en mouvement comme pour accompagner le regard de Liz qui cherche la présence de son partenaire invisible. Lorsqu’elle finit par le trouver, il EST la caméra. Liz s’adresse alors à nous, à travers Kevin et non pas l’inverse, pour nous annoncer droit dans les yeux qu’elle ne nous aimera plus jamais. Scellant définitivement notre présence à l’intérieur du film.
Verhoeven veut que ce soit nous qui caressions la poitrine de la vétérinaire endormie. Il veut que ce soit nous qui violions sa voisine aussi provocatrice qu’inconsciente, mais la censure américaine et le politiquement correct en décideront autrement. C’est aussi nous qui tuons le chien apeuré. C’est également nous qui matons Liz et son petit ami en train de faire l’amour. Voyeurisme, meurtres… rien ne nous est épargné. Tout nous est autorisé de manière bien plus frontale que le cinéma n’a pu nous le laisser penser. Hitchcock tenta également plusieurs fois une expérience similaire avec notamment la scène du suicide au pistolet dans Le cabinet du docteur Edwards.
Paul Verhoeven quitta les Studios Hollywoodien avec ce film, véritable conversation entre son public et lui. Comme beaucoup de franc-tireur des années 50 comme les appelle Martin Scorsese, le réalisateur Hollandais a réussi à tirer une expérience sensorielle indéniable, à travers une œuvre de studio à l’apparence conventionnelle. Une telle œuvre serait-elle encore possible dans le cadre restrictif des studios d’Hollywoodiens aujourd’hui ?
Lionel Fouquet
Hollow Man, un film de Paul Verhoeven avec Elizabeth Shue, Kevin Bacon, Josh Brolin, Kim Dickens. Scénario : Andrew W. Marlowe d’après une histoire de Gary Scott Thompson & Andrew W. Marlowe. Photo : Jost Vacano. Montage : Mark Goldblatt. Musique : Jerry Goldsmith. Producteurs : Alan Marshall & Douglas Wick. Production : Columbia Pictures Company / Global Entertainment Productions GmbH & Company Medien KG. Format image : 1,85 :1. Couleur. DTS. SDDS. Dolby Digital. Durée cinéma : 112 mn. USA-Allemagne, 2000.