Inconnu du grand public, Garrett Brown est pourtant une légende vivante du cinéma. Plusieurs fois oscarisé, Garrett Brown est l’inventeur du Steadicam. Le Steadicam est un système stabilisateur de prises de vues portatif, une caméra permettant aux cadreurs et aux chef opérateurs de filmer de manière fluide en marchant, en courant, en montant ou descendant un escalier, tout en gardant une parfaite stabilité de l’image en mouvement sans les à-coups inévitables que donnent une caméra portée à l’épaule, et qui, dès 1976, sera à l’origine d’une nouvelle esthétique du cinéma basée sur le mouvement.
A l’instar du cinéaste Jerzy Skolimowski, Garrett Brown était le prestigieux invité d’honneur de la dernière édition du festival Toute la mémoire du monde qui lui a rendu hommage à travers une sélection de sept films emblématiques que le chef opérateur a lui-même présentés et commentés, et en nous offrant, avant la projection du mythique Rocky (1976) de John G. Avildsen, une incroyable Master Class à la fois drôle et passionnante au cours de laquelle ce dernier est revenu, non sans humour, sur l’histoire de son invention qui a révolutionné la manière de filmer le mouvement et par conséquent la manière d’écrire un scénario et de réaliser un film mais aussi pour le spectateur, la manière de ressentir et de vivre une expérience cinématographique.
On compte parmi les chefs-d’œuvre inoubliables les plus emblématiques qui ont utilisé cette technique dès son apparition, des films comme En Route pour la Gloire (Bound For Glory, 1976) de Hal Ashby, Marathon Man (1976) de John Schlesinger, Coup de Cœur (One from the Heart, 1982) de Francis Ford Coppola ou encore Shining (The Shining, 1980) de Stanley Kubrick. Le Steadicam (de « steady camera », littéralement « caméra stable ») a permis aux plus grands cinéastes de réaliser des plans, des scènes et des séquences qui ont rendu leurs films légendaires.
Né le 6 avril 1942 d’une mère professeur d’anglais et d’un père chimiste lui aussi inventeur à ses heures (on lui doit la colle spéciale qui sert à relier les pages et les couvertures des livres), Garrett Brown a grandi dans le New Jersey avant de s’installer à Philadelphie en Pennsylvanie. Passionné par les sciences, enfant on lui diagnostique un trouble du déficit de l’attention et, atteint d’une néphrite à l’âge de neuf ans, il reste alité durant six mois et en profite pour lire toute l’encyclopédie universelle. Adolescent, il s’intéresse à la physique comme à la littérature ou au théâtre. A vingt ans, c’est pourtant une toute autre voie qu’il emprunte. En effet, il quitte l’université qui n’est pas faite pour lui et, de 1962 à 1965 Garrett Brown se lance dans la musique et devient chanteur de folk. Il fera des centaines de concerts durant trois ans et sortira un album chez MGM. Mais, comme il le dit lui-même en riant, l’arrivée des Beatles lui fera jeter l’éponge et mettra fin à sa carrière. Il se met alors à écrire des nouvelles mais ne parvient pas à en vivre. Attiré par le cinéma, il va lire tous les ouvrages consacrés au 7ème Art qui se trouvent à la bibliothèque de Philadelphie et se passionne pour la technique.
D’abord engagé par une maison de publicité pour écrire, produire et réaliser des spots publicitaires, il va très rapidement monter sa propre compagnie en transformant une vieille grange en studio et en récupérant du vieux matériel. Il multiplie alors les documentaires et les publicités mais n’est pas satisfait des possibilités limités du matériel existant :
« Je voulais pouvoir marcher ou courir avec ma caméra sans rails de travelling et que le rendu soit doux, pur, stable. Si quelque chose n’existe pas, il faut simplement l’inventer… Cela m’a pris deux ans. […] Ma caméra pesait 4 kg et je devais la mettre sur une Dolly de 300 kg absurdement lourde à manier. Sinon, il fallait utiliser la caméra portée : alors comment faire cesser les secousses dues au fait que la main n’est pas assez forte ? […] Le point d’équilibre était situé à l’intérieur de la caméra : j’ai compris qu’il fallait le sortir pour isoler la caméra dans l’espace » Garrett Brown.
