On entre dans Happy End comme au sein d’une famille, sans vraiment la choisir. On fait sa connaissance et l’on croit la connaitre alors que bien des éléments nous échappent. Ève (Fabienne Harduin), une adolescente, filme sa mère à son insu. Elle livre en live ses impressions comme autrefois on les écrivait dans un journal intime. Ève n’en peut plus de sa vie auprès de sa mère, elle souhaite la voir disparaître, mourir, enfin tout le laisse à penser. Dès la première séquence nous sommes d’emblée dans une étrange position qui s’apparente à celle d’un voyeur qui capterait ses images par inadvertance, comme Max Renn dans Vidéodrome (David Cronenberg, 1983). Entrée en la matière qui va nous entraîner au sein d’une famille de la haute bourgeoisie de Calais. Et c’est à partir du quotidien, le plus banal possible en surface, que Michael Haneke met en place son histoire nous laissant libre de son interprétation.
La famille Laurent est riche. Plusieurs générations habitent ensemble dans l’hôtel particulier familial. Georges (Jean-Louis Trintignant), le grand-père est fatigué de la vie, il ne trouve plus aucune raison de vivre. Sa fille Anne (Isabelle Huppert) dirige l’entreprise de bâtiment qui a fait leur fortune. Mais dans l’Europe de la mondialisation la compétition est rude. Il suffit d’un éboulement sur un chantier et d’un mort pour précipiter la cession de l’entreprise. Il en va de la vie des entreprises comme des gens. Ainsi Anne va devenir l’épouse de Lawrence (Toby Jones) qui se prépare à prendre la direction de l’entreprise. Un mariage de raison où l’amour, si jamais il existe entre eux, s’accorde avec les intérêts de la famille. Le but est de maintenir les Laurent dans leur classe.
Thomas (Mathieu Kassovitz), le frère d’Anne, chirurgien, chef de clinique, n’est pas en reste, il accumule les conquêtes féminines. Manière soft d’exercer son pouvoir sur les autres. Il « récupère » Eve à la mort de sa mère, son ex-femme. Quant à Pierre Laurent (Franz Rogowski), le petit-fils et fils d’Anne, c’est le raté de la famille, incapable de prendre la succession de sa mère au sein de l’entreprise. Ils ont fait une croix sur lui. Comme dans toutes ses grandes familles, le petit personnel lui est entièrement dévoué. Rachid (Hassam Ghancy) et Jamila (Nabiha Akkari) s’acquièrent de leurs tâches avec une grande abnégation. Ils acceptent leurs conditions mirage d’une élévation dans la hiérarchie sociale. Nous sommes dans un monde dont la règle du jeu est immuable, chacun à sa place. Haneke place la famille Laurent à Calais pour mieux accentuer l’isolement de bourgeoisie face à la misère du monde. Anne longe en voiture l’imposante barrière blanche qui la sépare des migrants sur des kilomètres. Ne pas voir un problème ne le rend pas invisible, c’est simplement l’évacuer de la réalité.
Ainsi dans Happy End, la multiplication des écrans, un thème récurrent dans le cinéma de Haneke, prend toutes sortes de significations. Ils font écran à la vie tout en nous donnant à la voir. C’est aussi le fantasme de désirs secrets, le Smartphone d’Ève au début, jusqu’aux échanges érotiques de Thomas. Cette bourgeoisie est handicapée des sentiments, triste et seule. Alors quand il ne reste plus rien à quoi se rattacher surnage la maladie de la mort. Cette fascination morbide pour tout ce qui attrait à la mort. De ce point de vue la séquence entre la petite Ève et le vieux Georges est particulièrement impressionnante. Une tentative d’établir un contact l’espace d’une discussion.
En 1972, les bourgeois de Buñuel du Charme discret de la bourgeoisie marchaient sur une route sans fin, reproduisant à l’infini le même schème de classe; avec Haneke en 2017, c’est la fin du voyage, le bout de la route, la mort de la social-démocratie. Image finale d’un happy end bien ironique, après tout, c’est peut-être bien mieux comme ça. Dernière image comme le point final provisoire d’une œuvre d’une incroyable ampleur. Reste à Haneke à nous surprendre encore une fois…
Fernand Garcia
Happy End un film de Michael Haneke avec Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Mathieu Kassovitz, Fantine Harduin, Franz Rogowski, Laura Verlinden, Toby Jones, Hille Perl, Hassam Ghancy, Dominique Besnehard, Nathalie Richard… Scénario : Michael Haneke. Directeur de la photographie : Christian Berger. Directeur de la photographie (chantier) : Martin Gschlacht. Décors : Olivier Radot. Son : Guillaume Sciama. Montage : Monika Walli. Producteurs : Margaret Menegoz, Uwe Schott, Michael Katz. Production : Les Films du Losange – X Filme Creative Pool – Wega Film – France 3 Cinéma – ARTE France Cinéma. Distribution : Les Films du Losange (sortie le 4 octobre 2017). France – Allemagne – Autriche. 2017. 107 minutes. Ratio image : 1.85 :1. Son : 5.1. Tous Publics. Sélection officielle Festival de Cannes, 2017.