Fantasmes (Bedazzled, 1968) est un film de Stanley Donen méconnu du grand public et qui pourtant mérite d’être redécouvert.
Fantasmes reflète parfaitement l’époque révolutionnaire des années soixante du « Swinging London », terme appliqué au mouvement culturel des jeunes Londoniens. A cette période sont davantage associés des films tels que Le Knack… et comment l’avoir… (The Knack …and How to Get It) de Richard Lester (1965) ou Blow up de Michelangelo Antonioni (1966) longs métrages dont le sujet s’attarde également sur la séduction.
Stanley Donen est plutôt connu comme auteur de comédies musicales, à la mise en scène somptueuse, garnies des chorégraphies de génie comme dans Chantons sous la pluie (Singing in the Rain, 1952) et pour avoir signé des comédies sophistiquées comme Charade (1963) ou Arabesque (1966). Il avait dirigé une flopée d’artistes de renom : Audrey Hepburn, Gene Kelly, Frank Sinatra, Gregory Peck, Sophia Loren, Fred Astaire ou Cary Grant pour n’en citer que quelques-uns. Quand Donen rencontre Peter Cook et Dudley Moore, deux immenses comiques anglais, figures emblématiques du boom des comédies anglaises des années 60, il a déjà un scénario constitué de sketchs et basé sur la thématique de Faust. La version finale du film s’éloigne de la forme épisodique employée lorsqu’ils travaillaient pour la BBC (Beyond the Fringe, 1961). Elle tisse l’histoire d’un loser, Stanley Moon (Dudley Moore), employé d’un fast-food, désespérément amoureux de l’arrogante et inaccessible serveuse Margaret Spencer, jouée par la chétive Eleanor Bron, dont les traits de visage affichent une mélancolie. Au moment où Stanley tente de se suicider, le diable George Spiggott (Peter Cook) lui propose de réaliser sept vœux en échange de son âme.
La forme du jeu dialectique, avec échange de questions – réponses entre Peter Cook et Dudley Moore vient des « Dagenham dialogues » nés dans leur émission de télévision Not Only… But Also, dialogues qui ont acquis une énorme popularité dans le pays. Dans Fantasmes, Peter Cook incarne un imperturbable personnage diabolique, au caractère aristocratique, toujours plus malin que sa victime Dudley Moore, représentant de la classe ouvrière pris au piège en permanence. Le duo se lance dans des discussions remplies de jeux de mots, de calembours, de sous-entendus, de mots d’esprits en changeant les accents et les manières propres à leur classe ou statut social selon les fantasmes.
« Bedazzled », le titre anglais du film, a plusieurs significations. Parfait pour décrire toute la folie bouillonnante du film. Le premier sens insuffle le terme d’aveuglement par une forte lumière jusqu’à la confusion, ce qui explique la cécité du personnage de Dudley Moore, dupé par le diable. L’aveuglement accompagne également le troisième vœu, parodie de l’émission Top of the Pop, lorsque Stanley devient le chanteur pop adulé par une ribambelle de filles fanatiques et surtout par sa préférée, Margaret. Pourtant le diable est toujours plus fort, surtout quand il est dans la peau du Repoussoir accompagné par des filles vampiriques, chantant comme des sirènes « Bedazzled » à l’instar de Syd Barrett, grand artiste du mouvement psychédélique. A travers ce passage, c’est également un point de vue critique sur la télévision de l’époque qui s’exprime. Le deuxième sens du titre anglais est celui de l’enchantement, un enchantement qui emporte tout simplement le spectateur.
La vision assez pessimiste de la société, incarnée par le duo Pete n’ Dud n’est pas très éloignée de celle de Stanley Donen. Ayant souffert du système coercitif hollywoodien, le réalisateur met ici toute son imagination à l’œuvre à l’encontre la religion et des normes existantes, comme de fut le cas dans Arabesque où l’affriolante Sophia Loren, qui tienait le rôle d’une espionne, essayait d’obtenir d’un soldat anglais impassible une faveur : se déplacer de quelques centimètres pour récupérer un papier de bonbon contenant un idéogramme secret. Pour justifier l’immobilité du soldat, Gregory Peck n’avait pas hésité à dire : « On est les victimes de l’establishment ».
La satire de Fantasmes dirigée contre la conventionnelle piété puritaine, est acerbe et sèche. Elle est discrète et prononcée avec l’élégance de la politesse anglaise, renvoyant le public au rire sans l’y forcer. Stanley Donen s’est beaucoup inspiré de l’œuvre Mere Christianity de C. S. Lewis, un apologiste chrétien ; cet ouvrage était parmi les livres évangéliques les plus influents. Le réalisateur met en scène les sept péchés capitaux : la Paresse qui daigne à peine rédiger un contrat à cause de la base salariale en vigueur en enfer, explique le diable ; la Vanité qui ne se sépare jamais de son miroir même s’il empêche de voir son chemin. La Gourmandise n’arrête pas de manger avec l’Avarice qui surveille chaque sou dépensé même pour des broutilles. Quant à la Luxure, elle est jouée par la séduisante Raquel Welch, qui propose des jus de fruits, en faisant des suggestions au second degré très explicites. La Colère, habillée en T-shirt « Make War not Love », surveille les portes de l’enfer – un bar en rouge, style début époque IIIème Reich. L’Envie, elle, revêt les traits d’un homosexuel se plaignant du manque d’attention.
L’inventivité, le surréalisme et la grosse dose d’humour du sixième vœu (en fait, le dernier car le premier vœu-test a été compté) des sœurs sauteuses de Beryl évoque déjà le style de la troupe des célébrissimes comiques : les Monty Python, issus de la série télévisée Monty Python’s Flying Circus. « Sautons au nom de Beryl » chante George, habillé en Grande Sœur aux chaussettes rouges pimpantes, dont le port est strictement interdit dans les écoles britanniques. C’est un scénario qui fonctionne sur le mode de la destruction, avec ses deux antihéros et sur la désacralisation des valeurs consensuelles. Le mélange des styles de l’humour british de Peter et Dudley et de la comédie classique de Stanley Donen, lui-même inspiré par ses précurseurs – Billy Wilder, Franck Capra, Howard Hawks, Preston Sturges – est complètement explosif ! Certainement le film le plus original de Stanley Donen !
Rita Bukauskaite
Fantasmes (Bedazzled) un film de Stanley Donen. Avec Dudley Moore, Peter Cook, Raquel Welch, Eleonor Bron, Alba, Michael Bates. Robert Russell. Scénario : Peter Cook et Dudley Moore. Photo : Austin Dempster. Musique : Dudley Moore. Producteur : Stanley Donen. Production : Stanley Donen Production – 20th Century Fox. 1967 Grande-Bretagne. Couleur. Scope. 103 mn.
Edition DVD Carlotta.