En 1972, à la suite d’une demande pour un film publicitaire qui nécessitait un travelling sur deux étages, Garrett Brown est confronté aux contraintes techniques du matériel. Il a alors investi 50 000 dollars et passé deux années à élaborer son invention révolutionnaire. Il commence par prendre une perche horizontale avec à son extrémité une caméra 16 mm et à l’autre, la batterie pour faire office de contrepoids et créer ainsi un système de stabilisation. S’inspirant d’un bras de lampe d’architecte, Brown ajoute ensuite un bras à ressort ainsi qu’un harnais corporel qui permet à la caméra d’être désolidarisée du corps du technicien qui l’utilise et ainsi d’absorber les déplacements chaotiques. Afin de permettre de mieux cadrer, Brown va fixer à l’ensemble un moniteur qui reprend la visée de la caméra. Avec son invention, Brown peut donc marcher ou courir, monter ou descendre un escalier tout en gardant un cadre stable et réaliser des panoramiques ainsi que des travellings verticaux et horizontaux sans avoir recours à une machinerie lourde (rails, chariots,…).
En 1974, munit de son « bras » articulé en acier sûr et agile, il filme une série de plans incroyables dont celui avec sa femme qui monte les marches devenues célèbres du musée de Philadelphie tout en l’accompagnant dans sa course, sans savoir que celui-ci inspirerait directement celui de Rocky, et fait visionner sa démo aux producteurs. Ce sera un succès. Le 16 septembre 1974, Garrett Brown dépose un brevet d’invention aux Etats-Unis pour son nouveau système de stabilisation de caméra portée : le Steadicam.
Après avoir été beaucoup utilisé dans la publicité, il fera son apparition remarquée dans le cinéma en 1976 sur le tournage de En Route pour la Gloire (Bound For Glory, 1976) de Hal Ashby avec David Carradine, Melinda Dillon, Ronny Cox, Gail Strickland et Randy Quaid où Garrett Brown tourne lui-même un incroyable plan-séquence. Suivront Marathon Man (1976) de John Schlesinger avec Dustin Hoffman, Laurence Olivier, Roy Scheider, William Devane et Marthe Keller, et bien évidemment, Rocky (1976) de John G. Avildsen avec Sylvester Stallone, Talia Shire, Burt Young, Carl Weathers et Burgess Meredith. C’est Garrett Brown lui-même qui, en accompagnant Sylvester Stallone sur le ring et les fameuses marches du musée de Philadelphie, fait découvrir l’acteur, et dans le même temps son invention, au grand public. L’invention fait également son arrivée et est utilisée en France la même année.
Permettant des travellings, des déplacements et des mouvements fluides aussi bien sur des terrains accidentés que pour tourner des plans séquences ou des scènes d’actions, le Steadicam colle véritablement à l’action qu’il filme. De plus, contrairement à la Dolly, le Steadicam est étroit et peut donc se glisser de manière discrète au milieu des acteurs en évitant ainsi plus facilement les regards caméra. Le Steadicam répond au rêve de beaucoup de cinéastes de pouvoir se fondre avec la caméra et ne former plus qu’un. Devenir un homme-machine, un homme-caméra. Seul inconvénient, le maniement de l’appareil, qui tout équipé peut peser jusqu’à 40 kg., demande donc une certaine force physique ainsi qu’une bonne expérimentation. L’opérateur doit faire corps avec sa caméra. Car ne l’oublions pas, si le Steadicam est un instrument, celui-ci ne vaut que par la valeur du technicien qui l’utilise et par celle du chef d’orchestre qui le dirige.
Perfectionniste, précis et attaché aux travellings et déplacements dans l’espace, Stanley Kubrick s’empare de cette invention et s’offre les services de Garrett Brown sur le tournage de Shining en 1980. Comme peuvent en témoigner par exemple les scènes de l’enfant parcourant sur son tricycle les couloirs interminables de l’hôtel Overlook ou encore du labyrinthe enneigé, le cinéaste en a fait une utilisation magistrale. Pour Garrett Brown, encore aujourd’hui, Shining reste l’une de ses plus belles expériences de tournage :
« J’ai tourné tous les plans en mouvement du film. La scène du labyrinthe nous a pris trois mois ! Kubrick faisait régulièrement entre 40 et 70 prises, mais pour moi c’était comme une école de cinéma avec le plus grand des professeurs…[…] C’était difficile, car nous avions de la neige synthétique, 900 tonnes de sel dans le labyrinthe et avec les projecteurs il régnait une température insoutenable, près de 40°. Et je ne vous parle pas des gars qui avaient les plans du labyrinthe pour pouvoir nous en faire sortir entre les prises ou en fin de journée. Pour les scènes où la caméra suit Danny sur son tricycle dans l’hôtel Overlook, Stanley a fait construire un fauteuil roulant, un kart, et je m’y installais avec le caméraman Doug Milsome et l’objectif du Steadicam au ras du sol. Il fallait suivre Danny car il était incroyablement rapide. Il a épuisé pas mal de techniciens. Le micro était sur le Steadicam et a capté ce fameux son qui fait toute la puissance de la scène. Ensuite, quand nous avons vu les rushs, c’était extraordinaire. Il y a avait l’alternance du bruit des roues sur les tapis et le parquet. Et ça, personne ne l’avait anticipé… Stan était tellement enthousiaste. » Garrett Brown
Avant d’être évidemment pratique et technique notamment pour son gain de temps et d’argent, le véritable gain du Steadicam est avant tout artistique. Telle une musique visuelle, grâce à cet instrument, la prise de vue permet des mouvements qui correspondent non seulement aux sensibilités et aux sentiments des personnages des films mais aussi à celles et ceux des cinéastes et bien évidemment à celles et ceux qu’ils veulent toucher et provoquer chez le spectateur. Grace à cet instrument, la prise de vue et donc la mise en scène deviennent plus subtiles et raffinées. Le Steadicam est l’exemple parfait de la Technique au service de l’Art.
