Le 3 Avril 1952, Ingmar Bergman a enfin démarré les prises de vues de son nouveau film : L’Attente des femmes. Financièrement, il était aux abois. L’industrie cinématographique suédoise sortait d’une des plus longues grèves de son histoire. La paralysie avait été totale. Pour subvenir à ses besoins, le cinéaste avait dû tourner neuf spots publicitaires l’année précédente. Il avait à charge une pension alimentaire, une femme et cinq enfants. Sa situation en tant que metteur en scène de théâtre, quoi qu’extrêmement active, n’était pas stable et ne lui rapportait pas assez d’argent. Pris à la gorge, il avait dû souscrire un prêt auprès de son producteur, Svensk Filmindustri, qui en profita pour lui faire signer un contrat léonin pour ses cinq prochains films.
Principale société de production suédoise, Svensk Filmindustri se devait de fournir au plus vite, suite à la grève, des films aux salles afin d’éviter l’effondrement des parts de marché du cinéma suédois et de voir ses comptes plonger dans le rouge. L’été étant la période la plus propice à un tournage, un autre film devait être au plus vite mis en production.
Ingmar Bergman, en plein tournage de L’Attente des femmes, n’avait aucun scénario en réserve. Allan Ekelund, en charge de la production à la Svensk Filmindustri des films de Bergman, se mit en quête d’un nouveau projet. Il rencontra le romancier Per Andres Fogelström qui lui raconta l’histoire de son dernier roman, en cours d’écriture, celle d’une jeune femme qui avait soif de liberté, Monika. Une histoire simple, originale et surtout, presque totalement écrite. Il organisa une rencontre entre le romancier et Ingmar Bergman. Celui-ci valida l’histoire, à charge pour Ekelund de convaincre les dirigeants de Svensk Filmindustri d’installer Monika en production pendant que Bergman terminait son tournage.
Si la perspective de mettre en chantier un film au budget si modeste n’était pas pour déplaire au grand patron, Carl-Andres Dymling, les scènes de nus posaient problèmes. Habilement, Ekelund et Fogelström présentèrent ces scènes comme essentielles, étant déjà présentes dans le roman. Celui-ci étant annoncé comme un succès en librairie, il était impensable que les scènes en question soient absentes du film sans décevoir le public. Dymling se laissa convaincre et donna à contrecoeur le feu vert à la production. Ingmar Bergman aura une version de l’histoire légèrement différente. Selon lui, il rencontra par hasard Per Andres Fogelström dans la rue quelque temps avant la grève alors qu’il préparé L’Attente des femmes. Per Andres lui raconta l’histoire sur laquelle il travaillait, toujours en vue d’un roman. Bergman la trouva formidable et l’incita à entreprendre avec lui la rédaction d’un scénario. Toujours est-il que quelles que soient les versions, le film finira par sortir avant le roman.Il ne restait plus qu’à mettre la main sur la perle rare, une actrice pouvant jouer le rôle-titre.
Harriet Andersson avait tout juste 20 ans. Depuis deux ans, elle tentait de percer au cinéma. Elle était apparue dans une dizaine de films, et, par un curieux hasard, elle avait eu un tout petit rôle dans Quand la ville dort de Lars-Eric Kjellgren qu’avait écrit Per Andres Fogelström en 1951 et dans Divorce de Gustaf Molander en 1950, dont le scénario était de Bergman. Harriet avait toujours voulu devenir actrice. Elle était fiancée à un jeune acteur, Per Oscarsson, et menait avec lui une vie difficile à Stockholm. Le soir, elle dansait dans un cabaret, la Scala, en petite tenue, mais elle avait foi en son avenir et était pleine d’énergie. Issue d’un milieu modeste, elle jouait sur scène depuis l’âge de 15 ans et avait exercé toutes sortes de petits jobs pour payer ses cours d’art dramatique. Monika était une énorme chance pour elle. Pour gagner du temps, un bout d’essai fut tourné dans les décors de L’Attente des femmes. Son naturel, sa joie de vivre, son impudeur et l’aisance avec laquelle elle se déplaçait devant la caméra eurent vite fait de convaincre Bergman. Le tournage de Monika démarra dans les studios de Filmstaden alors qu’il restait encore quelques prises de vues à faire sur L’Attente des femmes. Celui-ci en boîte, Bergman pu se consacrer pleinement à son nouveau film. L’équipe prit le bateau en direction de l’île d’Ornö. Elle se composait d’une douzaine de personnes, techniciens et acteurs compris. Ils logèrent tous au presbytère de l’église. Le tournage se déroula en toute liberté et en pleine nature, bien loin des pressions de Svensk Filmindustri.
Très vite, Harriet Andersson et Ingmar Bergman tombèrent amoureux l’un de l’autre. Après avoir connu une année d’angoisse, Bergman se sentait revivre. Le scénario lui permettait de grandes libertés dans sa direction d’acteur, et sous l’impulsion d’Harriet, il laissait plus d’espace aux comédiens dans le champ. Ainsi, dans un même plan, Harriet pouvait exprimer plusieurs sentiments contradictoires
avec le plus grand des naturels. Grâce à elle, il réussit un plan qui fera date dans l’histoire du cinéma. Alors qu’elle se trouve avec un amant dans un café, elle quitte son regard pour se tourner et le planter droit dans l’objectif. Jamais un tel plan n’avait été aussi long et n’avait interpellé de la sorte le spectateur.
Le tournage terminé, de retour à Stockholm, Bergman entreprit le montage et la sonorisation de Monika. De son côté, Harriet avait repris son travail à la Scala en bas résille et décolleté vertigineux. Bergman brisa son couple en avouant sa liaison avec Harriet à sa femme et Harriet se sépara de son fiancé. A l’automne, il fut nommé metteur en scène permanent et conseiller artistique auprès de la direction du théâtre municipale de Malmö. Il décida avec Harriet de s’y installer. Elle quitta la revue de la Scala. Après avoir frôlé la misère quelques mois plus tôt, Bergman était auprès d’Harriet plein d’optimisme et d’énergie. Pendant les répétitions et la mise en place de ses prochaines mises en scène théâtrales, Bergman entreprit l’écriture de La Nuit des forains. Cette oeuvre majeure sur un couple de saltimbanques minés par la jalousie renvoyait directement aux sentiments complexes que Bergman nourrissait à l’égard d’Harriet… Le début du tournage de La Nuit des forains coïncida étrangement avec la sortie à Stockholm de Monika, le 9 février 1953.
Fernand Garcia
Monika / Un été avec Monika / Monika et le désir (Sommaren med Monika) un film d’Ingmar Bergman. Scénario : Ingmar Bergman et P.A. Fogelström d’après son roman. Photo : Gunnar Fisher. Montage : Tage Holmberg. Musique : Erik Nordgren. Producteur : Allan Ekelund. Production : Svensk Filmindustri. Avec Harriet Andersson, Lars Ekborg, John Harryson, Dagmar Ebbesen. Suède. 1952. Noir et Blanc. 87 mn.
DVD édité par Openning.