Les films, parfois, débutent de la manière la plus simple. Un jeune homme, Gérard Hédin, contacte Bertrand Blier pour réaliser un film sur la jeunesse. Son projet est vague mais il a un jeune producteur, André Michelin, de la grande famille du même nom. Bertrand Blier, dans un premier temps réticent, accepte l’offre de faire le film après plusieurs rendez-vous. N’ayant pas un énorme budget pour la préparation, Hédin et Blier décident de se focaliser sur la région ouest plutôt que sur toute la France pour trouver des jeunes. Ils rencontrent dans plusieurs villes des responsables d’associations de jeunes, des responsables de foyer, etc. qui organisent des rencontres en vue du film. Ils enregistrent les différents témoignages en prenant bien soin d’identifier chaque jeune. Si les témoignages doivent être avant tout intéressants, Blier s’intéresse aussi à l’aspect physique des jeunes. De retour à Paris, il effectue un long travail de décryptage de l’ensemble et à partir de tous ces éléments effectue un premier choix. Quelques jeunes sont convoqués à Paris. Et de nouvelles séances d’enregistrement sont organisées. Douze jeunes sont finalement choisis. Nous sommes alors en plein « boom » du cinéma direct, c’est-à-dire de l’enregistrement de témoignages « bruts » en décors naturels. C’est la démarche, entre autres, de Jean Rouch, auteur de l’étonnant portrait d’un jeune nigérien dans Moi, un noir et qui avec Edgar Morin réalise le remarquable Chronique d’un été. Promenade à la rencontre de parisiens avec une question toute simple : « Etes-vous heureux ? ». Le film fait sensation. Mais Bertrand Blier ne goûte guère au cinéma vérité, trop documentaire pour lui et pas assez « spectacle cinématographique ». Pourtant son sujet n’est pas très loin des terres de Jean Rouch. Blier convainc son producteur de tourner d’une autre manière.
En douze jours de tournage, un jour par personnage, et uniquement en studio. Blier organise un dispositif de tournage avec trois caméras. Une fois en place, Blier débute le tournage. Un des jeunes sera paralysé par le « système Blier » et le trac. Son témoignage disparaîtra du film et Blier n’en utilisera en définitive que onze. 30 000 mètres de pellicule sont tournés. Le montage est long, et, après cinq mois de travail, Hitler… connais pas ! est terminé.
Le film est sélectionné pour le Festival de Cannes. Mais des protestations s’élèvent dans la profession contre une sélection française considérée comme trop intellectuelle. Sa sélection en compétition est annulée au profit du film de Jean-Gabriel Albicocco, Le Rat d’Amérique, adaptation du roman de Jacques Lanzmann avec Charles Aznavour. Evidemment cette éviction ne passe pas inaperçue et la presse s’offusque de cette décision. La toute jeune Semaine de la Critique, récupère alors le film. Hitler… connaît pas ! fait son effet sur la croisette. Cette « psychanalyse » de la jeunesse de 1963 irrite bien des critiques. La parole de ces jeunes, dérange. Certain n’y voient que de l’exhibitionnisme, un vulgaire film à épater le bourgeois. Comme toujours à ce pendant négatif s’en trouve un positif. Dans le film, on reconnaît à juste titre l’émotion qui passe sur ces visages en gros plan et la sincérité « naïve » des onze jeunes. Et on reconnaît les qualités de réalisation du jeune Bertrand Blier.
Quel regard portons-nous aujourd’hui sur ses jeunes ? Plus de cinquante ans après, le cinéma les a figés dans une éternelle jeunesse. Ils sont là, dans le décor nu du studio. Et ils témoignent aussi bien par la parole que par leurs corps. Des mimiques, des sourires, des croisements de jambes, des petits mouvements d’épaules, des silences viennent souligner ou renforcer des phrases ou leur absence. Ce qui est intéressant dans le dispositif de Bertrand Blier, c’est que jamais ils ne se sont rencontrés. Pourtant nous avons l’impression d’une continuité, d’un mouvement d’ensemble qui donne in fine un sentiment de rythme musical. L’absence totale du contexte historique du moment, entre autres de la guerre d’Algérie, procure au film un sentiment étrange. Hitler… connaît pas ! est le film d’un très jeune cinéaste, – Bertrand Blier n’a que vingt-quatre ans, – sur des jeunes de sa génération. 60 ans après sa sortie, Hitler… connais pas ! interroge toujours…
Fernand Garcia
Hitler… connais pas ! Un film de Bertrand Blier avec 11 interprètes non professionnels. Scénario Bertrand Blier d’après une idée de Gérard Hédin. Directeur de la photographie : Jean-Paul Schwartz. Montage : Michèle David. Musique : Georges Delerue. Producteur : André Michelin. Production : Chaumiane Productions. Distribution : Splendor Films (première sortie : 14 juin 1963. Reprise : 4 janvier 2023). France. 1963. 94 minutes. Noir et blanc. Format Image : 1,66 :1. Version restaurée en 4K. Semaine de la Critique – Cannes, 1963. Voile d’argent au Festival de Locarno, 1963. Tous Publics.