Tout jeune amoureux du cinéma a été confronté à un moment de sa vie à une interdiction le privant d’un film. Christophe Triollet a lui aussi fait partie de ses éconduits des séances du mercredi après-midi. « Une colère sourde qui m’a conduit à chercher et à comprendre les raisons pour lesquelles les adultes voulaient protéger le mineur que j’étais, en l’empêchant de voir ce que je voulais voir. » Cette injustice le poussera à créer en 1986 un fanzine Darkness afin de comprendre les motivations et les raisons de ces « maudites » interdictions. Le fanzine se professionnalise, et, de 2010 à 2016, Darkness est imprimé et distribué par Sin’Art dans les librairies spécialisées.
Tout en poursuivant sa réflexion sur les différents aspects de la censure, Darkness investit un champ de plus en plus vaste au fil des parutions. L’ensemble de ses textes est aujourd’hui rassemblé au sein de la collection Darkness, Censure & Cinéma édité par une maison hautement recommandable LettMotif. Le premier volume de cette nouvelle collection est sobrement intitulé Gore & Violence.
Tâche ardu que de définir le gore et plus encore la violence au cinéma, 14 contributeurs s’attaquent à cette montagne de chair, de sang, et de héros déviants pour un résultat de premier ordre avec rien de moins que 26 articles.
A la première vue le cinéma gore semble être limité à quelques effets sanglants destinés à provoquer le dégoût parmi les spectateurs des salles obscures, mais dès qu’on creuse un peu c’est une tout autre histoire. La plaie s’élargit et l’on passe de plans d’où jaillit le sang à des œuvres entièrement bâties autour d’effets violents et sanglants voire à des œuvres scénaristiquement plus élaborées. Le gore, comme le sexe, nous interroge sur notre rapport aux images, de ce que nous acceptons de voir ou non. Dans cet univers cinématographique où s’étalent les tripes et la violence, surgit alors des ténèbres de la pensée : la censure. Derrière la censure se cache la morale et comme le disait Luis Buñuel « Le problème de la morale c’est que c’est toujours celle des autres ».
Sans l’ombre d’un doute, c’est Buñuel qui va faire entrer le gore dans le cinéma avec une lame de rasoir tranchant l’œil d’une femme dans Un Chien Andalou (1929). Image d’une puissance inouïe qui hante encore bien des spectateurs. Effet choc, subversif et poétique, mais il ne s’agit pas là du premier film gore. C’est le cinéma médical à qui nous le devons avec La Séparation des sœurs siamoises en 1897, film sans prétention scénaristique et destiné au milieu scientifique. Dès les origines, le cinéma a utilisé des plans sanglants, comme du sang giclant d’un condamné à mort dans Les Incendiaires (1906) de Méliès ou colorié au pochoir dans Les Martyres de l’inquisition (1905). David Ward Griffith dans l’épisode Babylonien d’Intolérance (1916) n’hésite pas à faire couler le sang à des fins dramatiques. En remontant le temps, bien avant la pellicule, Shakespeare faisait lui aussi couler le sang et rouler les têtes sur les planches.
L’anthologie de Gore & Violence dresse un paysage juste et utile de la représentation de la violence au cinéma (et à la télévision) ainsi que de ses infortunes. L’ensemble s’articule autour de plusieurs thématiques : cinéma de genre, auteurs, histoire et la censure.
A tout saigneur tout honneur, c’est donc à l’américain Hershell Gordon Lewis que revient le privilège d’être considéré comme le premier réalisateur de films ouvertement gore avec Blood Feast (1963), le premier d’une trilogie sanglante qui comprend 2000 Maniacs ! (1964) et Color Me Blood Red (1965). Le succès étant au rendez-vous des drive-in, l’ancien réalisateur de nuties cuties (films avec des scènes de nus) va poursuivre dans cette voie. Mais c’est aux cinéastes d’une autre envergure et d’une plus grande ambition qu’on doit les plus importantes avancées dans le gore et la violence. Au premier rang duquel on trouve Akira Kurosawa, dont l’influence sur le cinéma, entre autres sanglant, est indéniable, David Cronenberg par son approche du corps humain et de ses multiples transformations, Paul Verhoeven avec sa vision du Moyen Âge dans l’époustouflant La Chair et le Sang (1985). Moins reconnu, Lucio Fulci, grand maître de la poésie macabre, verra bons nombres de ses films mutilés ou totalement interdits.
