Une patrouille de quatre soldats : le lieutenant Corby (Kenneth Harp), Fletcher (Stephen Coit), Mac (Frank Silvera) et le jeune Sidney (Paul Mazursky) se retrouvent piéger derrière les lignes ennemies. Leur avion s’est écrasé. Traqués, ils n’ont plus qu’un but : regagner leurs lignes. Tirailler par la peur et la faim, la progression de la patrouille dans la forêt s’avère difficile. Dans une clairière, ils tombent sur une cabane où deux soldats ennemis se restaurent…
Contrairement à ce qui a été dit et écrit un peu partout, Stanley Kubrick n’a pas cherché à effacer de sa filmographie Fear and Desire. Pour preuve, Michel Ciment dès la première édition de son Kubrick en 1980, le comptabilise comme le premier film du cinéaste. Kubrick lui fournit même plusieurs photos dont celle célèbre de Stanley Kubrick avec son équipe (13 personnes en tout, ne manquent que l’actrice, Virginia Leith et une figurante). Kubrick ayant toujours nourri les fantasmes les plus délirants, pendant longtemps, on a pu lire qu’il avait détruit le négatif à la mort de Joseph Burstyn, son distributeur. Une légende parmi d’autres, de la réapparition du film dans un stock de négatifs à Porto Rico (!) jusqu’à sa détention par la mafia italienne !
Stanley Kubrick considéré le film comme un brouillon, un film amateur sans grand intérêt. Jugement plus que sévère, car Fear and Desire se révèle plus qu’intéressant. Il va sans dire qu’il s’agit d’une œuvre de jeunesse faite avec la fougue et la passion d’un jeune homme de 24 ans. Kubrick se passionne très tôt pour le cinéma, il voit plusieurs films par jour, dans les salles commerciales et d’art de New York, tout en suivant des cours à la Columbia Université comme auditeur libre. Grand lecteur de la littérature contemporaine et classique, Kubrick s’intéresse aussi aux écrits des grands théoriciens du cinéma et en particulier aux Soviétiques. Avec Fear and Desire, Kubrick va faire ses universités.
Malgré son jeune âge, Kubrick connaît parfaitement la photographie. Pour ses treize ans, son père lui avait offert un appareil photo, un Graflex. Rapidement, il arpente les rues de New York, appareil photo en bandoulière. Ses photos sont reprises par Look, qui finit par l’embaucher. Pendant quatre ans, il fournit photos et reportages au grand magazine. Années d’apprentissage pendant lesquelles Kubrick gagne en confiance et en maîtrise de la composition, du cadre et dans l’utilisation des objectifs. Il se lance pour la première fois dans l’image animée avec deux courts-métrages documentaires : Flying Padre (1951) et Day of the Fight (1951). La RKO les achète pour les distribuer en avant-programmes dans les cinémas.
Kubrick passe à l’échelon supérieur en mettant en production son premier long-métrage de manière totalement indépendante ce qui en 1952 n’est pas chose courante. Le scénario de Fear and Desire est de Howard Sackler, un camarade de classe. Howard Sackler écrira très peu pour le cinéma. En tant que dramaturge, il est connu pour la pièce The Great White Hope (1967) que Martin Ritt porte à l’écran en 1970 sous le titre en France de L’insurgé avec James Earl Jones et Jane Alexander. L’histoire d’un amour interraciale entre un boxeur noir et une femme blanche. Sackler est à la base du monologue mythique de Quint (Robert Shaw) sur le naufrage du USS Indianapolis dans Les Dents de la mer (Jaws, 1975). Sackler écrit la première monture de ce fameux monologue que renforcera John Milius. Moment mémorable du film de Steve Spielberg, qui vaudra à Sackler de se consacrer à l’écriture des Dents de la mer 2 (Jaws II, 1978) avec Carl Gottlieb. Sackler cosigne aussi le superbe Jack le magnifique (Saint Jack, 1979) de Peter Bogdanovitch.