De Hal Ashby à Brian De Palma en passant par Stanley Kubrick, Martin Scorsese, Steven Spielberg, Georges Lucas, Francis Ford Coppola, John Schlesinger, Jonathan Demme, Sydney Lumet ou encore Terrence Malick, les plus grands cinéastes ont tous utilisé le Steadicam de Garrett Brown pour tourner leurs plus grands films et réaliser des plans, des scènes et des séquences inoubliables d’une incroyable et parfaite fluidité. Depuis, l’invention est pratiquement utilisée sur tous les tournages. Elle est devenue, au même titre que la Dolly ou la Louma, partie intégrante de la machinerie cinématographique. Incontestablement autant artiste que technicien, l’inventeur génial à lui-même participé au tournage de près d’une centaine de films.
Avec le développement des caméras HD présentes sur le marché, le nom « Steadicam » est devenu un terme générique désignant tous les stabilisateurs de mouvement mais The Tiffen Company, le premier fabricant du Steadicam original, continue à produire des modèles très haut de gamme. Si aujourd’hui Garrett Brown a cessé de travailler sur les plateaux de tournages, il n’a en revanche pas arrêté d’inventer et de perfectionner son matériel afin de rendre la caméra toujours plus fluide et libre dans les airs comme sous les eaux. On lui doit entre autres le FlyCam, le SuperFlyCam, le SkyCam, système télécommandé supportant une caméra « volante » à l’aide de câbles utilisé principalement pour les vues aériennes des matchs de football, le DiveCam et le MobyCam pour suivre et filmer les plongeurs même sous l’eau. Encore récemment, Brown vient de mettre au point un Steadicam pour smartphone surnommé The Volt.
Alors qu’aujourd’hui tout est fait en images de synthèse avec les acteurs sur fond vert, Brown filmait sur les escaliers du musée de Philadelphie et sur le ring pour les combats dans Rocky, dans la forêt pour la poursuite en speeder bike dans Le Retour du Jedi (Star Wars: Episode VI – Return of the Jedi, 1983) ou encore au Sri Lanka pour la scène du pont suspendu dans Indiana Jones et le Temple Maudit (Indiana Jones and the Temple of Doom, 1984). Accumulant les films et les collaborations prestigieuses, Garrett Brown a filmé lui-même les plus belles scènes devenues cultes et séquences emblématiques des chefs-d’œuvre des dernières décennies de l’histoire du cinéma. Quand on lui demande quels sont pour lui les films avec les plus beaux plans filmés au Steadicam sur lesquels il n’a pas travaillé, il cite avec autant de plaisir que d’admiration des cinéastes comme Martin Scorsese avec Casino (1995), Brian De Palma avec L’Impasse (Carlito’s Way, 1993) ) ou encore Paul Thomas Anderson avec Boogie Nights (1997).
Avec le Steadicam, Garrett Brown n’a pas seulement révolutionné la façon de filmer, il a révolutionné le cinéma tout entier. Toutes proportions gardées, comme ont pu l’être l’apparition du son ou encore de la couleur, le Steadicam a révolutionné l’esthétique cinématographique.
Steve Le Nedelec
A lire : Les films de Garrett Brown
Garrett Brown – L’inventeur du Steadicam – Invité d’honneur – Toute la mémoire du monde – 7ème édition – Festival International du Film Restauré – Du 13 au 17 mars 2019 à La Cinémathèque Française et « Hors les murs ».