Si des cinéastes majeurs osent aborder frontalement les pulsions violentes des hommes, d’autres cinéastes beaucoup moins ambitieux se limitent aux codes du genre. Ainsi, le Slasher, sous-genre du film d’horreur, est intéressant sur bien des aspects. En se penchant sur ses films, ils s’avèrent plus riches qu’il n’y paraît au premier abord. Si la trame semble identique de film en film: un groupe de jeunes décimés par un psychopathe qui à son tour sera victime de la seule jeune fille vierge du groupe, il y a parfois des variations assez habiles. Hélas, dans la majorité des cas, il s’agit de film franchement réactionnaire, et le plus curieux est que ces films-là se retrouveront systématiquement dans les mailles de la censure. Curieux parce que ces films et les censures partagent les mêmes idées. Ainsi dans ces films, tout comportement considéré par la société comme déviant est immédiatement sanctionné par une mort violente. « Le censeur qui interdit ou coupe ces films en pensant protéger les mineurs défait donc à proprement le travail du tueur qui, lui aussi, œuvre au nom de la morale. »
Aveuglement semi-partielle puisqu’il suffit qu’un film désintègre la cellule famille en mettant à mal l’ordre établi comme Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974) pour subir les foudres de la censure. L’interdiction est alors totale par le biais d’une classification X pour incitation à la violence qui interdit de fait toute exploitation en salles tant elle est restrictive. C’est le purgatoire du X violence. Censure méconnue du cinéma français, le X restant associé dans l’esprit du public au cinéma pornographique. Censure qui sévira de 1975 jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981.
Il y eut des victimes célèbres, bien entendu, Massacre à la tronçonneuse, mais aussi Mad Max (1980) de George Miller ou Zombie (1978) de George A. Romero dans son montage européen de Dario Argento. Trois classiques entrés au panthéon du 7e art. D’autres n’eurent pas cette « chance » et sont restés en marge comme La Chasse sanglante (1976) de Peter Collinson ou La proie de l’autostop (1976) de Pasquale Festa Campanile. Le X violence n’était pas l’apanage de sombres films indépendants (quoique Mad Max était distribué par la Warner), ainsi Les Guerriers de la nuit (The Warriors, 1979) de Walter Hill, directement produit par une major la Paramount, s’est retrouvé dans le même panier. Ses films sont aujourd’hui « libérés », mais la mesure existe toujours. Baise-moi (2000) y échappa de peu, mais les poursuites à l’encontre du film de Virginie Despentes débouchèrent sur le retour du moins de dix-huit ans. Sanction terrible pour un film, salle réduite à peau de chagrin et diffusion télé impossible. A croire que la liberté de création quand elle est vraiment en jeu (Lars von Trier, Larry Clark, Koji Wakamatsu) gène considérablement la moralité publique. Il suffit de relire les décisions du Conseil d’Etat relatif à certains films. Il en va de même, et de manière encore plus répressive, dans nombre de pays. Pour s’en faire une idée, il suffit de parcourir les brèves censoriales en fin de volume. L’instrumentalisation de la censure à des fins publicitaires est un leurre du siècle dernier, ça ne rapporte rien. Il suffit pour s’en rendre compte d’analyser l’exploitation de Frontière(s) de Xavier Gens et Martyrs de Pascal Laugier. La transgression aurait plutôt tendance à faire fuir le public. Le gore se retrouve aujourd’hui plus dans les séries TV que sur le grand écran. Le genre n’a pas disparu il n’est pas rare de découvrir au détour d’un festival spécialisé ou dans une édition vidéo des films ultra-violents et sanglants. Comme ceux du bien nommés Lucifer Valentine dont l’étrange démarche, sanglante, sexuelle et vomitive, laisse pantois.
Ce premier volume Censure et Cinéma – Darkness (dont nous vous recommandons le blog) Gore & Violence est en tout point passionnant. Une anthologie que nous conseillons vivement à tous les amateurs du genre et à tous les membres des commissions de classification.
Fernand Garcia
Gore & Violence, ouvrage collectif contributeurs : Christophe Triollet, Julien Bono, Lionel Trelis, Florent Christol, Benjamin Champion, Fred Bau, Yohann Chanoir, Lionel Grenier, Eric Peretti, Sébastien Lecocq, Albert Montagne, Alain Duprez, Jean-Baptiste Guégan et Bernard Joubert. Collection Darkness, Censure & Cinéma dirigée par Christophe Triollet, 336 pages, édition LettMotif.