Kubrick et Sackler travaillent le scénario jusqu’à obtenir un script assez conséquent. Kubrick se met en chasse du financement. Il réussit à convaincre des amis, son père et son oncle, Martin Perveler, d’investir dans le film. La somme récupérée permet à Kubrick de lancer le tournage. Il est aidé par sa première femme, la danseuse, Toba (Metz) Kubrick, qui se charge avec lui, du casting et des répétitions. Les cinq acteurs sélectionnés n’ont pas beaucoup voire aucune expérience du cinéma. Le nombre de rôles étant plus important que le nombre d’acteurs, Kenneth Harp et Stephen Coit incarnent deux personnages.
Frank Silvera a déjà une petite expérience derrière lui, dont un petit rôle dans Viva Zapata ! (1952) d’Elia Kazan, cinéaste qu’admire Stanley Kubrick. Silvera est un Afro-américain à la peau blanche. Particularité qui lui permettra d’incarner un grand nombre de personnages typés et plus particulièrement des Mexicains dans les décennies qui suivront. Kubrick le dirige à nouveau dans son film suivant Le Baiser du tueur (Killer’s Kiss, 1955). Frank Silvera aura une belle et longue carrière de second rôle à la télévision et sera dirigé au cinéma par George Cukor (Le diablesse en collant rose), Lewis Milestone (Les révoltés du Bounty), George Roy Hill (Le Tumulte), George Stevens (La plus grande histoire jamais contée), Sidney J. Fury (L’homme de la Sierra), Martin Ritt (Hombre), Roger Corman (L’Affaire Al Capone), Richard Fleischer (Che), etc.
Paul Mazursky est un jeune acteur du off Broadway sans expérience cinématographique. Kubrick lui donne sa première chance. Mazursky est convaincant en jeune déphasé par les horreurs de la guerre. Il poursuivra une carrière d’acteur avant de passer à la réalisation. Il connaît son premier succès avec Bob et Carol et Ted et Alice (1969) comédiesur les désarrois sexuels de deux couples incarner par Robert Culp, Natalie Wood, Elliot Gould et Dyan Cannon. D’autres succès publics et critiques jalonnent sa filmographie dont Une femme libre (An Unmarried Woman, 1978) pour lequel Jill Clayburgh remporte le prix d’interprétation à Cannes.
Fear and Desire est aussi le premier film de Kenneth Harp d’une carrière qu’il poursuivra à la télévision. Steve Coit avait déjà quelques participations à des séries TV quand Kubrick l’engage. Coit, est un acteur apprécié de la télévision. On le retrouve dans tous les genres, comédie, policier, western, etc. Des Incorruptibles à La petite maison dans la prairie en passant par Super Jaimie, Le riche et le pauvre, Bonanza et bien d’autres. Par contre peu de longs-métrages au cours de la carrière, une petite apparition en Père Noël dans L’Arrangement (The Arrangement, 1969) d’Elia Kazan et en flic dans Le Privé (The Long Goodbye, 1973) de Robert Altman.
Virginia Leitch incarne l’unique rôle féminin important du film pour sa première apparition à l’écran. Pas un mot, mais la séquence la plus marquante du film. Leitch est une ex-mannequin, pendant un moment la petite amie de Marlon Brando. Repérée par des talents scouts, Leitch est prise sous contrat à la 20th Century Fox.
Elle est renversante dans le superbe polar de Richard Fleischer, Les Inconnus dans la ville (Violent Saturday, 1955). Le studio ne lui donne que quelques seconds rôles entre autres dans Je reviens de l’enfer (Toward the Unknown, 1956) de Melvin LeRoy avec William Holden. Finalement, la Fox ne renouvelle pas son contrat. Elle se tourne vers la télévision avant de mettre un terme à sa carrière après un sympathique nanar de science-fiction Le Cerveau qui ne voulait pas mourir (The Brain That Wouldn’t Die, 1962) afin de se consacrer à son mari, l’acteur, Donald Harron. Après son divorce, Virgina Leitch reprend le chemin des studios. En 1977, Virginia Leitch obtient des rôles dans Baretta, Starsky et Hutch, Sergent Anderson. Trois petites années de séries et d’unitaires TV, avant d’arrêter définitivement. Virginia Leitch est décédée en 2019 à l’âge de 94 ans.
Le budget de Fear and Desire étant extrêmement serré, Kubrick se charge de la photographie. La petite équipe s’envole pour la Californie où doit se dérouler le tournage dans les montagnes de San Gabriel près de Los Angeles. Choix pratique, car l’hiver est rude à New York. Sur place, Kubrick, engage trois Mexicains à la régie. Pour des raisons d’économie, il tourne en muet, en faisant dire les dialogues aux acteurs afin de pouvoir caler par la suite leur voix en postsynchronisation. Il retourna à New York et monte le film. La post-production s’avère plus onéreuse que prévue et cette phase s’étend sur plusieurs mois. Kubrick propose le film aux Majors qui décline la proposition. Joseph Burstyn, distributeur de films art et essai tombe sous le charme de Fear and Desire et le sort en salles. L’accueil critique est bon. Le talent du jeune cinéaste est salué, mais le film ne rencontre pas de succès public. Ce premier essai, quoique artistiquement raté aux yeux de Kubrick, le conforte dans l’idée de poursuivre dans le cinéma.
Kubrick considéré, à juste titre, qu’une des grandes erreurs est de ne pas avoir situé la guerre évoquée dans le film. En 1952, les Etats-Unis sont en pleine guerre de Corée, mais Fear and Desire ne parle pas d’une guerre en particulier. Les costumes évoquent vaguement ceux de la Seconde Guerre mondiale. On trouve dans le film une dimension littéraire prégnante qui rappelle un certain style de films de guerre comme Le Commando de la mort (A Walk in the Sun, 1945) de Lewis Milestone.
On sent dans la mise en scène de Kubrick ses influences comme l’utilisation de personnages figés afin d’utiliser un montage attractif à la Eisenstein, mais aussi des fulgurances et des associations d’images dans l’esprit surréaliste d’un Buñuel (lors de l’exploitation du film, le distributeur inspiré, le propose en double programme avec L’Enjôleuse (El Bruto, 1954) de Luis Buñuel, justement). La représentation de la violence, en particulier le massacre dans la cabane, est surprenante. Kubrick visualise avec une grande force la brutalité de la mort en la combinant avec des éclats de nourriture.
Petit à petit, Kubrick instaure une ambiance de mort que l’on finit par se demander si les soldats ne sont pas des fantômes. Sentiment renforcé par la très belle séquence finale dans le brouillard. Dans ce climat de terreur, un rayon de lumière troue la peur qui enserre la patrouille. Trois femmes dans une rivière, instant (rêvé, peut-être) de beauté et d’harmonie avec la nature. L’une des jeunes filles tombe entre les mains des soldats. Que faire ? Ils l’attachent à un arbre et la laissent seule sous la surveillance du plus jeune, Sidney. La peur et le désir le tenaillent. Tout se mélange dans sa tête. Il se persuade que la fille est amoureuse de lui. Perception totalement altérée, assemblage de fantasmes et de réalité. Cette séquence troublante détonne dans un film (de guerre) de l’époque.
Fear and Desire est plus qu’un petit film de guerre, les premiers pas d’un des géants de l’histoire du cinéma.
Fernand Garcia
Fear and Desire est édité pour la première fois en Blu-ray (combo DVD) master restauré en haute-définition par Éléphant Films dans sa collection Cinéma Master Class (La collection des maîtres). En complément une longue présentation du film par Nachiketas Wignesan (29 minutes). La bande-annonce de Fear and Desire (1,29) et enfin, les bandes-annonces des autres films de la collection (Les Anges de l’enfer, A l’ouest rien de nouveau, Les cinq secrets du désert et Pour qui sonne le glas).
Fear and Desire un film de Stanley Kubrick avec Frank Silvera, Paul Mazursky Kenneth Harp, Steve Coit, Virginia Leitch… Scénario : Howard Sackler (et Stanley Kubrick). Photographie et Montage : Stanley Kubrick. Décors : Herbert Lebowitz. Musique : Gerald Fried. Producteur associé : Martin Perveler. Poducteur : Stanley Kubrick. Production : Stanley Kubrick Productions. Etats-Unis. 1952. 62 minutes. Noir et blanc. Format image : 1,37 :1. Son : Version originale avec ou sans-titres français. DTS-HD 2.0. Tous Publics.